Afrin
Une famille yézidie d'Afrin.

Les rebelles islamistes alliés à la Turquie sont accusés de détruire les temples de cette minorité religieuse non-islamique.

Après avoir été la cible de massacres, de viols et d’esclavage sexuel de la part de Daesh, les Yézidi.es font désormais face aux menaces de mort et aux conversions forcées à l’islam par les forces armées soutenues par la Turquie depuis la capture d’Afrin par celle-ci le 18 mars. Les combattants rebelles islamistes, alliés de la Turquie, occupent les villages yézidis de la région et ont détruit les temples et lieux de culte de cette minorité non-musulmane et kurdophone, selon des témoignages d’habitant.es locaux.

Sheikh Qamber, un fermier yézidi de 63 ans qui a fui son village de Qastel Jindo à Afrin a décrit dans une interview exclusive pour The Independent le sort réservé aux Yézidi.es qui refusent de quitter leurs maisons. Il raconte que certain.es ont été amené.es de force par les islamistes à la mosquée pour y être converti.es, tandis que d’autres, à l’image d’un homme de 70 ans qu’il connaît, ont été appâté.es par des promesses d’aide médicale et alimentaire.

Même le nom des villages yézidis a été changé. Sheikh Qamber relate une conversation qu’il a eue avec un militant islamiste qui l’avait arrêté et interrogé près de la ville d’Azaz alors qu’il tentait de fuir. A la demande de son interrogateur, il dit qu’il est du village de Qastel Jindo. L’islamiste qui fait partie des groupes disant souvent appartenir à l’Armée syrienne libre (ASL), lui répond : « ce n’est plus Qastel Jindo. C’est al-Quds maintenant. Nous lui donnerons le nom de la capitale de la Palestine. Ces régions étaient occupées par des infidèles et, désormais, elles retournent à leurs propriétaires originaux avec leurs noms originaux… Nous sommes venus pour reprendre nos terres et pour vous décapiter. »

Sheikh Qamber répond à cette menace de mort en disant que ce qui doit  arriver arrivera par la volonté de Dieu. Son interrogateur réplique : « tais-toi ! Tu es un infidèle. Connais-tu ou crois-tu vraiment en Dieu ? » Après avoir affirmé croire en un seul Dieu, le sexagénaire fut peu de temps après relâché parce qu’il était âgé et malade selon lui. Finalement, il est parvenu à atteindre la principale enclave kurde dans le nord-est de la Syrie, protégée par les YPG, la puissance aérienne américaine et 2 000 de ses hommes au sol.

On évoque souvent le fait que de nombreux combattants arabes sunnites au sein de l’ASL, sous commandement militaire turc, soient d’anciens membres de Daesh et d’Al-Qaeda. Dans leurs vidéos, ces combattants décrivent les populations kurdes comme infidèles en utilisant des slogans et des mots traditionnellement associés à Al-Qaeda.

Sheikh Qamber rappelle qu’une majorité de personnes vivant dans les villages autour de Qastel Jindo, zone rapidement tombée lors de l’invasion turque initiée le 20 janvier, sont yézidies. Certain.es villageois.es ont fui, d’autres ont pris le risque de rester car ils ne voulaient pas perdre leurs maisons et leurs terres. Celles et ceux qui sont resté.es ont été plus tard « emmené.es à la mosquée où des leçons de prières islamiques leur ont été données. »

De plus, « il y avait des temples et des maisons de culte yézidis mais tout a été détruit et dynamité par les militants après leur entrée dans le village de Qastel Jindo. » La religion yézidie est un mélange de croyances tirées du zoroastrisme, du judaïsme, du christianisme et de l’islam.

Sheikh Qamber a parlé avec des gens originaires des villages yézidis de Burj Abdalo, Basufane, Faqira et Tirende. Tous affirment que « les militants enseignent aux Yézidi.es les prières islamiques. »

Pour lui, une part de responsabilité de la situation actuelle repose sur les épaules de son propre peuple, notamment ceux qui sont retourné.es chez eux après l’avancée militaire turque et celle de ses auxiliaires arabes. Ils auraient dû mieux savoir ce qui allait se passer, à travers le destin tragique des Yézidi.es du Sinjar dans le nord de l’Irak lors de l’invasion de Daesh en août 2014. Il se demande : « pourquoi n’ont-ils pas appris de l’expérience de Sinjar où les femmes yézidi.es ont été prises comme esclaves sexuelles, tout comme ils ont pris notre dignité et notre honneur. »

Questionné sur les inquiétudes actuelles des Yézidi.es dont nombre d’entre eux sont dans des camps de réfugié.es dans le nord de la Syrie et de l’Irak, Sheikh Qamber affirme qu’après la défaite de Daesh en tant qu’entité territoriale, ils « s’attendaient à ce que les Turcs nous attaquent, directement comme ils l’ont fait en Turquie dans les années 70, ou indirectement, en utilisant leurs groupes alliés djihadistes islamistes, comme Daesh ou d’autres, comme la soi-disant Armée syrienne libre. »

Très peu d’informations ont filtré sur les conditions de vie à Afrin depuis sa capture par l’armée turque et ses alliés le 18 mars. Dans son dernier rapport en date du 16 avril, le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations-Unies indique que 137 000 personnes ont été déplacées hors d’Afrin tandis que 150 000 sont restées sur place, 50 000 dans la ville-même et 100 000 dans les campagnes. Ce rapport dit que les déplacements des personnes sont lourdement entravés et celles qui veulent regagner leurs maisons ne sont pas autorisées à passer les check-points. Bien qu’il n’en soit pas fait mention, ces check-points sont contrôlés par les militaires turcs ou leurs auxiliaires arabes dans la mesure où ceux-ci sont aujourd’hui la seule autorité à Afrin.

Des enquêtes menées par l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), largement perçu comme neutre ou pro-opposition, citent de nombreuses sources à Afrin, confirmant les propos de Sheikh Qamber au sujet du nettoyage ethnique et religieux conduit par l’armée turque et ses alliés arabes. L’OSDH affirme posséder des informations fiables sur la « réinstallation, toujours à l’œuvre, de personnes déplacées de la Ghouta orientale à Afrin. » Il atteste que Abdul Nasser Shamir, le commandant militaire de Faylaq al-Rahman, l’un des plus important groupe armé combattant précédemment le gouvernement syrien dans la Ghouta orientale, a été installé avec la direction de son groupe dans un village de la province d’Afrin.

Toujours selon l’OSDH, des déplacé.es de la Ghouta orientale sont logé.es dans des habitations dont les propriétaires kurdes ont fui et ne sont pas autorisé.es à y retourner. Les réfugié.es de la banlieue de Damas s’opposent à ce qui se produit actuellement en disant qu’ils ne veulent pas s’établir à Afrin, « où les forces turques leur offrent des maisons appartenant à des personnes déplacées d’Afrin. »

Les réfugié.es de la Ghouta orientale disent leur sentiment d’être l’instrument « d’un changement démographique organisé » voulu par la Turquie pour remplacer les Kurdes par des Arabes à Afrin. Ils disent rejeter ce plan, tout comme ils ont rejeté n’importe quel changement démographique orchestré par la Syrie et la Russie dans leur région d’origine de la Ghouta orientale où les bombardements ont tué environ 1 800 civils et blessé 6 000 autres. L’OSDH constate que le nettoyage ethnique conduit par la Turquie à Afrin s’effectue « dans un blackout médiatique » et est ignoré au niveau international.

Les Yézidi.es craignent que le massacre et l’esclavage dont ils ont souffert au Sinjar en 2014 ne se produisent à nouveau. Sheikh Qamber vit en sécurité avec sa femme Adula Mahmoud Safar à l’est de Qamishlo, la capitale de facto du Rojava, nom donné par les Kurdes au nord-est de la Syrie. Mais il est pessimiste à propos du futur et s’attend à ce que la Turquie envahisse le reste du Rojava.

Il évoque les propos de nombreux représentants turcs qui disent « si des Kurdes vivent dans une tente en Afrique, cette tente doit être détruite. » Parce que les Turcs et leurs alliés Arabes perçoivent les Yézidi.es à la fois comme infidèles et Kurdes, ajoute-t-il, sa communauté est doublement mise en danger et sera la plus grande perdante dans n’importe quelle guerre menée par la Turquie contre les Kurdes.

L’auteur, Patrick Cockburn, travaille pour le quotidien britannique The Independent depuis le début des années 90. Journaliste spécialiste du Moyen-Orient, il a vu son travail de terrain récompensé à de multiples reprises.

Par Patrick Cockburn