Interview réalisée par notre correspondante, Maria Couture, à Mexmûr.
Dans les quatre parties du Kurdistan, mais aussi en Europe, la campagne « Serî Hilde » (littéralement « Relevez-la-tête », mais traduisible par « soulevez-vous » ou « insurgez-vous ») a démarré. Elle émane d’un appel du mouvement des jeunes et du mouvement des jeunes femmes, parts du KCK [Union des Communautés du Kurdistan] à une résistance des jeunes et de la société contre le fascisme et pour la libération d’Abdullah Öcalan, emprisonné depuis bientôt 19 ans sur l’île prison d’Imrali.
Déclaration de la campagne « Serî Hilde »
La campagne « Serî Hilde », qui sera gravée dans l’histoire, est notre appel à la résistance pour les jeunes vivant dans les villes, quartiers et village du Kurdistan et pour ceux et celles qui résident à l’étranger. Notre leader, qui vit actuellement en captivité, a été soumis à un isolement aggravé ces deux dernières années. Avec cette isolation aggravée, ils essayent de le séparer de notre mouvement et de notre peuple et de nous habituer à vivre sans lui. Dernièrement, dans la continuité des tactiques de leur « guerre psychologique », les médias de l’AKP ont fait circulé des informations concernant la vie de notre leader. Ils essayent d’éprouver notre patience et de nous tester. L’oppression fasciste qui pèse sur notre leader et les autres prisonniers politiques a maintenant atteint des proportions inacceptables. L’AKP attaque les Kurdes partout où il le peut au Bakur et en Turquie. Ne s’étant toujours pas remis des effets psychologiques de la défaite de Kobanê, l’AKP et Erdogan ont maintenant annoncé leur intention d’attaquer Efrîn. La révolution du Rojava est devenue un cauchemar pour les gangs de l’AKP. Des murs ont été construits tout le long de la frontière entre le Bakur et le Rojava, toute la zone frontière est minée et tous les mètres ou presque des soldats sont positionnés. Les gangs veulent maintenant détruire la révolution du Rojava et éradiquer la lutte pour la liberté par une alliance anti-Kurdes. Ils font de l’annihilation des kurdes leur raison de vivre. L’AKP pourchasse les kurdes non seulement en Turquie mais partout dans le monde, et use tout ce qui est en son pouvoir pour les annihiler. Cela fait maintenant plus de quarante ans qu’ils visent les peuples du Kurdistan et le combat des kurdes pour la liberté. Notre approche stratégique est de démarrer une nouvelle étape contre ce processus et de développer une réponse en tant que mouvement des jeunes apoïstes. Contre l’ennemi fasciste et génocidaire, notre mouvement va fournir la plus importante des réponses. Les temps qui arrivent sont ceux où notre campagne va être portée dans les quatre parties du Kurdistan et en Europe. Avec l’intention de tenir parole aux martyrs, nous appelons tous les jeunes du Kurdistan à se mobiliser et à s’insurger contre le fascisme. Komalên Ciwan û Komalên Jinên Ciwan |
Au camp Şehid Rûstem Cûdî de Mexmûr (Başur, Irak), le mouvement des jeunes s’est très rapidement emparé de la campagne. Dès le lendemain de la déclaration, une manifestation au chandelles a été organisée. Des dizaines de jeunes se sont rassemblé.e.s pour défiler dans les rues du camp avant d’atteindre la montagne qui le borde, où les torches ont été allumées. Là les mots « Apo » et le slogan « Serî Hilde » sont apparus en lettres de feu. Après une minute de silence en honneur des martyrs, les jeunes ont scandé des slogans et lu une déclaration affirmant leur participation dans la campagne ainsi que leur volonté de continuer le combat contre le fascisme turc et les politiques menées à la fois par le gouvernement kurde et l’État irakien.
Au Rojava la campagne a aussi commencé dans toutes les villes. Le YCR (Yeketîya Ciwanên Rojava / Union des jeunes du Rojava) a par exemple organisé une manifestation de six jours, la « Meşa direj » où les jeunes ont marché depuis Serekaniyê, Hesekê et Derik jusqu’à Qamişlo. Les participant.e.s sont venu.e.s de toute la région de Cizirê mais aussi de Manbij ou encore Kobanê. Ils et elles ont protesté pour la libération d’Abdullah Öcalan et contre les menaces d’attaque armée de l’État turc sur la fédération de la Syrie du Nord. S’arrêtant chaque soir dans un village, ils et elles ont montré à la population la volonté intacte de résistance des jeunes du Rojava et échangé avec les habitant.e.s des régions rurales.
Un entretien réalisé au camp Şehid Rûstem Cûdî de Mexmûr avec deux membres du mouvement des jeunes et du mouvement des jeunes femmes, permet de mieux comprendre le cadre dans lequel s’inscrit la campagne ainsi que ses objectifs. Cet entretien a eu lieu avant l’attaque sur le camp qui a eu lieu le 5 décembre et où 5 membres des forces de défense du peuple (HPG) ont trouvé la mort et 3 ont été blessés. Cette attaque, très probablement du fait de l’État turc, peut être considérée comme part de la « guerre psychologique » menée contre le camp et dénoncée par les deux jeunes interviewé.e.s.
Entretien avec deux membres du mouvement des jeunes « Komalên Ciwan » et « Komalên Jinên Ciwan » :
Dans votre déclaration, vous présentez deux objectifs principaux pour la campagne, à la fois la libération d’Abdullah Öcalan et la lutte contre le fascisme. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Argeş : Nous voyons cette campagne comme un nouveau pas, une nouvelle étape. Nous menons souvent des campagnes en tant que mouvement des jeunes. Mais cette campagne « Serî Hilde » à un sens différent car nous célébrons nos trente ans en tant que mouvement des jeunes. Nous la voyons aussi comme une dernière étape, parce que notre objectif est que cette campagne soit un succès. Succès pour nous veut dire tout d’abord la liberté de Serokatî [Abdullah Öcalan], c’est le premier objectif de la campagne. Définitivement, nous n’acceptons plus la situation, les pourparlers, les négociations, nous voulons sa libération sans conditions. Le second objectif est la fin du fascisme, à la fois dans les quatre parties du Kurdistan mais aussi dans le monde entier. Nous devons en finir avec le fascisme et l’occupation. Si l’on regarde ces objectifs, l’on peut voir que ce n’est pas une petite réponse que nous donnons, mais une réponse à toute la situation, une réponse globale. La campagne a nouvellement commencé, à la fois dans les quatre parties du Kurdistan mais aussi en dehors de celui-ci, et nous avons des plans pour chacun de ces endroits. Partout où existe le fascisme, il y a besoin de mener un combat contre celui-ci. La situation que nous vivons maintenant est celle de fortes attaques sur Serokatî, mais pour nous le seul objectif est sa liberté. Nous n’avons plus aucune patience pour accepter la situation telle qu’elle est.
Bêrîvan : Je voudrais ajouter quelque chose à ce qu’à déjà dit le camarade, du point de vue des femmes. Les femmes et les jeunes ont toujours joué un rôle central dans le mouvement. C’est pour cela que nous voyons cette campagne comme une étape, car après notre réussite nous voulons aussi nous battre à un autre niveau. C’est une campagne contre toutes les formes d’esclavages, et la réponse est « Serî Hilde». Nous disons aussi aux jeunes femmes de relever la tête car elles doivent jouer le rôle principal dans cette campagne.
A propos du contexte politique général, qu’entendez-vous, quand dans votre déclaration, vous dites que l’ennemi vous teste ?
Argeş : Il y a depuis un certain temps une guerre en cours, qui n’est pas seulement une guerre sur le plan militaire, mais qui est poursuivie par différents moyens. C’est une guerre menée spécialement contre les jeunes et les femmes. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que l’ennemi agit ainsi. Avant l’ennemi plaidait pour la peine de mort pour Serokatî. Mais qu’est-ce qu’il s’est passé à ce moment-là ? Il y a eu une très forte réaction des gens, des gens se sont immolés, il y a eu des actions très fortes du peuple, de tous les côtés et l’État [turc] n’avait alors pas d’autre choix que celui de reculer. Ce que l’on peut voir avec la situation maintenant, c’est que l’État [turc] veut de nouveau nous tester, voir à quel point nous sommes fort.e.s. Ils mettent en place une propagande qui dit que le mouvement est faible, que les gens ne soutiennent plus le PKK autant qu’auparavant. Ils cherchent à voir s’ils peuvent se permettre de mener une attaque sur Serokatî. Mais l’on peut voir aujourd’hui que ce n’est pas le cas. Car notre existence est reliée avec celle de Serokatî et quand une attaque est menée contre lui le peuple réagit très fortement. Ils veulent maintenant voir si nous sommes toujours capables de donner ou non une réponse, si nous avons toujours les mêmes réflexes. Et peut-être qu’ils font cela car ils ont un plan à plus long terme pour mener des attaques contre lui. C’est dans ce but qu’ils mettent en place une anti-propagande, vantant leurs succès militaires, affirmant que la guérilla serait faible, que le peuple ne serait plus connecté autant qu’avant avec le mouvement. Mais ce que l’on peut voir maintenant, c’est qu’au niveau de la lutte armée nous avons été en mesure de donner une réponse forte. Et de l’autre coté la société aussi n’accepte plus la situation et est prête à résister. Quand il s’agit de la vie et de la sécurité de Serokatî, les gens sont réellement prêts à donner de leur personne. C’est la réponse que nous montrons. D’un autre côté, Serokatî avait auparavant fait des déclarations très fortes, affirmant qu’il ne voulait pas être un pion dans leur jeu, que s’il devait parler à des interlocuteurs, participer à des réunions [à propos d’un éventuel processus de paix en Turquie] ce serait sous ses conditions et plus jamais selon les leurs. Mais il n’y a pas de réunions proposées et sa situation est toujours celle d’un total isolement [cela fait plus d’un an que ni ses avocats ni sa famille n’ont pu le visiter]. Les institutions internationales restent silencieuses face à cette situation et il est important de se battre contre ce silence. Mais pour cela, aujourd’hui tout le monde élève la voix, et pas seulement les kurdes. Cette question est devenue pour tout le monde très importante.
Cette campagne est portée par le mouvement des jeunes. Comment imaginez-vous cette campagne spécifique des jeunes dans le cadre plus général des actions menées par le mouvement, et en particulier quel est le rôle des jeunes femmes dans cette campagne ?
Argeş : Cette campagne, pour nous, est principalement une question d’organisation, d’initiatives. Nous avons maintenant, en tant que mouvement des jeunes, 30 ans d’expérience organisationnelle, et nous pouvons même dire que le mouvement a commencé comme un mouvement de jeunesse. Cette campagne est une initiative de la jeunesse, mais elle vise à mobiliser le peuple tout entier. Nous voulons que les initiatives des jeunes permettent à tout le monde de se mobiliser contre le fascisme et les politiques qui veulent détruire la société. Nous visons une insurrection massive contre cette situation. Mais il s’agit aussi de renforcer l’organisation de la jeunesse, de développer les conseils et communes des jeunes, les activités et d’étoffer les structures existantes. Il s’agit à la fois de permettre aux gens de développer leur conscience face au fascisme et de se sentir capables de le combattre, de renouer avec des réflexes de lutte. De voir aussi qu’il peut y avoir tous types de réponses contre le fascisme, des manifestations à une insurrection plus massive où les jeunes pourraient jouer un rôle primordial, à côté des femmes et du reste de la société. Renforcer l’organisation permet aussi de se préparer à lutter contre les contre-actions du pouvoir. Il faut voir cette campagne comme une partie de la guerre révolutionnaire du peuple contre l’esclavage, contre le fascisme et contre l’occupation. Mais nous ne pouvons pas lutter seul.e.s, notamment en Turquie. Nous y sommes organisés avec d’autres forces sous la forme d’un front démocratique et révolutionnaire contre le fascisme, le Mouvement Révolutionnaire Uni des Peuples [HBDH : Halkların Birleşik Devrim Hareketi]. Ce front rassemble toutes les forces socialistes et démocratiques.
Bêrîvan : Pour ce qui est des jeunes femmes la réponse au fascisme est de relever nos têtes, et les femmes vont y jouer un rôle principal dans la campagne, dont le symbole est le feu. Les femmes jouaient auparavant un rôle primordial dans la société mais ont été victimes d’attaques très importante du système de domination masculine. Ces attaques sont très anciennes. L’on vit dans une société dominée par les hommes, mais les femmes étaient auparavant l’âme, le corps et le cœur de la société. Mais elles ne sont plus capables de jouer ce rôle et c’est pourquoi qu’il est très important que les femmes puissent s’organiser de nouveau. Dans le KCK on peut voir que les femmes s’organisent de façon autonome dans toute la société, en tant que mouvement politique et armé. Elles ont leurs propre armées, les YJA-Star et les YPJ. Cela est déjà une réponse très importante contre le système dominé par les hommes, le fait que nous puissions nous organiser de nouveau, avec notre propre volonté et notre propre identité. C’est l’oppression des femmes qui permet l’oppression de la société, et cela remonte très loin dans l’histoire, par exemple à l’époque où les dieux ont remplacé les déesses dans la mythologie. Ce que sont les femmes, ce qu’elles créent, a perdu son sens. Les femmes sont maintenant considérées seulement comme des corps, vus et utilisées comme objets sexuels dans le cadre du système capitalise. Ce qu’elles créent, leur identité, leur rôle a été volontairement oublié. C’est l’un des outils les plus importants du système Avec ces attaques, les femmes ont été mises sous la coupe des hommes et de la société de domination masculine, c’est pour cela qu’il est très important qu’elles se battent contre cela. On pourra voir cette révolution comme la troisième grande rupture sexuelle.
Et comment envisagez-vous la campagne à Mexmûr ?
Argeş : Mexmûr est un un lieu très spécifique. Depuis les premiers temps, quand le mouvement de libération kurde a commencé à s’organiser, les gens de Mexmûr y ont participé et se sont soulevés contre le fascisme [quand les familles vivaient encore dans la région du Botan, au Bakur, Turquie]. Cet esprit de résistance dans cette société est la première raison qui a fait d’eux des réfugié.e.s. Nous pouvons donc voir qu’ici il y a une tradition de résistance. Les gens sont très connectés avec le mouvement et Serokatî. Ce genre de campagne n’est pas nouveau pour Mexmûr et la société est réellement ouverte pour cela, prête pour s’organiser fortement, pour rester unie. Quand on parle du peuple de Mexmûr, on parle du peuple du Botan, et ce sont des gens qui ne renoncent pas, qui restent debout, qui sont très en lien avec les idées et convictions du mouvement. Pour cela, l’ennemi a développé un intérêt spécifique pour Mexmûr, essayant de détruire l’esprit de résistance présent ici en jouant une guerre psychologique, par le biais de différents moyens. On peut ainsi voir que l’attaque de 2014, de Daesh, n’était pas tellement une coïncidence. Ce n’était pas seulement relié aux volontés de Daesh mais aussi à celles des États [de la région]. Mais ils n’ont pas réussi à détruire Mexmûr avec ces attaques. Maintenant ils utilisent des méthodes cherchant à briser la forte unité de la société et son esprit de résistance, comme par exemple en introduisant des agents, des espions, ou encore un réseau de prostitution dans le camp. De cette façon, ils essayent d’attenter au cœur profond de la société. Ils ont un plan spécial contre Mexmûr. La campagne est ici une réponse contre cet intérêt tout spécial que l’ennemi porte au camp. C’est une réponse d’unité contre la guerre psychologique qui est menée. Ici, deux camarades ont été tués par le biais d’un complot, le camarade Ali et le camarade Hassan. C’était un complot orchestré avec le MIT [les services de renseignement turcs]. Ils essayent de briser l’unité du peuple, d’instiller l’anxiété parmi nous, c’est pour cela que la campagne est aussi une réponse et une vengeance pour toutes les personnes qui été tuées par les États ennemis, et spécialement ici pour les camarades Ali et Hassan. Nous voulons préserver l’unité et la résistance présentes ici.
Et comment les jeunes en Europe peuvent jouer un rôle dans cette campagne ?
Argeş : En Europe il y a une large communauté kurde, dont les membres ont été forcés à quitter le Kurdistan, selon différentes raisons. Ces personnes ont réussi à résister aux politiques d’assimilation, à préserver leur identité kurde et sont toujours connectés avec le mouvement et Serokatî. Nous pouvons que souvent quand des actions communes sont menées, c’est souvent en Europe qu’elles sont les plus fortes, du fait aussi des possibilités d’action qui sont offertes. En Europe, le peuple résiste, et particulièrement les femmes et les jeunes. Par exemple, quand l’État turc a emprisonné Serokatî, ils n’ont pu réaliser tous leurs plans, aussi grâce à la réponse donnée en Europe par les organisations kurdes et démocratiques. Quand les gens disaient alors « si vous touchez à Serokatî, vous nous touchez aussi, la liberté de Serokatî est connecté avec notre propre liberté ». Quand il y a une résistance démocratique et unitaire, l’ennemi ne peut achever ses plans et cela l’affaiblit. La meilleure des réponses contre le fascisme est un large front démocratique. En Europe aussi ce travail est en cours et les organisations de la gauche travaillent ensemble avec le mouvement kurde, sur la base d’une résistance contre le fascisme et pour la libération de Serokatî. Un front démocratique a été construit, et c’est la meilleure réponse qui puisse exister, car c’est uniquement l’unité des peuples qui peut triompher, opposant au fascisme des valeurs humaines.
Et que pouvez-vous nous dire du contexte du Bakur, où la dernière année et demi passée n’a été qu’une longue série d’attaques contre la société et le mouvement kurde ?
Argeş : Nous pouvons dire que la campagne va être forte au Bakur, où le niveau d’organisation est très important. Peut-être qu’il y a eu des attaques de l’État contre le processus d’autonomie démocratique, mais les gens n’ont pas été brisés et sont restés unis. Avec cette campagne, nous voulons de nouveau insuffler un fort esprit de résistance et d’espoir dans la société. L’État cherche à instiller la peur, pour nous empêcher de nous défendre nous mêmes. Mais nous pouvons voir avec l’esprit de l’autonomie démocratique que le peuple à une volonté d’insurrection. Et tout cela n’est pas nouveau pour nous, le fascisme des années 90 était aussi très puissant. Notre réponse sera l’insurrection jusqu’à la guerre révolutionnaire. Cette campagne est part de cet objectif, et vise à élever de nouveau l’esprit et la conviction qu’il est possible de résister au fascisme.
Par Maria Couture