Entreprise dans l’entre deux guerres, la création de la frontière turco-syrienne par la puissance coloniale française et la république turque naissante s’est étirée jusque dans les années 1930, lors d’âpres négociations qui n’ont que peu tenu compte des réalités sociales existantes et des populations, utilisées comme moyen de pression par les uns et les autres. Notamment, les français se sont appuyées sur les tribus kurdes de la Jezireh comme rempart contre la république turque. Depuis lors, la frontière a toujours été un lieu de tension. Dans les années 50, elle est minée par la Turquie. Pour autant, pour les populations locales, elle constituait plus un obstacle à la circulation qu’une barrière infranchissable. La contrebande transfrontalière a toujours représenté une activité économique importante pour les habitants des deux côtés, unis par des liens sociaux et familiaux que le tracé d’une ligne de séparation artificielle n’a pas brisé.
Dès la prise de contrôle par les forces kurdes de régions au nord de la Syrie mi-2012, craignant des attaques mais surtout une jonction entre les régions kurdes qu’elle occupe et celles du Rojava où se développe un projet démocratique permettant au peuple kurde de devenir autonome, la Turquie a commencé à renforcer la militarisation de sa frontière. En 2013, un mur a été érigé entre les villes de Qamishlo et Nusaybin.
Peu à peu celui-ci s’est étendu sur près de 700km, dressant une barrière de béton haute de trois mètres surmontée de barbelés tranchants et parsemée de tours de guet sur toute la longueur de la frontière entre Syrie et Turquie, du « bec de canard » à l’est où se rejoignent les frontières turques, syriennes et irakiennes, jusqu’à l’ouest du pays, fracturant d’une ligne grise les vertes plaines cultivées, frôlant les habitations des villages les plus proches. Et pourrissant la vie de leurs habitants. En effet, le mur n’a pas été construit sur la ligne frontière officielle, qui suit sur 350km l’ancienne voie ferrée Berlin – Baghdad. En l’érigeant, l’état turc en a profité pour empiéter le territoire syrien d’une bande de 100 à 300m selon les endroits.
Mahmoud Kurdo, responsable des relations publiques de la ville de Gire Spi (Tel Abyad), collée à la frontière, témoigne. « La Turquie a ouvert ses frontières aux jihadistes, elle leur fournissait même du courant électrique quand ils occupaient la ville. Quand nous sommes arrivés, ils ont tout coupé. Au même moment, ils ont commencé à construire le mur, au delà de la ligne frontière. Ils ne permettent qu’on aille sur les terres au pied de celui-ci. L’année dernière, un homme qui faisait les moissons s’est fait tiré dessus. Ils ont également tué un autre homme. Au début de l’année, ils ont blessé un enfant. Il y a dix jours, un homme qui conduisait près du mur a vu sa voiture criblée d’une dizaine de balles.»
Ayman, 15 ans, originaire d’un village proche de Gire Spi, fait partie des victimes des soldats turcs. Au mois de janvier, avec deux autres garçons, il surveillait des moutons près de la frontière à environ 200m du mur. Tirée sans sommation, une balle turque a traversé sa cuisse droite. Effrayé, un de ses compagnons a pris la fuite tandis que l’autre l’a péniblement traîné à l’abri alors qu’il hurlait de douleur. A présent, il a parfois du mal à marcher. Quelques jours auparavant, les soldats turcs avaient pris pour cible un troupeau dans les environs, tuant quelques bêtes. Les paysans n’osent maintenant plus cultiver les terres trop proches du mur.
Dans un poste de surveillance tout proche, les conscrits en faction affirment que régulièrement, ils sont pris pour cible. L’armée turque tente de provoquer une riposte qui lui donnerait un prétexte pour lancer une attaque sur la zone.
Fédération démocratique de Syrie du Nord, Gire Spi (Tel Abyad), avril 2018. la maison proche du mur a du être protégée d’une enceinte en parpaings.
Un peu plus loin, dans le village de Al Mumbatta, la mère de la famille Al Nassar témoigne, des sanglots dans la voix : « J’ai sept enfants qui ne peuvent pas cultiver nos terres. Nous n’avons que ça et nous ne pouvons rien en faire. Quand ils ont construit le mur ils ont confisqué une partie de nos terres. Ils nous tirent dessus quand nous essayons de travailler. »
Fédération démocratique de Syrie du Nord, Gire Spi (Tel Abyad), avril 2018. Mère de la famille Al Nassar
Le 30 avril, des travailleurs agricoles de la région de Gire Spi étaient de nouveau blessés.
Avec le mur, la Turquie fragilise davantage la situation économique non seulement des agriculteurs, mais aussi de toute la population du nord de la Syrie. En effet, le commerce transfrontalier qui représentait une activité économique importante est désormais rendu extrêmement compliqué et ne peut se faire qu’en passant par les points de passage officiels, à travers les lignes de front entre les forces pro-turques et les forces démocratiques syriennes. Alors qu’auparavant il arrivait aux garde-frontières de fermer les yeux sur les passages des locaux, au prix de quelques pots de vins, ceux qui tentent à présent de franchir le mur sont systématiquement pris pour cible, et régulièrement certains sont tués, ou capturés et torturés par les forces turques qui n’hésitent pas à filmer leurs exactions et à les diffuser sur les réseaux sociaux afin de dissuader d’autres de tenter leur chance.
En l’absence de réaction de la communauté internationale, les blessés et les morts sous les balles turcs ne cessent d’augmenter. Comme le dit Mahmoud Kurdo, « il doit y avoir des limites de posées aux actions de la Turquie. »
A lire :
https://www.lesclesdumoyenorient.com/La-creation-de-la-frontiere-nord.html