Emine Erkan, originaire de la ville de Sirnak, n’a que 25 ans et pourtant, elle est détenue à la prison d’Elazig depuis plus de six ans. Elle travaillait au centre culturel et artistique mésopotamien, appelé MKM (Mezopotamya Kültür Merkezi en turc, Navenda Çanda Mezopotamya en kurde), où elle donnait des cours de musique à un groupe musical de femmes. Elle chantait aussi. En 2016,elle a été arrêtée, mise en détention et condamnée à 8 ans et 9 mois de prison. Elle aurait dû être libérée en janvier de cette année mais sa peine d’emprisonnement a été prorogée de 3 ans pour avoir obstrué la caméra de surveillance qui filme les détenues en permanence. A la suite de cette décision, elle a été mise en cellule d’isolement. Des lettres d’Emine Erkan franchissent les murs de la prison d’Elaziğ – Amitiés kurdes de Bretagne (akb.bzh) Mais Emine ne baisse pas les bras : elle continue de se battre pour la défense de son peuple, de sa culture, de sa langue. Elle continue de se battre avec ses armes. « Awiren Xeyidî » est son premier roman. La dédicace donne le ton :
ji bo ku heta vê demê bi çand ù zimanê xwe jiyam ; vê berhemê diyariyê mamosteya xwe ya yekemîn, dayîka xwe dikim.
“À ma mère, ma première professeure, celle qui m’a offert l’opportunité de vivre jusqu’à présent ma propre culture et ma propre langue”.
Son roman est un livre de poème dont le titre est difficile à traduire en français : il exprime assurément une souffrance qui ne supporte pas d’être humiliée, méprisée et qui s’exprime furieusement, dans une forme littéraire qui permet aussi le rêve, l’évasion, l’espoir. «Dageran » (Métamorphose) est le premier poème : il exprime un sentiment de revanche refoulé face à une adversité oppressante, répressive, implacable.
Dageran (Métamorphose )
sîha reş bi ser min de bê
L’ombre noire m’atteindra
heke nebim xêlîvanên
si je ne me métamorphose pas en tissu
kolanên xerabe
voilant les rues délabrées
ketime bextê te
je te prie
heke careke din
si une prochaine fois
bikeve navbera min û te
il s’interpose entre toi et moi
dest bavêje tifinga du lûle
munis-toi de ton fusil à double canon
nede xatirê tu kesî
implacablement
lê bide !
tire-lui dessus!
û lê bide !
et tire-lui dessus!
xwezî min ji rave hilbikira
Oh combien j’aurais aimé raviver
janaxwe ya lerzok
ma douleur tremblotante
Note du traducteur : les tissus étaient utilisés dans les combats de rue pour pouvoir les traverser sans être vus des forces ennemies. L’auteur fait clairement allusion aux combats de rue au Kurdistan de Turquie ou à ceux au Rojava
Kurdistan occidental (Kurdistan de Syrie), divisé en trois cantons : Cizirê (le canton le plus peuplé comprenant notamment la ville de Qamişlo), Kobanê et Efrin. More
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Le livre est préfacé par trois détenues de la prison d’Elazig : Leyla Güven, Hülya Alokmen Uyanik et Remziye Yaşar. A travers les murs la prison d’Elazığ – Amitiés kurdes de Bretagne (akb.bzh). Leyla Güvenex co-maire de Viranşehir, ex- membre du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, députée destituée de Hakkari, purge une peine de 27 ans et 3 mois de prison. Des lettres de Leyla Güven franchissent les murs de la prison d’Elaziğ – Amitiés kurdes de Bretagne (akb.bzh). Hülya Alokmen Uyanik, co-maire destituée de Diyarbakir (qui a succédé à Gültan Kışanak, elle-même destituée et détenue depuis 2016) a été condamnée à 10 ans et 6 mois de prison. Remziye Yaşar, co-maire destituée de Yüksekova a été condamnée à 17 années et 6 mois de prison.
Préface de Leyla Güven (extraits)
« Il est bien connu que les lèvres des poètes sont animées dans le monde entier par l’amour, le désir et tant d’autres sentiments. Mais dans notre pays, leurs bouches ne s’ouvrent que pour relater le flot ininterrompu des morts, des pensées proscrites, pour relater la souffrance et la douleur, les amours impossibles ou les cris et les appels à l’aide de leur peuple opprimé. Hevala (notre amie) Emîne et sa poésie ne font pas exception. Emîne y exprime ouvertement la colère que lui inspire l’interdit frappant la langue kurde. Elle demande : « Comment peuvent-ils dire d’une langue pratiquée par des millions de Kurdes, d’une langue littéraire et artistique, qu’il s’agit là d’une langue inconnue ? »
Dans son recueil de poèmes, hevala Emîne s’insurge contre cette posture. Née dans la vénérable ville de Şirnex (Şirnak) au Botan, elle est la plus jeune de ses dix frères et sœurs. Ce n’est encore qu’une enfant quand elle se met à fréquenter le Centre culturel de Mésopotamie (Navenda Çanda Mezopotamyayê) où elle ne tarde pas à chanter parfaitement dans sa langue maternelle. Elle joue aussi du ‘tembûr’, de la ‘flut’ et de ‘l’erbane’. Elle a une douzaine d’année quand elle prend conscience que le système étouffe la culture kurde sous toutes ses formes. À peine adulte, elle est condamnée à huit ans et neuf mois de prison. Sans jugement, sans raison. Mais Emîne n’entend pas laisser défiler les jours sans ne rien faire. Comme des milliers de prisonniers politiques, ses camarades de route, elle écrit des textes ô combien précieux. Face aux autorités, elle ne se cache pas et répond. Oui, dans notre pays les enfants ne peuvent pas vivre une enfance convenable, pas plus que les jeunes leur jeunesse et les vieux leur vieillesse. Chez nous, tout le monde grandit avec le poids de ses souffrances et de ses tourments. Chacun vit avec l’idée tenace que l’enfermement et la mort ne sont jamais bien loin….
… Je suis tellement heureuse d’avoir fait la connaissance d’Emîne. Du haut de sa jeunesse, elle écrit dans notre belle langue les poèmes de notre pays et nous lui en sommes infiniment reconnaissantes… ». Leyla Güven
Préface de Hulya Alokmen Uyanik (extraits)
« …Emîne vient du Botan. Cette région est l’une des sources artistiques majeures pour les Kurdes et le Kurdistan. Qui boit une gorgée à cette fontaine se réveille avec une soif culturelle insatiable. Emîne a filé ses sentiments avec un fuseau et préparé des fils magiques et multicolores. Elle en a fait un tapis, qu’elle étale devant vous. Vous marcherez bientôt dessus et avec de la chance votre cœur sera suspendu aux fils avec lesquels il a été tressé.
Emîne a écrit ses poèmes en prison. Vous pourriez croire qu’ils ont été rédigés dans une cellule sombre ou dans la cour étroite d’une prison et confinés à ce seul espace. Non… C’est une brise d’été, l’ombre du mont Cudî, le murmure du Tigre, toutes les fleurs et parfums du Botan ou encore les berceuses des femmes de Şirnex que l’on retrouve rassemblés dans la poésie d’Emîne.
La prison se dresse face à la nature de l’humanité. Elle n’a rien de beau. Nous connaissons la signification de ses murs froids pour la société et le peuple kurde. Nous les abattrons, totalement. Emîne a rempli sa besace ici. Lorsqu’elle marchera libre dans les rues de Şirnex, jetez lui les fleurs que contient la vôtre. Attendez-la. Nous la remercions pour son travail et le lien qu’elle a établi avec la vie ». Hulya Alokmen Uyanik.
Préface de Remziye Yasar (extraits)
« … Hevala Emîne a vu le jour dans un univers empreint d’amour et de résistance, le même que celui de Mem û Zîn.( poème épique kurde, écrit en 1692 par le poète kurde Ehmedê Xanî. Derrière l’histoire d’un amour impossible entre deux jeunes Kurdes, c’est un plaidoyer en faveur de l’indépendance du Kurdistan. C’est l’un des textes fondateurs de la littérature kurde). Lorsque l’on évoque la région du Botan à quelqu’un, la première chose qui lui vient à l’esprit est sans aucun doute les arts et la culture kurdes. En effet, poètes et auteurs de grande valeur se sont succédé ici pour raconter dans leur langue maternelle les peines de leur patrie. Les jeunes Kurdes marchent par centaines dans leurs pas et Emîne est l’une d’entre eux. Et dans son cœur, elle a construit un monde immense… J’aurais tellement de choses à dire au sujet de mon amie. Mais je vais me contenter d’une seule : j’ai acquis cette conviction que hevala Emîne deviendra à l’avenir un exemple pour les jeunes femmes kurdes mais aussi, à travers ses poèmes et ses chansons, une référence pour la littérature et la culture kurdes. Je te souhaite, hevala, une fois de plus une longue et belle vie. Que tes espoirs et l’encre de ton stylo ressemblent au Tigre et à l’Euphrate. Qu’ils coulent toujours et soient sans fin ». Remziye Yasar.
Mixabin (poème de la dernière page)
Malheureusement
Bajar bi mijê kete nava xewê
La ville s’est endormie dans le brouillard
Pagerîvan di nav alûleyên de
Des personnes patrouillent dans les ruelles
Stranên distirên
En chantant
Kesên ku me nedîtî
Ces personnes que nous n’avons pas vues
Hezar helînên kemînê vegertine
Ont ouvert mille embuscades.
Peyman tê akortekirin
Un accord est en train de se conclure
Ew ê dîsa xerab bibe
Il sera de nouveau rompu
Oui, comme conclut Emîne, Il y a des milliers de problèmes à solutionner avant d’arriver à trouver un accord de paix. Il y a des tentatives mais le chemin sera encore long.
André Métayer
Merci aux traducteurs.
« Cher André, J’ai passé deux années en prison avec Emine Erkan. Elle (artiste) a été emprisonnée à 19 ans et aujourd’hui elle en a 25. Elle a écrit cet ouvrage dans sa langue maternelle. Je vous l’envoie aux fins de sa diffusion. Nous vous aimons profondément. Cordialement. Leyla Güven »