Le 12 janvier dernier, le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) organisait, avec le député LFI Frédéric Mathieu, un colloque à l’Assemblée nationale, intitulé « Devoir de Vérité et Justice, 10 ans après le féminicide des militantes kurdes Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez ». Nous publions ici l’intervention de l’analyste politique Nils Andersson au cours de la première table ronde consacrée au combat mené pour la vérité et la justice et aux évolutions de l’enquête judiciaire, qui était modérée par le vice-bâtonnier de Paris Vincent Nioré.

Mon objet n’est pas de juger la relativité du système judiciaire et pénal, la variabilité dans les décisions prises concernant l’état mental de l’auteur de faits criminels, les sinuosités pour qualifier d’acte « terroriste », un assassinat politique, l’opacité que recouvre la levée du « secret-défense », ou les sophismes utilisés pour déqualifier le racisme comme une idéologie ; des voix combien plus autorisées sont ici présentes pour le faire. Mais je voudrais aviser que, concernant les opérations « homo », acte terroriste qui consiste à commettre un assassinat ciblé sur le sol d’un pays étranger, qu’il s’agisse des défaillances judiciaires se rapportant à ces actes, du recours par un État à ces opérations, de connivences obligées entre services et officines ou de céder aux exigences d’un État violant le droit international et sa souveraineté, à chaque fois cela représente une perversion de l’État de droit, qu’il soit égalité de tous ou loi commune.

L’impunité systématique des « assassinats homo »

Il y a dix ans, impossible silence, Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez, trois militantes pour les droits et la liberté du peuple kurde et pour les droits des femmes, étaient assassinées en plein centre de Paris. Temps de l’instruction, années de procédure judiciaire, décès du prévenu, il n’y eut ni procès ni justice. Dix ans après, une nouvelle fois en plein centre de Paris, Emine Kara, Mîr Perwer et Abdurrahman Kizil, sont assassinésparce qu’ils étaient des militantes et militants kurdes, la justice sera-t-elle rendue ? 

L’absence d’action judiciaire constitue un premier manquement à l’État de droit. Errements et carences de la justice troublent d’autant plus que la liste est longue de crimes politiques commis en France pour lesquels elle n’a pas été rendue. On me permettra, sinistre chronologie, de rappeler les noms des victimes d’opérations homo commises sur le sol français, restées impunies depuis les années 1960 : Mehdi Ben Barka, fondateur de l’Union nationale des forces populaires au Maroc, Mario Bachand, militant du Front de Libération du Québec, Mahmoud Al Hamchari, représentant en France de l’Organisation de libération de la Palestine, Basil Al Kubeisi, membre du Comité central du Front populaire de libération de la Palestine, Mohammed Boudia, qui fut un ami, militant du FLN algérien et militant internationaliste pour la cause palestinienne, Outel Bono, opposant tchadien, Mahmoud Sâleh, également représentant de l’Organisation de Libération de la Palestine, Henri Curiel, lui aussi un ami, militant internationaliste avec les peuples algérien et palestinien, Jorge Cedron, cinéaste et militant contre la dictature argentine, Dulcie September, représentante de l’ANC sud-africaine en France, Ali André Mecili, dirigeant du Front des Forces Socialistes algérien, Atef Bsissou, membre du Conseil révolutionnaire du Fatah, Kandiah Perinpanathan, Kandiah Kesenthiran et Nadarajah Mathinthiran, responsables en Europe des Tigres de libération de l’Eelam tamoul et aussi vingt-cinq militants basques. Comme Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez, comme Emine Kara, Mîr Perwer et Abdurrahman Kizil, toutes et tous ont été victimes d’assassinats ciblés en France sans qu’il y ait eu de procès.

Pourquoi ces assassinats sans jugement interrogent-ils ? Les opérations « homo » ne s’improvisent pas, elles demandent des moyens d’État et une longue préparation depuis la phase d’approche et d’infiltration jusqu’à celle d’exécution et de repli. Comment penser que les dizaines de protagonistes des assassinats que j’ai rappelés n’ont jamais laissé de trace ? Comment comprendre qu’aucun coupable ou commanditaire n’a jamais été traduit devant un tribunal et jugé, ne serait-ce par contumace ? Une absence de justice qui signifie une seconde mort pour les victimes.

“Où est l’État de droit?”

Deux procès en Cour d’assises peuvent être cités lors desquels les assassins, à défaut de leurs commanditaires, ont été jugés et condamnés. Ce fut le cas pour les assassins de Chapour Bakhtiar, premier ministre du Chah d’Iran et de Redza Mazlouman, membre du gouvernement du même Chah d’Iran. Ces deux contre-exemples, plus qu’ils ne répondent à nos interrogations, introduisent un doute sur l’équité politique et idéologique de la justice, instance régalienne, selon que vous soyez un opposant ou que vous appartenez au pouvoir.

Cette réalité signifie une impunité des actes terroristes commis par des États ayant violé la souveraineté d’un autre État, qu’il s’agisse de la Turquie d’Erdogan, d’Israël, qui les inventorie ouvertement dans la Jewis Virtual Library, de l’Iran des ayatollahs, du Chili de Pinochet, mais aussi des grandes puissances qui y ont également toutes recours. Au-delà de la violation du droit international que sont les opérations homo, celles-ci demandent pour être menée bien des contacts, une collaboration entre services et officines, elles nécessitent d’agir dans les eaux troubles de réseaux barbouzes. Difficile de croire qu’il ne se crée pas des liens, une collusionentre services et donc entre États, aux risques de bafouer l’État de droit.

Où est l’État de droit quand une opération homo qui viole la souveraineté d’un État reste impunie ou quand, violant la souveraineté d’un État, est commis un assassinat ciblé au dehors de ses frontières ? C’est là un engrenage dont il convient d’entendre combien il participe à pervertir l’État. Concernant la France, lors de la guerre d’Algérie les opérations homo furent toujours niées, tant dans le cours des événements qu’après la guerre. François Hollande, transgressant ce « secret d’État », qui ne l’est que pour ceux qui ne veulent pas savoir, a reconnu le recours, dans le contexte des attentats salafistes, à des opérations homo en Syrie, en Irak et dans le Sahel. Selon ses dires, rapportés par des journalistes, il aurait donné son aval à quatre opérations, selon un autre à une quarantaine. Mais il y a les leçons de l’Histoire. Lors de la guerre d’Algérie, sous le couvert et l’appellation de « Main rouge », de nombreuses opérations « homo » furent menées en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Italie, au Maroc… Qui peut contester le fait que ces réseaux et leurs filières au sein de l’État, furent, en 1961, une composante active de la gangrène factieuse qui a failli faire sombrer la Cinquième République ?

“Céder à un État totalitaire, c’est s’abaisser à son niveau”

Autre renoncement à l’État de droit, quand un État cède aux demandes et aux pressions d’un régime de violence et de terreur. Ainsi, la Suède qui fut celle d’Olof Palme, se tenant au côté des mouvements de libération : le Vietnam, l’Algérie, la Palestine, dénonçant le fascisme en Espagne et au Chili, la ségrégation raciale en Afrique du Sud ou dans l’Alabama ; comme prix de son entrée dans l’OTAN, la Suède a, le 28 juin, signé avec Erdogan, un mémorandum par lequel elle s’engage à extrader en Turquie des Kurdes et des opposants turcs réfugiés sur son sol. Premier d’entre eux, Mahmut Tat, kurde exilé, a été expulsé de Suède vers la Turquie le 2 décembre, une extradition qui revient à une condamnation à mort dans les geôles du régime. Erdogan a lui-même mentionné dans la liste de personnes à extrader l’opposant Bülent Kenes. La Cour suprême s’y est jusqu’ici opposée. Le Premier ministre a déclaré que la Turquie « veut des choses que nous ne pouvons et ne voulons pas lui donner », mais la menace reste pour les militantes et militants kurdes, qui ne disposent pas de la nationalité suédoise ou d’autorisations de séjour, d’être remis aux autorités turques. Ce serait la honte de la Suède, mais aussi celle de tous les États qui font le silence sur cette ignominie. Céder à un État totalitaire, c’est non seulement lui accorder une légitimité, mais, accepter d’en être le complice, c’est s’abaisser au niveau de celui à qui on cède.

Oui, les défaillances judiciaires se rapportant aux assassinats ciblés, le recours par un État à des opérations « homo », les connivences qui se créent entre services dans leur conduite, le fait de céder aux exigences d’un État violant le droit international obéissent à une honteuse logique qui porte atteinte à l’État de droit.

L’Europe des peuples versus l’Europe des gouvernants

L’Europe a mal au peuple kurde, ce peuple ignoré, déchiré et balkanisé par le Traité de Lausanne dont la France est le dépositaire. L’Europe a mal au peuple kurde qu’elle laisse opprimer dans un système carcéral et tortionnaire, qu’elle abandonne sous les bombes de l’armée turque et sous la férule d’un régime, celui de la Turquie que le Tribunal permanent des peuples, dans un jugement rendu au sein même du parlement européen, reconnaît comme déniant au peuple kurde son droit à l’autodétermination et de commettre des crimes de guerre et des crimes d’État, en désignant précisément les assassinats ciblés et les exécutions extrajudiciaires perpétrés contre des militantes et militants kurdes dans Paris. L’Europe a mal au peuple kurde quand les gouvernements s’octroient le droit, comme à l’encontre d’autres peuples luttant pour leur liberté, de qualifier de « terroristes » ceux-là mêmes qui sont soumis à la terreur. L’Europe et le monde occidental ont mal au peuple kurde de Syrie et de Turquie quand ils les utilisent pour combattre et vaincre Daech et ensuite les trahissent et les abandonnent.

Mais cette Europe est celle de ses gouvernants dans laquelle les peuples ne peuvent se reconnaître. Il est de notre devoir citoyen d’être au côté du peuple kurde, d’en être solidaire dans sa lutte pour le respect de ses droits à l’autodétermination et pour le droit des femmes, d’exiger que soit retirée la qualification de « terrorisme », cette injure faite à sa lutte légitime, que cesse la répression et les actes de guerre contre les populations kurdes en Turquie et dans le Rojava, qu’ici, en France, le secret d’État, loi du silence ou dissimulation, soit levé pour Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez, ainsi que pour Emine Kara, Mîr Perwer et Abdurrahman Kizil, et que justice soit rendue.

Nils Andersson, éditeur et analyste politique 

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