Şervano, un chant kurde de résistance

Publiée dans la semaine qui a vu commencer l’opération turque d’invasion du nord de la Syrie baptisée cyniquement « Printemps de la Paix » par la Turquie, la chanson « Şervano » est devenue omniprésente dans les manifestations, comme sur les champs de bataille et les lignes de front.

La chanson « Şervano » (se lit Chervano, « combattant » en kurde, à la forme vocative) est devenue emblématique avec la diffusion des images des funérailles du combattant YPG Yusif Nebi, qui avait demandé à sa famille de ne pas pleurer, mais de chanter et de danser s’il venait à mourir au combat. Entouré d’une grande foule venue rendre hommage au combattant tombé en martyr, son frère et sa mère ont dansé comme un acte de résistance contre le fascisme.

« Şervano » a été composée par l’artiste kurde Şêro Hindê, qui travaille pour une association artistique au Rojava. Également membre de la Commune du Film du Rojava, il est l’auteur de deux documentaires : « Darên bi tenê » (Les arbres solitaires) et « Bajarên wêrankirî » (Les villes détruites).

Nous publions ci-dessous des extraits d’une interview réalisée avec le compositeur par la revue allemande Kurdistan Report.

Dans quelles circonstances la chanson « Şervano » a-t-elle été créée ? Où est-ce que le clip vidéo a été tourné ?

Lorsque la Turquie et ses alliés ont commencé leur opération d’invasion, le soir du 9 octobre, j’étais à Qamişlo, avec le musicien Mehmûd Berazî et l’auteur Ibrahim Feqe. Ensemble, nous avons écrit la chanson et composé la musique. Pendant ce temps, des bombes tombaient sur Qamişlo, tuant six personnes et en blessant beaucoup d’autres.

Cette nuit-là a été très significative car les résistants se sont mobilisés sans relâche et sans peur pour protéger les populations civiles et les préparer en même temps à une nouvelle guerre. La vue de ces braves combattants nous a inspirés. La chanson « Şervano » se trouvait littéralement sous nos yeux. Le lendemain, nous avons commencé à tourner le clip de la chanson. Nous avons, à dessein, travaillé sans images et techniques sophistiquées afin d’être le plus authentique possible.

Vous attendiez-vous à un tel impact de « Şervano »? Quelles ont été les réactions?

Nous nous attendions à ce que la chanson touche et fasse bouger les gens, mais nous avons été surpris par l’ampleur de l’impact. Nous essayons toujours de créer des œuvres qui reflètent l’air du temps. Cependant, il est important pour nous d’être fidèles à nos traditions artistiques séculaires et de faire vivre notre culture folklorique.

Il y a eu, avant Şervano, d’autres chansons populaires, comme « Nivişta Gerilla », « Tîna Çiya », « Edlaye » ou « Tola Salanîya Efrînê », qui sont aussi souvent diffusées dans les funérailles de nos amis tombés au combat, dans les manifestations ou sur les lignes de front. Cette culture musicale s’inspire des résistant.e.s femmes et hommes.

Nous étions déjà engagés dans les activités artistiques avant le début de la révolution. Cependant, nous ne pouvions pas nous exprimer librement. Aujourd’hui, nous nous sentons plus libres qu’auparavant dans le développement de notre art, cela malgré les conditions de vie difficiles, la guerre et les morts quotidiennes de combattants et de civils.

En tant qu’artistes kurdes, nous voulons apporter notre contribution à la révolution. Une révolution, cela se fait dans différents domaines. Notre tâche est de transmettre à l’extérieur les émotions et l’esprit de la révolution, en relation avec la souffrance infligée à notre peuple. Notre but premier est de rendre justice à notre peuple, illustrer et soulager ses souffrances, et maintenir son moral.

Nous réalisons également des films au sein de la Commune du Film du Rojava qui a été fondée en 2015. Nous réalisons des documentaires, des courts métrages, des longs métrages et des clips. Personnellement, je me concentre surtout sur la musique, mais aussi sur des projets de films en relation avec la musique. En ce moment, je réalise un documentaire sur la musique des dengbej (bardes kurdes). Le documentaire « Darên bi tenê » (Les arbres solitaires) porte sur les dengbêj de Shengal (Sinjar). Nous avons également produit un documentaire sur la vie du célèbre chanteur Mihemmed Şêxo. C’est dans le domaine de la musique que je m’exprime le mieux.

Rencontrez-vous des difficultés dans votre travail ?

Nous travaillons dans des conditions très dures, en pleine guerre. Cependant, nous nous efforçons de capturer des photos nettes et des sons clairs. Notre travail n’est possible que grâce aux institutions collectives, car nous résistons tous ensemble. Autant les périodes de résistance sont pleines de créativité, autant elles sont difficiles. Les grands projets ne sont évidemment pas possibles en pleine guerre. Nous avons commencé un grand projet de recherche sur les chants de dengbêj dans le Rojava. Mais à cause du contexte actuel de guerre, nous avons été obligés de le suspendre. Notre seule possibilité pour le moment est de montrer au public, à l’aide de nos projets, l’omniprésence de la résistance. Mais malheureusement, cela ne suffit pas. Pour la réalisation de nos projets, nous avons besoin de ressources, ce dont nous manquons.