Emprisonnée en Turquie depuis 5 ans, l’ancienne députée du HDP Aysel Tugluk est maintenue en détention malgré de graves troubles de la mémoire
Aysel Tugluk (au milieu), femme politique kurde au long parcours combattant, est emprisonnée depuis plus de cinq ans par le régime turc

Emprisonnée en Turquie depuis cinq ans, l’ancienne députée du HDP Aysel Tugluk souffre de graves troubles de la mémoire apparus il y près d’un an. Malgré l’aggravation progressive de son état, l’avocate de formation est maintenue en détention, comme de nombreux autres prisonniers malades. Un sujet qui suscite de vives contestations dans le pays, surtout après la mort de plusieurs prisonniers politiques au cours des dernières semaines. 

Dans une chronique publiée dans le quotidien Yeni Özgür Politika, la journaliste Sara Aktaş rend hommage au combat de la femme politique kurde contre une double oppression, celle de l’État et du système patriarcal.

Le mouvement des femmes kurdes ne peut être compris et interprété qu’à travers sa résistance. Quand il s’agit de la résistance des femmes, les espaces où se déroule cette résistance, notamment les prisons, sont d’une grande importance. Parce que les femmes kurdes qui ont été détenues dans les prisons, dans les maisons de leur mari ou de leur père, ont lutté pour sortir de ces espaces. En libérant ces espaces, elles sont passées des maisons aux rues, aux places et aux montagnes pour se battre.

Les femmes kurdes mènent une résistance remarquable face aux normes et aux rôles de genre qui leur sont imposés par le système patriarcal et l’oppression du gouvernement, ceci non seulement dans le domaine de la lutte politique, mais aussi dans tous les domaines de la vie.

Aysel Tugluk est l’une de ces femmes. Après que ses avocats aient annoncé qu’elle luttait contre des pertes de mémoire, le Conseil des femmes du Parti démocratique des peuples (HDP) a lancé une campagne pour la libération des prisonniers gravement malades, en particulier des femmes politiques retenues en otages dans les prisons turques.

Mais qui est Aysel ? Originaire de Dersim, elle a grandi à Elazığ. Comme tous les habitants de la région, elle porte les séquelles du massacre de Dersim au plus profond de sa mémoire. C’est là son premier traumatisme.

Dans sa jeunesse, elle connait le fascisme et la persécution de l’État turc. Elle attend son frère devant les portes du centre de torture où il est détenu. Comme si cela ne suffisait pas, son frère est assassiné en prison, ce qui lui cause le second traumatisme de sa vie. Face à tant de douleurs et d’oppressions, elle n’a pas eu d’autre choix que de devenir une opposante, une militante de gauche et une rebelle, a-t-elle déclaré un jour.

En raison de la pression constante exercée sur sa famille, elle déménage à Istanbul où elle obtient son diplôme de droit et devient avocate. Elle s’engage alors dans la défense des révolutionnaires emprisonnés et soumis à de graves formes de torture dans les années 1990. Dans le même temps, Elle participe activement aux travaux de la Fondation pour les études sociales et juridiques (TOHAV) et de l’Association des droits de l’homme (IHD). À la même époque, elle fonde l’Association des femmes patriotes et participe à la lutte pour la liberté des femmes. Lorsque Abdullah Öcalan est arrêté dans le cadre d’une conspiration internationale, elle se porte volontaire pour le défendre et confonde avec d’autres avocats le cabinet juridique Asrin chargé de la défense du leader kurde.

Dans les années 2000, Aysel Tugluk s’impose comme une figure politique majeure, participant activement à la vie politique et devenant coprésidente du Parti de la société démocratique (DTP), puis du Congrès de la société démocratique (DTK). Elle est élue députée à deux reprises [en 2007 et 2011], puis arrêtée en 2016 alors qu’elle est coprésidente adjointe du HDP.

En prison, elle continue à subir l’oppression. Comme chacun le sait, le gouvernement turc, qui cherche à renforcer son emprise sur le pouvoir par des politiques misogynes, polarisantes, militaristes et meurtrières, tente de faire céder Aysel en lui infligeant toutes sortes de mauvais traitements.

La cérémonie funéraire organisée pour l’enterrement de sa mère, Hatun Tugluk [décédée en septembre 2017], ne peut se dérouler dans le calme. Le corps doit être exhumé en raison d’attaques physiques sur la tombe [à Ankara, un groupe d’islamo-nationalistes turcs manifeste violemment pour empêcher l’enterrement, après quoi le corps est transporté à Dersim]. Cet événement est un autre traumatisme grave dans la vie d’Aysel.

Les troubles de la mémoire dont souffre Aysel Tugluk ne peuvent s’expliquer indépendamment de la politique de torture imposée aux prisonniers qui continuent à résister dans les prisons turques malgré leurs problèmes de santé.

Malgré l’indignation soulevée dans l’opinion publique par le maintien en détention d’Aysel Tugluk, les autorités turques continuent de jouer les trois singes – parce qu’Aysel est kurde et alévie. Et aussi parce que, dans son livre « La couleur pourpre dans la politique kurde » Gültan Kışanak reprend ces paroles d’Aysel: « Comme le dit Samuel Beckett : « Essaie encore, échoue encore, échoue mieux ». Nous devons continuer à nous battre chaque fois que nous avons échoué, avec la joie de jouer à un jeu. Nous pouvons échouer plusieurs fois, et alors ? Alors, nous devrions essayer et échouer encore et encore pour devenir meilleurs. Il s’agit d’embrasser la vie. »

Oui, Aysel est une femme qui n’a jamais cessé de se battre, malgré tous les échecs qu’elle a subis. C’est une femme qui a consacré sa vie à la lutte pour la liberté. Demander justice pour Aysel Tugluk signifie donc défendre la lutte des femmes pour la liberté. Cela signifie défendre la politique démocratique et s’opposer à la politique mortifère du gouvernement.

Alors, élevons une fois de plus nos voix pour tous les prisonniers, au nom d’Aysel. Pour conclure, je voudrais la citer encore: « Nous continuerons à exister pour notre travail, notre identité et notre liberté. En tant que femmes, nous n’avons pas d’autre choix que de lutter contre la mentalité sexiste. Nous devons être sûres de nous. Il n’y a rien que l’intelligence émotionnelle et analytique des femmes ne puisse accomplir. »