Tandis que la Turquie développe une politique étrangère d’intervention tous azimuts, le régime du président Recep Tayyip Erdoğan, se livre à un assaut contre « l’ennemi intérieur », menace les droits des femmes et utilise l’arme de l’eau pour éradiquer les populations kurdes.

L’interdiction du Parti démocratique des peuples (HDP), ainsi que celle d’exercer des fonctions politiques à l’encontre de 600 de ses cadres a été demandée en mars 2021 par un procureur qui a saisi en ce sens la Cour constitutionnelle. Pour le pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan, toute allusion à la « question kurde » déclenche des poursuites judiciaires. C’est ainsi qu’à Diyarbakir, dans le sud-est du pays, l’écrivaine, journaliste et militante des droits humains Nurcan Kaya est passée devant la 9e cour criminelle pour avoir posté en octobre 2014 un tweet soutenant la lutte des habitants de Kobané, contre l’organisation de l’État islamique (OEI), soulignant que ce combat ne concernait pas uniquement les Kurdes, mais aussi les démocrates arabes.

Le procureur a requis une peine de cinq ans de prison pour « propagande terroriste subversive », déclarant qu’en agissant ainsi, Nurcan Kaya avait « publiquement justifié, loué et encouragé les méthodes contraignantes, violentes et menaçantes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), de l’Union des communautés du Kurdistan (KCK) et des Unités de protection du Peuple (PYG) ».

UN TURC SUR CENT EN PRISON OU EN LIBERTÉ CONDITIONNELLE

Mais si la répression cible prioritairement les membres du parti prokurde ou leurs sympathisants, elle ne s’y limite pas. Dans une étude rendue publique le 26 mai 2021, 1’ONG P24 Platform for Independent Journalism indique qu’au cours des quatre premiers mois de 2021, 213 journalistes ont comparu devant les tribunaux ; 20 d’entre eux ont été condamnés à un total de 57 ans et 10 mois de prison. En mai, six journalistes ont été placés en détention. Ils risquent 17 ans de prison pour avoir révélé des « secrets d’État ». Début juin, la police a placé en garde à vue deux journalistes, Ismail Dukel, le représentant d’Ankara de la chaîne Tele1, et Müyesser Yildiz du site d’information OdaTV, dans le cadre d’une enquête pour « espionnage politique et militaire ». Selon Reporters sans Frontière (RSF), avec plus de 90 % des médias sous le contrôle direct du gouvernement, la Turquie occupe la deuxième place derrière la Chine au niveau mondial en matière de répression de la presse.

Depuis juillet 2016, un décompte dressé par l’ONG Turkey Purge fait apparaître qu’environ 80 000 personnes ont été arrêtées et sont en attente de jugement ; 150 000 fonctionnaires, dont 4 000 juges et 3 000 universitaires ont été limogés ou suspendus, 20 000 militaires révoqués de l’armée.

Récemment, ce sont 104 amiraux critiquant la perspective de la réalisation d’un « Kanal Istanbul » destiné à doubler celui du Bosphore et risquant de mettre en cause la Convention de Montreux qui ont subi les foudres des autorités. La lettre que ces officiers à la retraite ont adressée à la présidence a déclenché une enquête pour « réunion visant à commettre un crime contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel ». Fahrettin Altun, le responsable de la communication de la présidence turque a twitté : « Non seulement ceux qui ont signé, mais aussi ceux qui les encouragent devront rendre des comptes devant la justice. » Les tribunaux ne désemplissent pas et, selon le Bulletin de l’Institut kurde de Paris du 11 juin 2021 rapportant les statistiques d’un récent rapport du Conseil de l’Europe, près d’un citoyen turc sur cent est soit en prison soit en liberté conditionnelle.

MAINMISE DES RELIGIEUX SUR L’ENSEIGNEMENT

Ces condamnations et emprisonnements s’accompagnent d’une mainmise religieuse sur l’enseignement. Sous le pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP), plus de 20 000 mosquées ont été construites et, désormais, plus d’un million d’élèves sont scolarisés dans les lycées religieux Imam-Hatip, dont la vocation première est de former des imams et des prédicateurs.

Dans ce contexte de mise au pas de la communauté éducative le 1er janvier 2021, le président Erdoğan a nommé recteur de l’université du Bosphore (classée parmi les 500 meilleurs établissements d’enseignement supérieur dans le monde) Melih Bulu, dont la seule référence est d’avoir été un ancien candidat aux élections législatives de l’AKP en 2015. Une nomination qui a déclenché une protestation des enseignants : « Pour la première fois depuis le régime militaire de 1980, un administrateur non élu et n’appartenant pas au corps enseignant de l’université a été nommé le 1er janvier 2021 à minuit comme recteur à Bogazici. Cette nomination s’inscrit dans la continuité des pratiques antidémocratiques qui vont s’aggravant sans cesse depuis 2016. Nous n’acceptons pas cette violation flagrante de l’autonomie, de la liberté scientifique et des valeurs démocratiques de notre université. ».

Le nom de Bogazici s’ajoute à ceux de la vingtaine d’universités dirigées par un membre actif de l’AKP et aux 112 autres qui ont été affectées par des purges.

Durant les deux années qui ont suivi le coup d’État manqué de juillet 2016, 6 081 enseignants ont été limogés. Accusés de « liens » ou « d’appartenance à un groupe terroriste », une partie d’entre eux (407, précisément) savent qu’ils ont été licenciés pour avoir signé, en janvier 2016, une pétition réclamant l’arrêt des violences dans le sud-est de la Turquie à majorité kurde. Bien qu’acquittés à ce jour par la Cour constitutionnelle, ils restent bannis de l’enseignement supérieur.

DÉNIS DE DÉMOCRATIE

Des purges qui n’ont pas épargné les députés de l’opposition. Le Parlement turc, dominé par la coalition formée par l’AKP et le Parti d’action nationaliste (MHP), a déchu de leur mandat quatre députés condamnés dans le cadre de différents procès. Enis Berberoğlu, du Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche, laïque) ainsi que Leyla Güven, Musa Farisoğullari et dernièrement Ömer Faruk Gergerlioğlu du HDP, dont l’arrestation (et l’agression) au sein même du Parlement a marqué le début du procès contre son parti, ont perdu leur mandat. Arrêtés puis relâchés, ils ne pourront plus siéger au Parlement et sont tous condamnés, en principe, à de lourdes peines de prison.

Ces dénis de démocratie s’accompagnent de différentes mesures allant toutes dans le même sens : restriction des libertés publiques, politiques de répression ou d’assimilation à l’encontre des Kurdes, des Arméniens, des Alévis et autres minorités, défense et illustration des positions les plus rétrogrades en matière d’égalité hommes-femmes. En effet, la Turquie s’est retirée de la Convention européenne adoptée en avril 2011 à… Istanbul, concernant la prévention et la lutte contre les violences faites aux femmes, y compris les violences conjugales et familiales, au motif que ce traité du Conseil de l’Europe, qui vise à protéger les femmes contre les agressions liées au genre, « porter[ait] atteinte aux valeurs familiales traditionnelles » et « [soutiendrait] l’idéologie LGBTI+ ». Cette homophobie militante s’est de nouveau manifestée le 26 juin où, lors la marche des fiertés (interdite comme d’habitude), la police a procédé à de nombreuses interpellations « musclées » à Istanbul. Le retrait de la Convention s’inscrit dans la droite ligne des convictions islamo-conservatrices d’Erdoğan, affirmant publiquement et à plusieurs reprises dans des déclarations que la femme n’est pas l’égale de l’homme, que sa place est à la maison et qu’elle doit enfanter au moins trois enfants.

MAIN BASSE SUR LE CANTON D’AFRIN

En mars 2018, la Turquie a envahi le canton kurde syrien d’Afrin. Depuis, elle procède à un nettoyage ethnique de ce territoire situé au nord d’Alep. Avant cette invasion, il était peuplé d’environ 300 000 habitants dont près de 98 % de Kurdes et il accueillait aussi, selon les statistiques de l’ONU, 125 000 déplacés internes, en grande partie des Kurdes fuyant les bombardements du régime syrien notamment dans la province d’Alep. Resté relativement à l’écart de la guerre, fertile, riche en eau et en ressources naturelles, régulièrement attaqué par des milices syriennes islamistes et djihadistes, le canton était géré par une administration locale kurde élue par la population et sa sécurité était assurée par une milice d’autodéfense formée de jeunes hommes et de jeunes filles. Les femmes occupaient une place éminente dans les instances politiques et militaires du canton où l’enseignement faisait une large place à la langue kurde réprimée sous la dictature des Assad.

Le régime turc a considéré l’autonomie de ce petit territoire comme « une menace existentielle pour l’État turc » et s’en est emparé avec l’accord des Russes. Les Occidentaux, pourtant alliés des Kurdes syriens dans la guerre contre l’Organisation de l’État islamique (OEI) ont laissé faire, se contentant de quelques admonestations verbales sans conséquence à l’égard de la Turquie. Aucun membre de l’ONU n’a saisi le Conseil de sécurité au sujet de cette violation flagrante du droit international.

À la suite de cette invasion, dans un premier temps, selon les chiffres de l’ONU, 130 000 Kurdes ont dû fuir vers la province d’Alep où ils survivent dans des camps de fortune. La politique de terreur, de confiscation de biens, d’arrestations, d’enlèvements, de tortures, de pillages pratiqués sous l’égide de l’armée turque d’occupation par les milices arabes et turkmènes islamistes ont poussé 120 000 autres Kurdes autochtones et déplacés à s’exiler. Leurs maisons, leurs terres et leurs commerces ont été mis à disposition des miliciens que le Pentagone n’a pas hésité à qualifier de « racaille de la pire espèce », à leurs familles et à des réfugiés arabes venant de la Ghouta et d’Idlib.

Une conférence avec la participation de nombreuses ONG et témoins de terrain s’est tenue le 30 janvier 2021 à Qamishli, dans le Rojava. Selon les chiffres qui ont été fournis à propos de la situation dans les territoires kurdes sous occupation de la Turquie, celle-ci a installé environ 400 000 Arabes et Turkmènes dans le canton d’Afrin où les Kurdes ne représenteraient plus qu’à peine le quart de la population. Ce canton est pratiquement rattaché au gouvernorat de Hatay (l’ancienne Antioche, concédée en 1939 par la France à la Turquie). Le drapeau turc flotte sur les bâtiments, les écoles enseignent en arabe et en turc, les réseaux d’électricité et de téléphone sont connectés à ceux de la Turquie. Les imams et prêcheurs des mosquées sont nommés et payés par la direction des affaires religieuses (Diyanet) de Turquie. La livre turque est devenue la monnaie des échanges commerciaux. Les femmes ont disparu de l’espace public où les miliciens syriens à la solde de l’armée turque font appliquer les règles de la charia islamique. La principale milice sévissant dans la région est Ahrar Al-Charkiya, formée en grande partie des anciens de l’OEI recyclés par les services turcs. On reconnait là un processus bien connu d’occupation préalable à celui d’une annexion pure et simple.

VINGT-DEUX BARRAGES DÉVASTATEURS

À ces calamités, la Turquie en ajoute une autre qu’elle s’emploie à faire passer pour naturelle. Le nord de la Syrie est alimenté par les eaux de l’Euphrate. Sans tenir compte de la sécheresse exceptionnelle qui frappe cette région, le gouvernement turc procède à des diminutions de débit grâce à une succession de barrages. En dépit d’un accord signé en 1987 avec la Syrie, qui stipule que la Turquie doit lui garantir un flux minimum de 500 m3/seconde, le volume actuel ne dépasserait pas les 200 m3/seconde.

Comme le signale le chercheur et géographe Jean-François Pérouse : « La Turquie a réalisé des investissements très importants afin de mettre en place un large réseau de barrages dans le sud-est du pays. C’est une des caractéristiques de la politique étrangère turque qui n’hésite pas à déployer tous les moyens à disposition pour faire valoir ses intérêts ».

En l’occurrence, ces restrictions sont destinées à peser sur cette partie de la Syrie tenue par les Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance interethnique composée majoritairement de Kurdes déterminés à s’opposer à la politique expansionniste d’Ankara. La baisse du niveau des eaux (jusqu’à 5 m) a évidemment déclenché une situation catastrophique pour les populations, tant en ce qui concerne l’agriculture que la production d’électricité.

En Turquie même, le projet d’Anatolie du Sud-Est (en turc, Güneydoğu Anadolu Projesi ou GAP) qui prévoit d’irriguer 1,7 million d’hectares de terres arides à partir de 22 barrages principaux construits sur les bassins versants du Tigre et de l’Euphrate devrait réduire de 22 km3 par an le débit des deux fleuves. Le partage des eaux de ceux-ci demeurant une source de conflit entre la Turquie, la Syrie et l’Irak.

De nombreux analystes ont critiqué le GAP pour ses effets désastreux sur l’environnement, dévastateurs pour le patrimoine historique et traumatisant pour les habitants. Une fois achevés, les 22 barrages auront provoqué le déplacement d’environ 350 000 personnes.

Vantant tout d’abord les bienfaits qu’apporterait la réalisation de ce projet, au fil du temps, les propos des autorités se sont modifiés. C’est ce que rappelle le chercheur et spécialiste du monde kurde Émile Bouvier : « Les discours entourant la réalisation du GAP et ses utilisations futures se sont en effet progressivement, et rapidement, teintés d’un aspect éminemment sécuritaire ; le GAP est ainsi devenu, malgré lui, un instrument officiel de contre-insurrection à l’encontre du PKK et des sympathisants. L’usage du GAP comme arme contre-insurrectionnelle s’est articulé autour de trois grands axes : les déplacements de populations, la transformation géographique et les destructions culturelles. ». 

On est passé de la promotion du bien-être général pour tous à l’évincement pur et simple des populations locales. Dans les années 1920, avec un profond mépris, Mustapha Kemal Atatürk appelait les habitants de cette région « les Kurdes du désert ». Bientôt, grâce au GAP, il n’y aura plus ni désert ni Kurdes.

CAVALIER SEUL À L’OTAN

Comme on vient de le voir, la Turquie déploie tous les moyens possibles pour réprimer ces opposants supposés ou réels, pourtant ce membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ne fait l’objet d’aucune mesure de sanctions de la part de l’Union européenne. Lors du sommet de l’organisation à Bruxelles le 14 juin, Recep Tayyip Erdoğan a rappelé à Joe Biden qu’il ne modifierait en rien sa position sur le système de défense antimissile sol-air russes S-400 acquis auprès des Russes. Cette déclaration provocatrice et qui met en difficulté la cohérence technique de l’organisation militaire n’a pas empêché le président américain, lors de sa conférence de presse, de considérer que « nous ferons de réels progrès avec la Turquie et les États-Unis ».

Par Jean Michel Morel – Source : Orient XXI