L’histoire de Farqin recoupe celle du mouvement culturel kurde au Kurdistan Nord et en Turquie.

Je suis né en 1969 à Pirakale, un village de la province d’Amed (Diyarbakir), près de Silvan. En 1972, comme mon père devait trouver du travail, nous avons déménagé à Silvan. En 1975 j’ai débuté l’école primaire. C’est à l’école primaire que j’ai commencé à m’intéresser à la musique, avec le soutien de mes professeurs qui m’ont motivé. Après le putsch de 1980, mon père, qui était syndiqué, a été exilé dans une ville de l’ouest, Kocaeli (ndlr : près d’Istanbul). Quand je suis arrivé à Kocaeli, j’étais petit, mon père était le seul de la famille à travailler. Notre situation n’était pas terrible, alors au bout de quelque temps j’ai commencé à travailler dans les cafés et sur les chantiers, à l’âge de 13 ou 14 ans. En parallèle, je chantais de manière amateur, j’allais aux mariages, aux événements pour chanter. Jusqu’en 1989. Après 1989 il y a une institutionnalisation des mouvements culturels kurdes pour la première fois, à l’époque du président Özal, qui avait reconnu le droit des Kurdes à chanter dans leur langue. A ce moment j’ai commencé à fréquenter les institutions, les associations musicales kurdes. Jusque là je chantais en turc, le kurde était interdit. Même si certains professeurs étaient plus souples et acceptaient parfois les chansons en kurde, notamment celles de Hozan Siyar. De toute façon entre 80 et 90 la langue kurde était totalement interdite. C’est seulement au début des années 90 qu’il y a eu une ouverture sur la question kurde avec le président Özal. En 1990 pour la première fois j’ai sorti un album en kurde avec 5 ou 6 chanteurs. « La langue kurde est notre langue ».

En 1991 il y a eu l’ouverture du centre culturel de Mésopotamie à Istanbul. Avec mes camarades étudiants de l’université, nous avions fondé un groupe musical qui s’appelait Koma Serdilan. En 1991 j’ai été accueilli dans le centre culturel de Mésopotamie par le fondateur de l’association, Ali Temel. Il y avait aussi d’autres personnes à l’époque, Esma, Saniye qui sont à Paris maintenant et que j’avais rencontré là-bas. En montant à l’étage de l’institut, j’ai rencontré des musiciens connus. Ils ont dit, chantons ensemble. Après avoir chanté devant eux on nous a demandé d’adhérer à l’association. Nous avons dit que nous n’avions pas beaucoup de temps, ils ont dit « c’est pas grave, il faut que vous soyiez sous notre toit ». On nous a présenté à des personnalités politiques comme Ape Musa (Musa Anter), Ismaïl Besikçi… Ils nous ont dit que koma çiya, koma serhildan, koma azad étaient là et qu’à partir d’aujourd’hui nous devions les rejoindre. C’est comme ça que j’ai débuté ma carrière musicale, dans un milieu plutôt politique. A cette époque là je commençais à aller et revenir dans l’association tous les week ends, c’est comme ça que j’ai pris ma place au sein du parti politique HEP, au sein du bureau de Kocaeli. En 92, je travaillais dans les cafés tout en poursuivant en parallèle ma carrière musicale et politique. Cela faisait 12 ans que j’étais à Kocaeli.

« C’est un des droits premiers d’un peuple de pouvoir chanter dans sa langue. »

Je suis alors retourné à Amed et j’ai commencé à travailler à la mairie.  Là bas aussi d’un côté je travaillais dans la mairie, de l’autre j’étais musicien, je jouais dans les mariages de quartier… Dans les quartiers, on a du faire face à la répression qui frappait les musiciens kurdes. Gardes à vue, intimidations… Si on chantait en turc pas de problèmes, mais dès qu’on chantait en kurde, on avait droit à la répression de l’état. Le centre culturel Mésopotamie a ouvert à Amed en 1993. C’est avec l’ouverture de celui-ci que j’ai commencé vraiment à me professionnaliser en musique. Il a été ouvert le 3 janvier 1993 et juste une semaine après j’ai rejoint Koma Azad, avec qui j’ai débuté de manière professionnelle. Jusqu’en 2010 j’ai continué à chanter avec ce groupe. En parallèle à Koma Azad, j’ai eu un parcours politique, je m’occupais des affaires culturelles à la mairie. A cette époque, il y avait beaucoup d’assassinats de la part des forces paramilitaires de l’état sur les partisans du mouvement kurde. Beaucoup de dossiers ont été classés sans suite. Tous les jours des gens se faisaient assassinés. Malgré tout cela on disait que la vie continue et on essayait de continuer à développer la musique kurde. Surtout entre 93 et 96, on était mis en garde à vue après presque tous nos concerts en kurdes, gardes à vue suivies de procès. Souvent, on était condamné à du sursis ou à de petites peines, dans un but de dissuasion. Jusqu’en 1998 les procès se sont accumulés, ça devenait lourd pour nous, mais avec l’amnistie de 1998 on a pu souffler. Nous étions obligés de traduire les paroles de nos chansons en kurdes et les envoyer aux autorités pour qu’elles les valident, et celles-là on pouvait les chanter. On ne pouvait pas dire Kurdistan, on ne pouvait pas dire heval, pkk etc. En  fait tout ce qui appartient au Kurdistan. En dépit de toutes ces politiques d’assimilation nous nous sommes forcés à continuer la musique et à utiliser notre langue. C’est un des droits premiers d’un peuple de pouvoir chanter dans sa langue. On restait plusieurs jours en garde à vue à cause de quelques chansons. Ces derniers mois, ce genre de choses a recommencé. 

En 1996 je suis retourné à Istanbul dans le cadre du centre culturel Mésopotamie. Mais cette fois-ci c’était comme un exil, j’ai du laisser ma famille, mon travail. En 2002, j’ai pu retourner à Amed. En 2003 une nouvelle association a été fondée, le centre culturel Dicle Firat. J’ai pris ma place dans la direction du centre, j’ai mené des projets culturels. En 2004, j’ai été élu à la mairie de Sur. En 2007 j’ai été obligé de laisser mes fonctions parce qu’on avait voulu fonder une municipalité multi-lingue. Sur, c’est un endroit où il y a plusieurs langues. C’est un endroit partagé par différents peuples, de différentes confessions. Nous avons faits un choix pour faire survivre ces langues. Quelque soit la personne, elle pouvait écrire un document dans sa propre langue parce qu’on considérait que c’est un droit indispensable. Nous avons débuté cette municipalité multi langue en 2006. Juste après en 2007 le ministère de l’intérieur a considéré ce fonctionnement illégitime et a fermé la municipalité. C’est à partir de ces années qu’on a commencé à sentir la pression, comme au début des années 90 après un moment de calme relatif. En 2009, la guérilla a envoyé un groupe de la paix. Je suis parti pour les accueillir, j’ai chanté avec eux et j’ai eu un procès. Le procureur a requis 19 ans de prison, mais j’ai eu un sursis. En 2014 encore dans un programme à la ville de Batman, j’ai chanté une chanson et pour celle-ci on m’a jugé une deuxième fois et on a ajouté à la première peine à celle-ci. J’ai été condamné à 1 an et 9 mois de prison. A partir de là, nous avons reçu des condamnations successives pour toutes les chansons chantées auparavant. Cela a continué jusqu’au coup d’état de 2016.

« je suis un musicien, alors ça sert à quoi si je ne chante pas ? »

Ce dernier a alors été un prétexte pour le gouvernement turc pour éliminer tous ses opposants. Ils ont détruit Sur, Cizre, Sirnak, Nusaybin, Yüksekova. Tout est devenu plus clair pour nous, il y a eu une politique de destruction envers le peuple kurde. En fait l’état s’est penché sur tous les acquis kurdes pour les détruire, y compris dans le domaine culturel. Près de 3000 personnes travaillant dans les mairies ont été virées. Toutes ces personnes qui travaillaient dans le domaine culturel, politique, dans les mairies, tout le monde a été inculpé pour des faits terroristes. J’ai été suspendu le 08 février 2017, et démis complètement de mes fonctions en juillet. A cette époque j’étais déjà en France, c’est d’ici que j’ai appris cette décision. Mon avocat m’a appelé pour me dire que j’étais jugé dans six procès. Dans trois j’ai été relaxé, dans un il y a eu une condamnation, dans un autre une décision secrète que la juge n’a pas voulu communiquer et un qui continue. Depuis 1993 je viens en Europe régulièrement pour des activités culturelles. Je n’avais jamais songé un jour y vivre. Après les derniers événements en Turquie, j’étais parti pour refaire ma carte d’identité. A la sortie du gouvernorat, la police m’a arrêté, m’a menacé, brandissant ma carte devant mon visage et me disant que je devais accepter de vivre avec une identité turque. Après les forces antiterroristes m’ont insulté et mis la pression. L’association Dicle Firat a été fermée par décret. Toutes les institutions, associations, activités culturelles ou artistiques ont été annulées, suspendues, les chaines de télévision ont été fermées. On ne nous a laissé aucune place pour faire notre travail. Finalement j’avais une condamnation de 1 an et 9 mois et un sursis de 5 ans, pendant lesquels je n’aurais pas du chanter. Soit je restais là bas et je ne chantais pas pendant 5 ans, soit j’allais en prison. Et moi je suis un musicien, alors ça sert à quoi si je ne chante pas ? Je ne pouvais pas rester là bas dans ces conditions.

En France maintenant, j’observe ce qui se passe au Kurdistan, au Moyen Orient, en espérant que les développements soient bénéfiques pour les droits des Kurdes. Pendant mes 2ans de carrière, j’ai pris ma place dans 9 albums, dont 3 personnels, 3 avec Koma Azad et 3 avec le centre culturel Mésopotamie. Surtout ceux-là, ce sont des chansons kurdes qui ont été assimilées en turc par la force dans les années 90, que nous avons rechanté en kurde pour les faire vivre. Dans un album aussi de la mairie de Diyarbakir sur le thème de l’époque des madrasa. J’attends de régler mes problèmes de papiers qui prennent du temps, ma demande d’asile n’a pas encore été acceptée. Je l’ai compris la première fois que je suis allé à la préfecture, quand j’ai vu les gens originaires d’Afrique, d’Amérique Latine, de partout, là je me suis dit que ce serait compliqué. Je continue quand même à faire de la musique. Je crois pouvoir faire des choses ici en France, réaliser des projets culturels et musicaux. Peut être que je n’ai pas encore pu m’investir beaucoup dedans mais je vais m’y mettre. Par exemple avec les camarades dans le comité culturel de l’association nous voulons faire une semaine culturelle kurde, en avril. Pour cela on recherche le soutien de structures culturelles. Si on a ce soutien, cela nous aidera. Je suis venu en France car j’avais déjà un visa pour y aller depuis 3 ans, et comme j’étais déjà venu plusieurs fois je connaissais. De toute façon, partout j’aurais été étranger, on ne sait pas parler la langue. Mais je m’y mettrais dès que les problèmes de papiers seront réglés.

J’ai écouté pendant mon enfance les anciens dengbej. Celui qui m’a le plus inspiré c’est Hozan Siyar, c’est celui que j’ai écouté en premier, et la première chanson que j’ai apprise en kurde était Le xaneme. J’ai écouté beaucoup de ses chansons. C’est pour ça qu’il a une place à part pour moi.

La page de Farqin : https://www.youtube.com/channel/UCrec6TPz0696ROBLfIK_Yfg

https://www.youtube.com/watch?v=0PJK7k0P9Bs

https://www.youtube.com/watch?v=YqCeEyL-zLg