La Turquie s’apprête à une nouvelle opération militaire dans le nord de la Syrie. Les États-Unis et la Russie ont déjà fait savoir qu’ils n’approuvent pas. Mais est-ce suffisant pour retenir Erdogan? La France reste silencieuse pour l’instant. Patrice Franceschi, écrivain et engagé auprès des Kurdes depuis le début de la guerre en Syrie (2011) nous explique pourquoi. 

Propos recueillis par Chris Den Hond  

Chris Den Hond: Comment interprétez-vous la nouvelle menace d’Erdogan de lancer une nouvelle opération militaire dans le nord de la Syrie? 

Patrice Franceschi: Il y a eu deux déclarations d’Erdogan. La première disait qu’il voulait s’emparer de 30 kilomètres de profondeur sur toute la longueur de la frontière entre la Turquie et la Syrie. Mais nos camarades militaires des Forces Démocratiques Syriennes FDS sur place nous rassuraient dans les jours qui suivaient en disant qu’ils ne constataient aucun surcroît de mouvement militaire de l’autre côté de la frontière, en Turquie. Dans un deuxième temps, Erdogan a dit qu’il voulait s’emparer étape par étape et qu’il allait d’abord s’emparer de la région ouest de Membij. Peu de temps après cette déclaration, il y a eu de lourds bombardements d’artillerie depuis la Turquie sur cette région ouest de Membij, puis ça s’est arrêté. Et depuis, plus trop de déclarations. Comment interpréter cela? Les États-Unis d’abord sûrement et la Russie ensuite l’ont calmé dans ses velléités de conflit, tout simplement parce qu’ils ont d’autres sujets de préoccupation avec l’Ukraine. Ils n’ont pas besoin d’avoir un autre feu dans le nord de la Syrie. Mais tout ça est très fragile et en fonction de ce qui se passe en Ukraine on peut craindre qu’un moment donné, ils ne lâchent la bride à Erdogan. De toute façon, Erdogan maintient d’une façon constante sa volonté de s’emparer de tout le nord de la Syrie et de le repeupler de tous les réfugiés arabes qui se trouvent chez lui. C’est l’objectif déclaré et il le tiendra. Donc Erdogan est pour l’instant tenu avec une rêne courte (VERIFIER) par les grandes puissances, mais cela risque d’être que momentané. De toutes façons, sur place, tout le monde s’attend à un quatrième coup de force. La seule question, c’est quand. Et cela dépendra des États-Unis en premier lieu. Ils veulent clairement  que ses alliés kurdes dans le nord de la Syrie ne soient pas éliminés, compte tenu de la menace de Daesh. Mais les États-Unis soutiennent les Kurdes d’une manière insuffisante. Ils leur tiennent juste la tête hors de l’eau sans vraiment leur permettre d’affronter autre chose que les djihadistes, c’est-à-dire la Turquie. Nos camarades ne sont pas vraiment libres de leurs choix compte tenu de la pression qu’ils subissent de tous les côtés, des grandes puissances, comme des puissances régionales, mais pour l’instant ils tiennent la route. 

CDH: Les États-Unis contrôlent l’espace aérien à l’est de l’Euphrate, mais à l’ouest de l’Euphrate (avec Membij et Tal Rifaat), c’est la Russie qui est maître de l’espace aérien. En 2018, la Russie a donné le feu vert à la Turquie pour envahir Afrin, mais aujourd’hui on voit mal pourquoi la Russie céderait encore plus du territoire syrien à la Turquie, non? 

Patrice Franceschi: La Russie considère que ce n’est pas le bon moment pour la Turquie d’enclencher une nouvelle opération militaire à l’ouest de l’Euphrate à cause de la guerre en Ukraine. Les Russes sont prudents. Ils ont compris au début de leur opération en Ukraine et dans le Donbass, qu’il ne faut pas éparpiller leurs forces. Ils préfèrent opérer étape par étape. Donc ils ont dit à Erdogan qu’ils ne veulent pas d’une opération militaire maintenant, mais sous-entendu, c’est provisoire. Poutine n’a pas envie d’ajouter des soucis. Il en a déjà assez avec l’Ukraine. 

DIPLOMATES CONTRE MILITAIRES FRANÇAIS

CDH: La France n’a pour l’instant pas réagi à la menace d’Erdogan de mener une nouvelle opération militaire dans le nord de la Syrie. Pourquoi ce silence

Patrice Franceschi: Effectivement, il n’y a pas eu un mot. On attendait quelque chose, on n’a rien eu. On pourrait dire qu’il y a eu les élections en France et cela a effectivement un peu joué. Mais il y a autre chose qui perdure: nos diplomates, et le plus haut niveau de notre diplomatie, restent fondamentalement pro-turcs. Sans cesse notre diplomatie répète: “Il faut bien donner quelques concessions à nos amis turcs, qui font partie de l’OTAN, donc ils sont nos vrais alliés, il faut comprendre leur problème de sécurité. Rappelez-vous qu’après tout, le PKK figure sur la liste des organisations terroristes. Le PYD n’est pas autre chose que la branche syrienne du PKK” et blablabla et blablabla. C’est le discours depuis le début de la diplomatie française, mais qui est contrecarré depuis le début par les militaires français qui disent l’inverse: “La Turquie est membre de l’OTAN, mais sur le terrain syrien, elle joue contre nos intérêts sécuritaires. Nos vrais alliés en Syrie sont les Kurdes. Ils sont remarquables et il faut les soutenir.” Et les militaires français arrivaient à contre-balancer en grande partie dans ces luttes internes le discours des diplomates. Mais depuis que la France a quasiment disparu du nord de la Syrie, – nous n’avons plus que quelques traces de soldats, si je peux dire – c’est le discours des diplomates qui est le plus prégnant et qui est pratiquement le seul que l’on entend. Donc les diplomates disent une fois de plus: “Ne disons rien et faisons quelques concessions avec la Turquie, après tout ce sont nos vrais alliés, regardez l’Ukraine”. C’est gênant. Nous avons une diplomatie qui n’a d’yeux que vers l’OTAN et ses alliés, donc la Turquie. 

CDH: Est-ce qu’il y a toujours ce clivage entre le Ministère français des Affaires étrangères et l’Élysée, avec le MAE pro-saoudien et pro-turc, et l’Élysée plus ouvert envers les Kurdes par exemple? Ce clivage existe toujours?

Patrice Franceschi: Le clivage existe toujours sauf qu’il y a une cellule diplomatique à l’Élysée qui permet de faire le lien entre le Ministère des Affaires étrangères et l’Élysée. Ce sont eux qui viennent souffler dans l’oreille du président le discours en faveur de la Turquie. Et comme les militaires français n’ont plus tellement droit à la parole suite à l’effacement militaire sur le terrain syrien, ce sont les diplomates qui dominent. Il n’y a pas de la part de l’Élysée un changement de braquet, donc il n’y a pas un abandon des Kurdes en faveur de la Turquie, mais par contre, quand Erdogan menace, la France ne dit plus rien. C’est le drame de la France. Nous avons une population en France qui très pro-kurde. Il y a un capital important de sympathie pour les Kurdes parmi toute la population en France, nous avons un ministère des Armées très pro-kurde, parce qu’ils ont combattu avec eux, ils savent leur valeur et ils savent où sont nos alliés et nos amis, et à côté de cela, il y a un petit groupe de gens, les diplomates, qui pensent l’inverse, mais qui ont une puissance corrosive importante.

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