Le 11 octobre dernier, le Président de la République de Turquie Recep Tayyip Erdoğan a fait une déclaration semblable en tous points aux propos qu’il avait tenus avant l’invasion d’Afrin en janvier 2018, puis de Serêkaniyê et Girê Spî en octobre 2019. Le dictateur turc a besoin d’une diversion militaire.

Le 8 octobre, deux attentats à la bombe ont fait deux morts et 15 blessés à Jarablus.

Le 9 octobre, une attaque contre une voiture blindée près d’Azaz a tué deux membres d’une unité spéciale de la police [turque], Cihat Şahin et Fatih Doğan, et blessé deux autres policiers de l’unité. Le ministère turc de l’Intérieur et le TRT [Etablissement de Radio et Télévision de Turquie] ont prétendu que l’attaque avait été menée par les YPG [Unités de Protection du Peuple] depuis Tall Rifaat.

Le 11 octobre, un attentat à la voiture piégée a tué quatre personnes à Afrin. Le ministère de l’Intérieur turc a tenu le « PKK/YPG » pour responsable.

Dans la soirée du 11 octobre, Tayyip Erdoğan a abordé la question à l’issue d’une réunion du cabinet, déclarant : « Nous ne pouvons plus tolérer les attaques terroristes dirigées contre la Turquie depuis la Syrie. Nous sommes déterminés à éliminer les menaces provenant de là-bas, soit avec les forces influentes sur place, soit avec nos propres moyens. »

Aucune  attaque n’a été menée contre la Turquie depuis le Rojava; tout le monde le sait, en premier lieu Erdogan et ses associés, ainsi que l’ONU, les États-Unis et la Russie. Lors de l’invasion d’Afrin, puis de Serêkaniyê [Ras al-Aïn], Tayyip Erdoğan a cependant vu l’efficacité de la suggestion faite par son aide Hakan Fidan [chef de l’agence de renseignement MIT] de tirer quelques obus sur la Turquie depuis la Syrie pour créer un conflit. Il cherche aujourd’hui à expérimenter la même méthode abjecte sur Manbij et Tall Rifaat, ceci avec la coopération de la Russie, des États-Unis, de l’ONU et de l’UE.

Ce qu’Erdoğan a dit le 11 octobre dernier est mot pour mot identique aux propos qu’il a tenus avant les opérations d’invasion d’Afrin puis de Serêkaniyê. Par « forces influentes », il entend la Russie, car le président américain Joe Biden a déclaré le 7 octobre que les opérations de la Turquie en Syrie nuisaient à la lutte contre l’EI. Après cela, l’état d’urgence américain en Syrie a été prolongé.

Pourquoi Biden a-t-il ressenti le besoin de faire une telle déclaration? La rencontre entre Poutine et Erdoğan à Sotchi le 28 septembre était très critique. Aucune information sur son contenu n’a été diffusée, ni avant ni après. Cependant, la Russie est déterminée à mettre fin à la situation existante à Idlib. Les troupes turques et les djihadistes de l’Armée nationale syrienne (ANS) et de la milice Hayat Tahrir al-Sham (HTS) doivent être retirés d’Idlib et de l’autoroute M4. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a mis en garde la Turquie à plusieurs reprises à cet égard.

Même si les médias n’en ont pas parlé, Idlib a été le principal sujet à Sotchi. Poutine a demandé à Erdoğan de se retirer d’Idlib avec ses milices. Tayyip Erdoğan n’a pas la force ou la capacité de rejeter cette demande. Il l’a acceptée. Mais, en contrepartie, il a exigé un soutien pour une occupation turco-islamiste de Tall Rifaat et Manbij. Poutine a accepté de soutenir une future invasion, à condition qu’elle ne se fasse pas à l’est de l’Euphrate, mais à l’ouest, dans les territoires contrôlés par les États-Unis.

Les États-Unis sont au courant du contenu des discussions et des marchandages de Sotchi. Le fait que l’armée turque mène depuis longtemps des attaques d’artillerie et des bombardements aériens sur la zone de Tall Tamr, à l’est de l’Euphrate, et qu’elle a massé des troupes avec des chars et des véhicules blindés à la frontière, renforce la probabilité d’une telle attaque. L’avertissement du président américain Biden à la Turquie et la prolongation de l’état d’urgence en Syrie sont intervenus dans ce contexte.

Après la déclaration américaine, la Russie et la Turquie doivent reconsidérer l’accord conclu à Sotchi. Les attaques successives dans les zones occupées par la Turquie au nord de la Syrie et la déclaration d’Erdoğan indiquent la préparation d’une invasion. À la lecture des articles publiés par l’agence Anadolu [agence de presse turque pro-gouvernementale] et TRT, il n’est pas difficile de comprendre qu’après l’avertissement des États-Unis, Tall Rifaat est devenue une monnaie d’échange en contrepartie d’Idlib. L’attitude des États-Unis et de la Russie dans le passé a été la plus grande garantie pour Tayyip Erdoğan et les groupes djihadistes sur le terrain.

Les États-Unis et la Russie resteront-ils silencieux face à une éventuelle invasion, comme ils l’ont fait lors des précédentes opérations d’occupation ? En cas d’attaque terrestre, l’espace aérien sera-t-il à nouveau ouvert à l’alliance Turquie-EI, qui a été vaincue à plusieurs reprises par les YPG/YPJ et les FDS [Forces démocratiques syriennes]? Si tel est le cas, Tayyip Erdoğan et l’alliance des forces armées turques avec l’EI pourront procéder à une nouvelle invasion.

Parce que l’invasion du Sud-Kurdistan ne se déroule pas comme souhaité, ils ont tourné leur viseur vers le Rojava et il semble que la cible soit Tall Rifaat. Le fait que plusieurs généraux aient voulu prendre leur retraite il y a quelque temps, que certains d’entre eux aient démissionné des forces armées turques et que leurs noms et numéros soient constamment dissimulés est lié à des désaccords au sujet d’une nouvelle invasion de la Syrie.

Prêt à toutes sortes de mesquineries et d’abjections pour son succès personnel et celui de sa famille, le dictateur en puissance se prépare à une nouvelle occupation et à une nouvelle guerre. Quelles seront les implications d’une telle invasion et quel en sera le coût pour la Turquie, il n’en a cure.

L’ancien officier et cofondateur du parti DEVA [Parti pour la Démocratie et le Progrès fondé en 2020 par des dissidents de l’AKP], Metin Gürcan, suppose qu’Erdoğan et l’AKP attendent une nouvelle opération dans le nord de la Syrie, malgré de grands risques, pour masquer leur incapacité à gouverner face à la crise économique, au chômage, à la hausse des prix des denrées alimentaires et à la perte de valeur de la livre turque. « Les écrans pourraient être monopolisés pendant des semaines par des experts et des stratèges de la terreur et de la sécurité qui feront des analyses devant une carte de telle colline ou village stratégique. Cela rendrait l’hiver à venir commode pour les décideurs politiques. »

L’énergumène qui est passé du statut de simple fonctionnaire à celui de dictateur du palais est conscient des réactions négatives quotidiennes à son égard ainsi qu’à l’égard de son parti. Conscient également de la tendance à la baisse des sondages électoraux, il sait qu’il ne peut pas se maintenir au pouvoir avec une élection normale. Il mise sur une victoire militaire, quelle qu’elle soit, pour empêcher la chute et sortir de l’impasse.

Par Ferda Çetin