En mars 2021, nous rencontrons Feleknas à la maison des dengbêj de Amed (Diyarbakir). Ouvert quand les partis kurdes gagnèrent la mairie, ce lieu a pour vocation de préserver la culture orale des dengbêj, les bardes kurdes qui chantent a capella la mémoire de leur peuple. Dans cet environnement très masculin, où les chants véhiculent parfois une version féodale et patriarcale des histoires kurdes, Feleknas est la seule dengbêj femme, et une des rares parmi eux à ne pas avoir peur d’affirmer haut et fort ses convictions. Ce qu’elle raconte du rapport des femmes aux dengbêjî évoque les chants de femmes pashtoune collecté par le poète Saïd Bahoddine Majrouh avant son assassinat par les talibans. Entretien avec une femme pour qui le chant est une lutte pour l’émancipation.
Qu’est-ce que le dengbêjî ?
Comment vous l’expliquer… Deng signifie « voix », bêj signifie « dire ». C’est-à-dire, si tu as une voix, alors tu chantes. Le dengbêjî est né naturellement. Les femmes, les mères kurdes, élèvent leurs enfants avec des dengbêjî et des lorîk.
Que représentent les dengbêjî pour les femmes ?
Pour les femmes, le dengbêjî était ce qu’il y avait de plus sacré, de plus important. Lorsque la tristesse prend place dans le cœur de la femme, il est en feu. Et c’est depuis ce feu qu’elle récite les dengbêjî. Face à un évènement tragique, c’est le cœur qui parle. C’est avec le dengbêj que tu jettes de l’eau sur ce feu. Le dengbêjî est important pour les femmes. Les femmes dengbêj sont peu nombreuses, c’est pourquoi, c’est une chose qui a beaucoup de valeur et d’importance.
Comment avez-vous commencé à chanter ?
Lorsque j’étais enfant, nous avions une radio. A 18h, durant 30 minutes, la station Erevan diffusait des dengbêjî en kurde d’Arîfê Cizirî, Meyrem Xan, Karapetê Xaço… et on les écoutait. Dans ces moments-là, je me disais toujours « si seulement moi aussi, je pouvais faire des dengbêjî ». Mais à cette époque là, les familles ne l’autorisaient pas. Il était strictement interdit qu’une femme, qu’une fille ou qu’une jeune mariée kurde soit dengbêj. Si leur voix était entendue par la société, par les tribus, elles étaient tuées. Lorsque se produisaient des évènements tristes tels que le décès d’un enfant, le meurtre d’un frère ou d’un mari, les femmes pleuraient, criaient, se tapaient la tête et chantaient des complaintes. Malgré leur douleur, elles étaient battues parce que des hommes entendaient leur voix et cela était considéré comme honteux. C’est de cette façon que les femmes étaient traitées et insultées… alors que nous sommes tou.tes humain.es. Lorsqu’un évènement tragique arrive, que nous sommes tristes, c’est notre cœur qui parle.
D’où viennent les dengbêjî ?
C’est la douleur qui s’est installée dans notre cœur qui fait naître le dengbêjî. Le dengbêjî, c’est l’effort et le travail de la mère, de la femme, mais on leur a interdit d’en faire. C’est de la bouche des femmes que sortent ces contes, mais ce sont les hommes qui s’en revendiquent propriétaires. Le dengbêjî, c’est notre culture à nous, les Kurdes. C’est notre existence. Notre langue. Notre identité. Si tu n’as pas de langue et que tu te rends dans un endroit, de quelle façon vas-tu t’exprimer ? Tu ne peux pas, c’est comme si tu étais muet. C’est pour cela que la langue est importante. J’aime les langues. Que ce soit le kurde, turque, circassien, zaza, l’anglais… Si seulement on pouvait s’exprimer dans toutes les langues. Mais la nôtre est le kurde. Dieu nous a créé en tant que Kurdes, et notre langue, c’est le kurde. Nous n’interdisons pas, n’interférons pas avec les autres langues. Nous voulons seulement nous exprimer dans notre langue où que l’on aille. Nos mères nous ont éduquées, nous ont parlé en kurde. Les dengbêjî sont récités en kurde.
Les femmes chantent-elles des dengbêjî différents de ceux des hommes ?
Les femmes chantent les dengbêjî d’une plus belle façon que les hommes.
Prenons l’exemple d’une femme qui est tombée amoureuse d’un homme, mais dont les figures familiales masculines se sont opposées à leur union. Ils vont la « donner » à un cousin contre une certaine somme d’argent. Elle est amoureuse de quelqu’un, mais elle est mariée de force à quelqu’un d’autre. Alors cette fille fait un dengbêjî sur elle et son amour.
Les dengbêjî abordent plusieurs sujets : l’amour, l’aimée, la persécution, la tristesse… Une femme, une mère, peut chanter un dengbêjî sur ce qu’elle subit. Elle va allaiter son enfant, elle va faire un dengbêjî. Elle va aller au pâturage, elle va faire un dengbêjî sur ses sentiments. Elle va aller dans une forêt, et va faire un dengbêjî. Elle va aller à la fontaine pour chercher de l’eau, elle va faire un dengbêjî. En fait, tout ce qu’elle n’a pas pu dire chez elle pour ne pas que sa voix soit entendue par les hommes, par la famille, elle va l’extérioriser par des dengbêjî. Elle va dévoiler ses sentiments et ses émotions dehors, en cachette.
Y a-t-il beaucoup de dengbêj femmes ?
En réalité, il y en a beaucoup, mais pour certaines leurs familles ne les autorisent pas à chanter, et d’autres ont honte. Elles se disent, « je ne l’ai pas fait jusqu’à maintenant, je ne pourrai pas le faire dorénavant ». Mais elles sont nombreuses. Par exemple, dans la région du Serhat [ndlr : région kurdes les plus à l’est au sein des frontières turques, autour des villes de Van, Agri, Igdir, Kars], quasiment toutes les femmes, et même les hommes, sont des dengbêj. Parce que cette région possède une nature pure. Tou.tes possèdent de belles voix.
Par exemple la femme dit :
« Ô garçon, tu es parti dans un pays étranger. Que puis-je faire ? Que puis-je faire ? J’aimerais être un oiseau, voler, savoir où tu es afin d’atterrir là-bas… ».
En fait, elle a aimé quelqu’un, mais sa famille l’a mariée à un autre. Elle extériorise donc ses sentiments et ses émotions de cette façon. Contre les persécutions, les violences, la femme fait des dengbêjî. Le dengbêjî, c’est une invention des femmes, des mères. Quoiqu’ils disent, ce sont-elles qui l’ont inventé. Mais vu qu’on leur interdisait de chanter, les hommes s’en sont déclarés propriétaires. Je devais avoir 13/14 ans, lorsque je me faisais taper pour avoir récité des dengbêjî. « Tu es une fille ! C’est une honte, les hommes entendent ta voix ! », disaient-ils.
Cela a changé ?
On en a fait, du chemin. Maintenant, les rôles ont changé. Nous les femmes avons brisé nos chaînes. Les femmes ont beaucoup souffert. Aujourd’hui, les hommes se sont écartés pour leur laisser le chemin libre. Pourquoi ?
Dans les années 90’, lorsque les villages étaient brûlés, la diaspora kurde a migré vers les grandes villes. Plus de travail, rien. Que s’est-il passé ? Ce sont les femmes qui ont lutté. Elles sont allées nettoyer des maisons, elles ont travaillé dans des jardins et encore dans plein d’autres domaines. Ce sont elles qui apportaient le pain à la maison pour les enfants. Elles qui les élevaient. Lorsque son enfant était arrêté ou tué, celle qui courait en premier, c’était la femme, la mère. Par exemple là, que Dieu nous en préserve, si l’enfant de quelqu’un se fait tuer, c’est la mère qui va courir et s’interposer en premier. Mais le père ne pourra pas faire ça. C’est la mère qui porte le poids le plus lourd sur ses épaules. Car la mère ressent la douleur dans son cœur. Elle peut s’interposer, se mettre devant ses enfants pour les protéger, et demander à être tuée à leur place. Les hommes ont vu que les femmes faisaient des sacrifices, qu’elles étaient en première ligne pour tout et c’est là qu’ils les ont laissées tranquilles.
Est-ce que vous enseignez le dengbêjî aux jeunes femmes ?
Comment expliquer ? Après nous, il n’y aura quasiment plus de dengbêj. Pourquoi ? À cause de tous ces smartphones, Internet et les réseaux sociaux. Le dengbêj avait beaucoup de valeur avant. Les gens se rassemblaient dans la même maison tous les soirs, écoutaient et chantaient des dengbêjî jusque tard. Tout le monde écoutait. Aujourd’hui personne n’écoute. Dengbêj, c’est quelque chose de très difficile. Tu enregistres tout dans ta tête, sans musique et sans parole écrite puis tu le chantes. Tout le monde ne peut pas le faire. Les jeunes de maintenant se sont habitués à écouter des musiques pop ou autres. Ils sont habitués à la facilité. Le dengbêjî, c’est compliqué.
Est-ce qu’il y a d’autres dengbêj femme ici ?
Non, à Diyarbakir, comme dengbêj femme, il n’y a que moi. Du côté de Mêrdîn et Botan (Cizîr, Şirnak,…) il y en a beaucoup. Chaque dengbêj a un style de mélodie différent. Du côté de Botan, ils font des dengbêjî sur un ton différent, idem pour le Serhat. Chacun chante dans son style.
Le chant que vous préférez ?
Mère, ô mère
Mère, ô mère
Mère, que la plaine de la Syrie brûle
C’est une plaine plate
Père, que la plaine de Kobanê brûle
C’est une plaine plate
Dieu sait,
Il n’y a ni arbre,
Ni porte,
Ni protection
Que la maison du président de la République
Tayyip Erdogan brûle
Lors des attaques contre les Kurdes
Tombent des bombes et des tanks
A Kobanê,
Ils coupent la tête des enfants,
Et les déposent sur les dépouilles
Ils ont capturés les femmes et belles filles kurdes
Les vendent dans les rues
Contre de l’argent et des dollars
Je fais appel
aux soixante-quinze députés kurdes
Je dis,
Que votre maison soit détruite
Ils ont mis votre fierté sous les pieds de l’ennemi
Il y en a assez !
Laissez de côté les bien du monde
Les jeunes filles et garçon kurdes ont encerclé leur position
Ils protègent l’honneur et la fierté de tous les kurdes
Au nom de Dieu, ils ont juré sur le sang des martyrs, Du Kurdistan
Ils vont faire de la plaine de la Syrie,
Un tombeau et un cimetière
Pour Daesh, les traîtres et l’ennemi
Oh maman, entend notre cri
Oh mes frères entendez notre cri
Oh le monde, entend notre cri
En haut c’est le cri de détresse du peuple
En bas c’est notre cri pour le leader APO, Abdullah Öcalan
Mère, ô mère Mère, ô mère
Nous crions à l’aide mais personne ne vient à notre secours
Mère, la ville colorée de Kobanê brûle
Viens… ces cruels, ces … sont arrivés au pouvoir en attaquant avec des bombes et des tanks
…
Ô mère, ô mère
Au nom de Dieu, ils ont juré sur le sang des martyrs, Du Kurdistan
Ils vont faire de la plaine de la Syrie, Un tombeau et un cimetière Pour Daesh, les traîtres et l’ennemi
Mère, ô mère Mère, ô mère
Ay ma mère vit un désastre à cause de l’Etat Mon frère vit un désastre à cause de l’Etat En 2014, ils veulent nos têtes
[ndlr : le mot ferman est difficile à traduire, il traduit l’idée d’une situation difficile, d’un désastre causée par l’action d’un groupe (de l’Etat) sur un peuple]
Mère, ô mère Mère, ô mère
Nous crions à l’aide Mais personne ne vient à notre secours
Mère, ô mère