Photo de Sakine Cansiz devant la porte du bureau du Centre d'information du Kurdistan entouré de bougies, militante kurde assassinée à Paris le 9 janvier 2013 à Paris.

La France manque de courage politique pour les résoudre 

Le 9 janvier 2013, trois militantes kurdes sont assassinées en plein Paris. L’assassin présumé, arrêté, est mort en prison suite à un tumeur cérébrale fin 2016. Mais l’enquête n’est pas classée pour autant puisque des commanditaires au sein des services de renseignements turcs MIT sont identifiés. Nous avons rencontré maître Antoine Comte pour qui le pouvoir français manque de courage dans le dossier judiciaire, et l’écrivain anti-colonial Nils Andersson qui trouve suspect que les enquêtes judiciaires dans ce type de meurtres n’aboutisse jamais. Nous publions ci-dessous la liste non exhaustive constituée par Nils de tous les crimes perpétrés sur le sol français restant impunis.

Liquidation physique en dehors de la France

Nils Andersson: « Les attentats politiques non élucidés en France se comptent par dizaines depuis la fin des années 50 jusqu’à aujourd’hui. Mais la France commet aussi des assassinats, mais en dehors de son territoire. On est dans les opérations « homo » comme on dit: une opération dirigée contre une personne pour la liquider physiquement. François Hollande avait reconnu qu’il avait donné lui-même son accord pour des opérations homo à l’étranger, au Tchad, en Syrie, au Liban. Toute la droite française avait réagi fortement en disant: « Ca ne se dit pas, ça ne se reconnaît pas. » Donc ils ne l’ont pas nié. Mitterrand a toujours nié d’être au courant de l’affaire Rainbow Warrior, mais ce type d’opération ne peut pas se faire sans l’aval de la présidence ou au moins du ministre concerné. Hollande a avoué qu’il a donné des ordres de liquidation physique à l’étranger. »

Meurtres non élucidés en France

Nils Andersson: « Mais il y a eu plusieurs dizaines d’assassinats politiques sur le territoire français, avec ou sans collusion des services et du pouvoir français, essentiellement contre des Palestiniens, des Sud-africains, des Algériens. Le plus grand nombre d’assassinats politiques concernent malgré tout les Basques, faits par le gouvernement espagnol en France, mais avec une certaine collusion des pouvoirs français lors des opérations.

La grande interrogation est que: aucun des ses assassinats n’a jamais trouvé d’aboutissement dans un tribunal. On arrive à des non-lieux ou pas de procès, à deux exceptions près: Chapour Bakhtiar, qui était ministre sous le Shah d’Iran et un autre proche du gouvernement du Shah d’Iran. Les deux ont été assassinés en France. Là, les gens ont été jugés. Donc conclusion: quand on a un gouvernement ami, on trouve les assassins et les commanditaires et on les juge, alors que dans aucun autre cas – l’Afrique du Sud, l’Algérie, la Palestine, les Kurdes, les Tamouls, … – l’enquête n’aboutit. Il n’y a jamais un fin. Cela interroge, quand même. »

Collusion indirecte avec les services français : Ben Barka, Henri Curiel, …

Nils Andersson: « On sait que dans certains cas – dans le cas de Ben Barka c’est évident – il y a eu collusion des services français avec l’assassinat. J’ai rencontré Ben Barka quelques semaines avant son assassinat. J’étais en Suisse et ceux qui assuraient sa protection en Suisse étaient des communistes espagnols. Ce n’est pas vraiment idéal d’être protégé dans un pays par des gens qui sont eux-mêmes poursuivis par la police pour leur activité anti-franquiste. Donc j’avais rencontré Ben Barka pour régler ce problème et on avait parlé d’une protection en France, parce que c’est là où se trouvait quand même la principale menace contre lui. Mais il m’avait répondu: « Non, parce que j’ai la protection de De Gaulle. » Ca confirme tout à fait ce qui s’est passé ensuite: la protection de De Gaulle n’avait pas suffit. Il y avait des liens entre des branches des services de renseignement français avec des services étrangers. Un journaliste en Suisse m’avait dit: « Quand Ben Barka est venu à Paris, le jour où il a été kidnappé, la police suisse à l’aéroport lui a dit: ne prenez pas cet avion. » La police suisse avait une information et avait prévenu Ben Barka, mais il avait une grande confiance en De Gaulle. Le même type de collusion s’est produit dans l’assassinat de Henri Curiel. Mohamed Boudia par contre a été assassiné par le Mossad. Le Mossad peut agir en France avec une couverture de repli en tout cas. Ca c’est sûr. Mais pour l’assassinat de Ben Barka et Henri Curiel, ce sont les mêmes milieux qui les ont assassinés. La collusion est évidente dans le meurtre de Ben Barka, elle l’est aussi dans le cas d’Henri Curiel. »

L’implication de la Turquie avérée: jamais de procès, c’est suspect

Bien plus tard, des Tigres tamouls sont assassinés en plein Paris en 1996 et en 2012, et les trois militantes kurdes en 2013. S’il n’y a pas d’implication des services de renseignements français avérée, l’Etat français ne montre pas une grande impatience ni beaucoup de courage pour élucider ces meurtres.

Nils Andersson: « Dans le cas du meurtre des trois femmes kurdes, il n’y a pas une implication de services français, clairement non, mais il y a un manque de courage pour la poursuite judiciaire. Les services d’un gouvernement turc en ce cas interviennent sur un autre territoire pour assassiner des gens. La vingtaine d’assassinats en France – écartant les Basques – pendant 40 ans n’ont jamais abouti à un procès. Comment est-ce possible qu’à chaque fois, même si ce sont des services étrangers, ils aient la capacité d’échapper totalement à tout contrôle de la police? C’est la grande question. Il n’y a peut-être pas collusion directe, mais il y a collusion indirecte, parce que, pour que jamais on aboutisse à un procès, jamais, pas une seule fois, Antoine Comte le dit, c’est plus que suspect. Ils font des commissions rogatoires, mais c’est plutôt une façon de dire: « On ne fait pas rien ». Pour les deux ex ministres iraniens par contre, cela a bien abouti, parce que cela a touché des pouvoirs en place avec qui la France n’était pas très amie. Mais quand le pays concerné est un pays ami, c’est scandaleux que l’enquête judiciaire n’aboutisse à rien. Et pour les trois femmes kurdes c’est un scandale, parce que l’implication de la Turquie est avérée. »

Une question de volonté politique

Nils Andersson: « Je pense qu’il n’y a pas un autre pays en Europe où il y a eu autant d’attentats politiques qu’en France. C’est là où la question se pose avec une acuité particulière. On assiste à une impuissance judiciaire. Et chaque fois les responsables politiques français disent: « On mettra tout en oeuvre pour que les assassins soient trouvés et jugés » et chaque fois il n’y a rien qui se passe. Dans le cas des femmes kurdes tuées, l’enquête se dirige vers les commanditaires, grâce aux écoutes téléphoniques publiées, qui pointent directement vers les services secrets turcs, le MIT. Si on veut résoudre les meurtres, on peut. »

Antoine Comte, l’avocat des trois femmes kurdes assassinées:

 

« C’est une question de volonté politique. Le parquet est saisi d’une plainte que nous avons déposée contre les commanditaires. La question est de savoir si le parquet va avoir la volonté de rouvrir l’information, de recommencer une partie des enquêtes et des investigations pour aller jusqu’aux commanditaires. Nous avons versé dans le dossier de nouveaux éléments qui vont dans le sens de l’identification de certains commanditaires. Erdogan lui-même a reconnu que l’ordre de l’assassinat venait des services secrets turcs, le MIT, mais maintenant il faut que le parquet ait le courage d’aborder cette question. Ou alors de faire comme dans le passé, de laisser des crimes impunis sur le terrain français. »

La Turquie envoie des escadrons de la mort

Antoine Comte: « S’agissant de la réalité du dossier des trois femmes kurdes tuées: ou bien le parquet français antiterroriste de Paris rouvre l’information ou bien nous allons devoir exposer publiquement ce qui se passe dans l’ensemble des pays européens où des escadrons de la mort circulent pour liquider des opposants turcs ou kurdes. Il y a des cas en Allemagne et en Belgique, et tous ces cas ont des liens avec la France. Donc si on est obligé d’exposer tout ça, on verra la couardise du gouvernement français lorsqu’il s’agit de groupes et des commandos de la mort qui viennent tenter d’assassiner des opposants en Europe. »

Manifestation le samedi 6 janvier à 11h à Paris, Gare du Nord pour exiger toute la vérité et la justice concernant l’assassinat de Sakine Cansiz, Fidan Dogan (Rojbîn) et Leyla Saylemez le 9 janvier 2013.

LISTE des assassinats dans Paris. Ces crimes restent impunis (liste non exhaustive)

21/05/1959: Amokrane Ould Aoudia, Algérien, avocat du collectif de défense des militants du FLN algérien

29/10/1965: Mehdi Ben Barka, Marocain, opposant marocain, fondateur de l’Union nationale des Forces Populaires UNFP, responsable de la préparation de la Tricontinentale à La Havane

8/12/1972: Mahmoud Al Hamchari, Palestinien, représentant en France de l’Organisation de Libération de la Palestine OLP

5/04/1973: Basil Al Kubeisi, Irakien, membre du CC du Front Populaire de Libération de la Palestine FPLP

28/06/1973: Mohammad Boudia, Algérien, militant du FLN algérien, puis engagement internationaliste dans le FPLP

4/05/1978: Henri Curiel, Egyptien, militant internationaliste, Algérie et Palestine

21/09/1980: Salah Bitar, Syrien, opposant au régime syrien

29/03/1988: Dulcie September, Sud-Africaine, représentante de l’ANC en France

7/04/1989: André Mecili, Algérien, dirigeant du Front des Forces Socialistes FFS

8/06/1992: Atef Bsissou, Palestinien, membre du Conseil révolutionnaire du Fatah OLP

11/07/1995: Abdelbaki Sahraoui, Algérien, co-fondateur du Front islamique du salut FIS, partisan du dialogue entre les parties en conflit.

26/10/1996: Kandiah Perinpanathan et Kandiah Kesenthiran, responsables en Europe des Tigres de Libération de l’Eelam Tamoul

8/11/2012: Nadarajah Mathinthiran, responsable en France des Tigres de Libération de l’Eelam Tamoul

9/01/2013: Sakine Cansiz, Fidan Dogan, Leyla Saylemez, respectivement fondatrice du Parti des Travailleurs du Kurdistan PKK, représentante en France du Congrès National du Kurdistan et militante kurde.

Plus de vingt militants de l’ETA ont été tués en France, sans suites judiciaires.

Cette liste, qui n’est pas exhaustive, se rapporte à des assassinats politiques dans lesquelles sont impliqués des Etats étrangers, avec implication ou risque d’implication, directe ou indirecte, active ou passive de l’Etat français.

Par Chris Den Hond