Entendu mardi dans le cadre du procès
Selahattin Demirtas, ancien coprésident emprisonné du HDP, entendu par visioconférence dans le cadre du procès "Kobanê", le 6 septembre, à Ankara

Entendu mardi dans le cadre d’une audience du procès « Kobanê » devant la Cour criminelle d’Ankara, Selahattin Demirtas, ancien co-président du HDP emprisonné, s’est exprimé sur le contexte historique de la question kurde en Turquie. À cette occasion, il a appelé l’État turc à trouver une solution par le dialogue avec le leader kurde Abdullah Öcalan, également emprisonné.

Le procès « Kobanê », ouvert en avril 2021, se poursuit à Ankara. 108 personnes, dont les membres de l’ancienne direction du Parti démocratique des Peuples (HDP), sont mises en examen dans ce procès, accusées de crimes terroristes et de meurtres, en lien avec des manifestations qui s’étaient déroulée du 6 au 8 octobre 2014, alors que la ville de Kobanê, au nord de la Syrie, était assaillie par les djihadistes de l’État islamique (EI). 21 des accusés sont en prison, dont l’ancien président du HDP Selahattin Demirtas détenu depuis novembre 2016. Ce dernier s’est longuement exprimé sur la situation politique en Turquie au regard du contexte historique de la question kurde :

« ll y a un jugement de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à mon sujet dans votre dossier. Il y est dit que les accusés sont détenus pour des raisons politiques. Par conséquent, discuter de l’affaire en ignorant ses motifs politiques reviendrait à ignorer la loi.

Pourquoi considérons-nous cette affaire comme un cas politique important dans l’histoire de la Turquie ? Le conflit entre les deux branches des unionistes lors de l’effondrement de l’Empire ottoman n’a pas pris fin avec la création de la République. La tradition, qui s’est divisée entre le Parti démocrate et le CHP [Parti républicain du Peuple, kémaliste] a décidé de construire l’État républicain turc laïc en reniant toutes les identités, cela pour la survie de l’État. En regardant en arrière, nous comprenons mieux pourquoi il s’agit d’une destruction politique.

Le turquisme comme ciment de la République

Lorsque l’Empire ottoman s’est effondré, en raison de la paranoïa selon laquelle les mouvements nationalistes allaient diviser l’Empire, on a décidé que la définition de la nation en Anatolie serait basée sur la turcité… Les discussions au sein du Comité Union et Progrès (İttihat Terakki) ont abouti à un consensus sur cette question : “La nation doit avoir une seule langue. Toute personne appartenant à la République turque est turque. Cette conscience et cette histoire doivent être inculquées aux gens. Toute personne qui s’en écarte sera dans le collimateur du régime.” Même s’il existe des divergences entre eux [au sein du Comité Union et Progrès], c’est sur ce point qu’ils parviennent à un consensus.

L’unification plutôt que l’uniformisation

Tous ceux qui ne se conforment pas à l’idéologie officielle sont considérés comme des terroristes, qu’il s’agisse d’artistes ou d’hommes et de femmes politiques. Je pars du principe que les militaires, les agents de police et les autres fonctionnaires présents dans la salle croient en cette idéologie officielle. Ils veulent protéger l’intégrité de l’État et se qualifient eux-mêmes d’étatistes. Aujourd’hui, en 2022, nous appliquons les mêmes codes qu’en 1925, mais c’est une erreur. Les erreurs commises au cours de ces années peuvent être réparées. De nouvelles définitions peuvent être créées sans décomposer l’État et sans détruire l’intégrité de la nation. L’Anatolie et la Mésopotamie sont, à l’instar de l’Égypte, des centres de civilisation. L’Anatolie est une mosaïque de peuples, de civilisations et de cultures. Il n’est pas possible de la détruire ou de l’uniformiser… Il est possible de créer des valeurs nationales communes sans pour autant imposer une seule identité. Le drapeau, qui symbolise l’indépendance de l’État et de notre nation multiculturelle, en est une. Le droit est l’une des garanties de l’unité nationale. Les langues en font également partie. C’est notre patrie à tous. En tant que Kurde, j’ai aussi des droits à Ankara et à Trabzon. Le moyen d’éviter la division n’est pas l’uniformisation, mais l’unification. L’unité, c’est la pluralité. Une langue, une nation, c’est le slogan de Hitler.

Négocier avec Öcalan pour parvenir à une solution

La philosophie fondatrice de la République s’est servie d’un discours pluraliste pour faire participer les Kurdes, les Alévis et les Circassiens à la guerre. Il fut alors question d’une région méridionale du Kurdistan à l’intérieur des frontières du Misak-ı Milli [Pacte national qui fixait entre autres les nouvelles frontières de la Turquie au moment de l’effondrement de l’empire ottoman]. mais à Lausanne, puis dans la Constitution de 1924, cette idée fut ignorée et l’idéologie officielle de la turquisation fut imposée.

En 2022, ici même, le procureur nous soumet un réquisitoire à la base duquel se trouvent la question kurde, la langue kurde et les questions liées à la kurdicité. Tout le monde devrait retenir la leçon. Nous devons mettre un terme aux souffrances que nous nous infligeons mutuellement depuis un siècle. Fin 2012 et début 2013, un appel s’est élevé pour une solution qui mette fin à l’effusion de sang.  Le processus de résolution était une invitation à mettre en œuvre la philosophie fondatrice de la République. Nous voulions que l’État turc traite la population kurde de manière honnête et égale, afin que les Kurdes ne jettent pas la pierre à l’État. Il y a aussi la dimension de l’impérialisme. L’impérialisme ne se soucie pas de savoir si le Kurde tire sur le Turc ou si le Turc tire sur le Kurde, ce qui l’intéresse c’est la croissance de ses profits. Ni vous ni moi ne souffrirons de la résolution de ce problème. Mais l’impérialisme en souffrira. C’est pourquoi cette question est aussi une question de classe. Pour la résoudre, il faut agir avec courage. Cela ne peut pas fonctionner avec des politiciens lâches et peu scrupuleux. Nous avons besoin d’hommes et de femmes politiques qui se sacrifient. Il faut prendre le risque d’être catalogué comme terroriste. Abdullah Öcalan est habilité à trouver une solution. La République de Turquie doit négocier avec Öcalan. Elle doit promettre au PKK la liberté et la démocratie, rien d’autre. »

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