Le 16 mai 2020, les enseignant.e.s de la ville Duhok, située dans la région autonome du Kurdistan, au nord de l’Irak, appelaient à un rassemblement pour dénoncer le non-paiement de leurs salaires depuis plusieurs mois.
Avant même la manifestation, Badal Bardawi, activiste enseignant et organisateur du rassemblement, a été arrêté par les forces de sécurité. La manifestation était à l’initiative d’activistes, les syndicats enseignants étant complètement inféodés aux forces politiques et ne se plaçant pas en opposition à celles-ci. Elle a rassemblé majoritairement des enseignant.e.s rejoints par quelques autres fonctionnaires partageant leurs revendications, avant d’être ensuite dispersée par la police anti-émeute. Une centaine de personnes ont été arrêtées, dont huit journalistes qui couvraient l’événement. 15 des interpellés étaient encore détenus le lendemain. Les autorités justifient leur action par le fait que la manifestation n’aurait pas été déclarée, alors que Hamdi Barwari, président de la branche de Duhok de « Kurdistan Human Rights » affirme que les enseignant.e.s avaient déposé une demande 48h avant, restée sans réponse – donc sans interdiction.
La ville de Duhok est l’un des fiefs du Parti Démocratique du Kurdistan (PDK), dirigé par la famille Barzani et n’ayant de démocratique que le nom, qui co-dirige avec son rival, l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK), le Gouvernement Régional du Kurdistan (KRG). La répression brutale des enseignant.e.s s’inscrit dans une longue tradition consistant à étouffer toutes les voix dissidentes, journalistes, enseignants, activistes, qui dénoncent la corruption endémique des autorités du KRG, qui privilégient un fonctionnement clanique et partisan à la mise en place d’un système démocratique et au développement de services publics de qualité. Chose surprenante, la ville de Duhok, sous la coupe du PDK, est peu souvent le théâtre de protestations contre le gouvernement, et encore plus rarement la première à les lancer. Si il est encore trop tôt pour en tirer une analyse, cette manifestation montre tout de même l’étendue de la colère, qui gronde à présent jusque dans des zones supposées acquises aux Barzani.
La crise des salaires des enseignant.e.s s’inscrit dans le cadre plus général des tensions entre le gouvernement fédéral de Baghdad et les autorités du KRG sur la question du budget et de l’argent lié au pétrole. Le KRG est censé fournir une certain quantité de barils de pétrole au gouvernement fédéral, qui en retour accorde une enveloppe budgétaire pour le fonctionnement du KRG et de ses institutions. Mais depuis que le KRG a décidé de vendre une partie de son pétrole indépendamment en 2013, les tensions sont récurrentes avec les autorités fédérales, qui coupe régulièrement le budget du KRG. Ainsi mi-avril, l’ancien premier ministre irakien Adil Abdul-Mahdi a demandé l’arrêt de tout paiement au KRG qui a donc du prendre sur un budget défaillant pour payer ses fonctionnaires, donnant la priorité à l’appareil policier et militaire ainsi qu’à la santé au vu de la crise du coronavirus.
Alors que des officiels du PDK dénoncent une manipulation politique du parti de l’Union Islamique du Kurdistan, Rewas Fayaq, présidente du Parlement du KRG et membre de l’UPK, a affiché son soutien aux enseignant.e.s en déclarant, citée et traduite en anglais par le journaliste Kamal Chomani sur Twitter : « Tout le monde au Kurdistan est furieux contre nous, et leur protestations ne connaissent pas de frontières. Tou.te.s, de Duhok, d’Erbil, Sulaymaniyah et Halabja partagent les mêmes griefs. Laissez les s’exprimer librement. C’est le devoir des autorités politiques de les entendre et de répondre positivement à leurs demandes. ».
Un constat d’une rare lucidité venant d’une représentante d’un des deux partis dominants, qui lui même n’a pas hésité à réprimer différentes manifestations de mécontentement, dont celles d’enseignant.e.s, dans les années passées…
Par Heval Mamoste