Adnan Tanriverdi (au premier plan), fondateur du groupe paramilitaire SADAT, assiste à une réunion de sécurité de haut niveau présidée par le président turc Recep Tayyip Erdogan dont il était à l'époque le conseiller sur les questions de sécurité.

Les opérations criminelles visant le mouvement de libération kurde ont été introduites comme un nouveau concept au début des années 1980. La criminalisation du PKK par les États européens a encouragé ces plans de l’État turc.

L’Allemagne est le premier État à avoir qualifié le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) d’ « organisation terroriste » en 1985. Lorsque un an plus tard, le 28 février 1986, le premier ministre suédois de l’époque, Olof Palme, a été assassiné alors qu’il sortait du cinéma avec son épouse, le crime a été délibérément attribué au PKK. La lutte du peuple kurde pour son autodétermination a ainsi été criminalisée dans le monde entier et une chasse aux sorcières a été lancée contre les militants kurdes.

Olof Palme, ancien premier ministre suédois assassiné en 1985

Pourtant, il était clair dès le début qu’Olof Palme avait été victime d’une profonde conspiration. Le mouvement kurde avait alors pointé du doigt le Gladio et divers services secrets. Lorsque le principal suspect dans cette affaire est décédé 34 ans plus tard, les autorités judiciaires ont définitivement classé le dossier, reconnaissant que le PKK n’avait rien à voir avec le meurtre de Palme. À plusieurs reprises, les dirigeants du mouvement kurde ont demandé des excuses au gouvernement suédois pour l’avoir accusé sans aucun fondement.

TENTATIVES D’ASSASSINAT CONTRE DES DIRIGEANTS KURDES AU DANEMARK

La Turquie a recommencé à envoyer des escadrons d’assassins en Europe  à partir du début des années 1990. İmdat Yılmaz, immigré au Danemark depuis 1978 et président de la Fédération des associations kurdes l’époque, a été visé en 1994 par une tentative d’assassinat commanditée par les services secrets turcs (MIT). Yılmaz a été attaqué alors qu’il quittait son domicile le 7 février. L’agresseur a tiré toutes les balles de son arme sur Yilmaz. Suivant la piste d’un prétendu « conflit interne au sein du PKK », la police danoise a l’association kurde et arrêté plusieurs militants. Malgré les pressions exercées par la police qui cherchait à étayer sa thèse, Yılmaz, qui a survécu à ses blessures, a clairement indiqué que l’assassinat était l’œuvre des services secrets turcs. L’affaire a été classée sans enquête sérieuse. Cependant, le service de renseignement danois PET connaissait l’auteur de l’attentat. L’agresseur était un certain Sabah Ketene, qui se rendait souvent à l’ « Association culturelle des Turkmènes irakiens » à Copenhague et était porteur d’un passeport diplomatique turc.

Dans son article publié dans le quotidien Hürriyet du 11 juin 2006, le journaliste nationaliste turc Emin Çölaşan déclare avoir connu Ketene sous le nom de « Héros ». Tout en décrivant comment son « héros » Sabah Ketene a perpétré la tentative d’assassinat au Danemark, Çölaşan a attiré l’attention sur le fait qu’il avait réalisé cette attaque en tant que fonctionnaire d’État. Plusieurs années après, il faisait l’éloge du membre du MIT Sabah Ketene dans le journal Sözcü daté du 2 juillet 2019, cette fois, sous le titre de « Héros turkmène ». Tout en écrivant qu’il avait rencontré Ketene avant sa mort, il indiquait : « Il était membre du MIT et avait fait beaucoup de travaux, notamment à l’étranger. Il était à la fois un agent de renseignement et chef d’une des équipes de tueurs déguisés. »

Citant Ketene, le journaliste poursuivait: « Quand on nous confie une mission dans un pays, nous y allons séparément et nous nous retrouvons là-bas. Nous avons fait une descente dans l’immeuble où vivait un membre important du PKK dans la capitale d’un pays d’Europe occidentale. Nous l’avons coincé devant l’ascenseur et avons tiré au moins 10 balles sur lui. Nous sommes partis en pensant qu’il était mort. Mais l’homme avait sept vies. Il est resté en soins intensifs pendant six mois et a fini par se rétablir. Nous n’avons pas pu l’achever, mais il ne sera plus jamais le même. »

« NOUS AVONS FAIT EXPLOSER DES BOMBES À ATHÈNES« 

D’après l’article de Çölaşan, on peut comprendre que Sabah Ketene a commis de nombreux autres crimes en Europe : « Nous avons formé des équipes, organisé et commencé à brûler leurs forêts à la fois sur les îles grecques et sur le continent. Leurs si belles forêts ont été réduites en cendre… Des bombes ont également explosé dans certaines zones touristiques ! Nous avons même fait exploser quelques bombes dans le métro du Pirée à Athènes… »

Ketene, qui a également expliqué avoir mené une attaque à la bombe contre le PKK à Hewlêr (Erbil), la capitale de la région autonome du Sud-Kurdistan (Kurdistan irakien), a été tué à la suite d’une action armée dans cette même région en avril 2006.

LES ACTIVITÉS CRIMINELLES DE L’ÉTAT TURC EN EUROPE SOUS LE REGIME D’ERDOĞAN

La lutte pour le pouvoir et les nouveaux partenariats durant la transition du kémalisme à l’ère de Recep Tayyip Erdoğan ont révélé de nouvelles structures paramilitaires. À l’étranger notamment, les activités de renseignement, d’enlèvement et d’assassinat se sont intensifiées. Toutes les structures liées à l’État turc, qu’elles soient religieuses ou laïques, ont commencé à travailler comme des agences de renseignement. Les mosquées, les imams, les disciples des sectes, les nationalistes, les associations, les journalistes, les politiciens, les ambassadeurs et bien d’autres font partie de ce réseau de renseignements.

La première attaque majeure du gouvernement Erdogan à l’étranger a eu lieu à Paris le 9 janvier 2013. Sakine Cansız, cofondatric du PKK, Fidan Doğan, représentante du KNK à Paris, et Leyla Şaylemez, membre du mouvement de jeunesse kurde, ont été assassinées dans un attentat organisé par le MIT. Tous les indices de l’enquête ont montré que l’ordre venait d’Ankara.

LE NOUVEAU DISPOSITIF CRIMINEL PARAMILITAIRE : SADAT

Au cours des années suivantes, les attaques contre les Kurdes et les autres voix de l’opposition se sont multipliées, tant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger. De nouvelles structures paramilitaires sont entrées en jeu. Elles sont d’autant plus efficaces que désormais, les pouvoirs législatifs et judiciaires sont concentrés aux mains de l’exécutif qui contrôle l’armée, la police et les médias. L’une de ces structures est la société SADAT (Société de conseil en défense internationale), une organisation paramilitaire utilisée comme instrument de pression interne, et chargée par ailleurs de mener des opérations à l’étranger.

SADAT est mentionnée dans le dossier sur les tentatives d’assassinat de personnalités kurdes en Belgique et de la politicienne Berivan Aslan en Autriche. Adnan Tanriverdi, le chef de SADAT, s’est rendu à Paris avec Erdogan en 2018, au moment de la préparation de la tentative d’assassinat en Belgique. Son nom n’a pas été mentionné dans la délégation officielle. On ne sait pas quel type de réunions il a tenu lors de cette visite, ce qui a été discuté ou si des accords ont été conclus.

Adnan Tanriverdi, fondateur de la société militaire privée SADAT

Les informations révélées par l’enquête menée en Belgique montrent également les liens entre l’équipe d’assassins et SADAT. Dans le dossier, figurent des photos de membres de l’équipe d’assassinat avec Adnan Tanrıverdi. L’affaire de Bruxelles est considérée comme cruciale pour la mise en lumière et le jugement de ces structures obscures.

Mais qui est cet homme à la tête de SADAT? Tanriverdi était le conseiller personnel d’Erdogan. C’est un ancien soldat qui a été chef du département de guerre spéciale de l’état-major général et de l’organisation de défense civile de la République turque de Chypre du Nord (RTCN) pendant 30 ans. Il est actuellement chargé de cours à l’Académie militaire turque dont Hulusi Akar, le chef d’état-major turc, est l’un des étudiants.

La relation de Tanriverdi avec Erdogan remonte au moins à 1994. Après la « tentative de coup d’État » du 15 juillet 2016, Tanrıverdi a commencé à travailler en tant que conseiller principal du président sur les questions de sécurité. Il assisté à des sommets sur la sécurité au plus haut niveau de l’État.

À la suite des réactions suscitées par des propos qu’il avait tenus lors du 3e Congrès international de l’Union islamique qui s’est tenu à Istanbul en décembre 2019 – « Nous devons nous préparer à l’arrivée du Mahdi », avait-il dit -, Tanrıverdi a démissionné de ses fonctions à la fois de conseiller principal et de membre du Comité de sécurité et de politique étrangère le 8 janvier 2020.

SADAT, qu’il a fondée, a été officiellement enregistrée le 28 février 2012. À cette époque, elle comptait 23 officiers et sous-officiers à la retraite. Aujourd’hui, elle disposerait de 64 conseillers dans 22 pays musulmans, notamment au sein du gouvernement de Tripoli. SADAT, qui participe directement à l’entraînement des groupes armés en Syrie, peut facilement entrer dans les camps militaires turcs. De 2016 à 2018, elle a formé des groupes armés qui ont participé aux opérations d’invasion turque dans le nord de la Syrie. À l’intérieur du pays, SADAT est utilisée comme une milice politique armée. Elle possèderait des camps, notamment dans les provinces de Tokat et de Konya. La majeure partie des activités de SADAT reste cependant confidentielle.

La société militaire privée travaille en particulier pour la sécurité des gouvernements des pays musulmans. SADAT, qui fait office de médiateur entre les gouvernements en question et l’industrie de la défense turque, assure également la formation de l’infanterie, des forces spéciales, de la marine et des forces aériennes. Considérée comme un nouveau Gladio turc, elle gère les opérations à l’intérieur et à l’extérieur du pays. En d’autres termes, elle agit comme une structure parallèle du MIT.

De fait, le régime d’Erdogan a multiplié les menaces contre les dissidents en Europe grâce à ses structures paramilitaires. Désormais, ce ne sont pas seulement les Kurdes, mais toutes les voix actives de l’opposition qui sont visées.

SADAT est également mentionnée dans un article publié par le magazine français Le Point en septembre 2021 au sujet d’une tentative d’assassinat contre Berivan Aslan, ancienne députée autrichienne d’origine kurde. Bien que Feyyaz Öztürk, qui s’est avéré être un agent du MIT, ait avoué la tentative d’assassinat, au lieu de l’arrêter, l’Autriche a préféré s’en débarrasser en l’expulsant vers l’Italie, pays dont il est ressortissant. S’adressant au journaliste Guillaume Perrier du magazine Le Point, Öztürk a déclaré qu’une cellule secrète agissant pour le compte du MIT l’avait contacté en 2018, qu’en août 2020, il avait rencontré à Belgrade un dénommé « Uğur » qui lui avait confié la mission de tuer la politicienne autrichienne Berivan Aslan. 

En septembre 2020, Öztürk s’est rendu au siège des services de renseignement autrichiens (BVT) auxquels il a rapporté en détail la mission qui lui avait été confiée par la cellule secrète turque. Suite à ses aveux, il a été mis en examen pour « participation à des tentatives d’assassinat et relations avec des organisations criminelles ». Mais il a été soudainement libéré trois mois plus tard.

Selon le journaliste Guillaume Perrier, « après le putsch manqué du 15 juillet 2016, des purges ont été réalisées sur des milliers d’agents du renseignement soupçonnés de trahison. Pour combler le vide, l’État s’est appuyé sur des cellules nationalistes ou des groupes paramilitaires. La société de sécurité privée SADAT, fondée par un général islamiste, est ainsi devenue l’un des principaux sous-traitants du MIT dans ses opérations à l’étranger. »

L’ancien espion turc a précisé en outre avoir « vécu en France dans une planque du MIT, un appartement à Choisy, en plein quartier chinois ».