La ville de Derîk (région de Cizirê, à l’extrême Nord-Est de la Syrie) accueille pendant ces deux journées des 12 et 13 janvier 2018 la première conférence de Jineolojî du Nord-Syrie. Plus de 200 déléguées y sont réunies pour débattre et analyser la situation des femmes dans leur région et envisager la suite du processus de libération commencé depuis le début de la Révolution.
La Jineolojî, une science des femmes
Impulsée par Abdullah Öcalan en 2008, la Jineolojî a depuis été pensée et développée par des femmes dans les quatre parties du Kurdistan et au-delà comme une science des femmes et de la société. Celle-ci ainsi que l’histoire sont alors analysées du point de vue des femmes, de manière à pouvoir raconter les histoires inédites, redécouvrir les savoirs et valeurs dont les femmes ont été expropriées. La Jineolojî prend ainsi le contre-parti des sciences positivistes, objectivistes et intellectualistes. L’objectif est d’effectuer un permanent aller-retour entre le savoir plus abstrait et la vie réelle. Une des représentantes de la Jineolojî au Rojava explique ainsi : « Nous souhaitons réussir à montrer aux femmes la richesse de leur histoire qui repose ici au Rojava, réactualiser les liens entre cette histoire et la société contemporaine. Il s’agit qu’elles puissent se rendre compte de leur propre force et de leur faire comprendre qu’elles ont plein de savoirs comme l’agriculture, l’expression culturelle qui leur ont été volées. Il y a aussi beaucoup de sources historiques, comme les chansons, qui ne doivent pas être oubliées sous l’impact de la guerre et de l’oppression. Nous voulons que les femmes aient l’opportunité de donner un sens à leurs vies, d’exister en connaissant leur passé pour bâtir leur futur ». La perspective de la Jineolojî est aussi décoloniale puisqu’elle souhaite réécrire l’histoire des sociétés du Kurdistan, de la Syrie et du Moyen-Orient du point de vue des femmes qui en sont les héritières.
200 déléguées sont rassemblées pour les deux jours de la conférence
A l’image de la diversité de la Fédération du Nord de la Syrie, des déléguées de toutes les populations, religions et régions sont présentes à la conférence. Elles sont kurdes, arabes, turkmènes, syriaques, musulmanes, yézidies… Mais au-delà de leurs appartenances identitaires, ce sont au nom des structures de la Jineolojî et du mouvement des femmes qu’elles y participent. Ainsi, des membres des comités de Jineolojî de Derîk, Alep, Kobanê, Hesekê, Shehba ou encore Efrîn ont pris la parole pendant les temps de débat. La faculté de Jineolojî de l’Université de Qamishlo, les nouveaux centres de recherche d’Efrîn et Manbij sont aussi représentés, tout comme certaines structures de l’Auto-Administration démocratique, avec par exemple le gouvernement autonome d’Hesekê, la municipalité de Girê Sipî, les femmes Asayish (forces de sécurité intérieure), les YPJ (Unités de Défense des Femmes). Des femmes de la nouvellement libérée Raqqa ont aussi fait état de la nécessité de renforcer le travail de la Jineolojî et du mouvement des femmes en général dans cette ville qui a connue plus de 3 ans d’occupation de la part de Daesh. Des déléguées sont aussi arrivées des trois autres parties du Kurdistan, d’Europe, tandis que des messages de soutien sont parvenus d’encore plus loin, par exemple de la part des femmes du mouvement zapatiste du Mexique.
Tirer le bilan de trois années de travail
Après une introduction de la conférence par la co-présidente de la fédération du Nord de la Syrie, Foza Yusuf, qui l’a replacé dans la perspective plus large des combats menés pour la libération des peuples et des femmes de la région, les textes d’Abdullah Öcalan fondateurs de la Jineolojî ont été projetés. Ensuite, un rapport détaillé du travail effectué depuis 2014 a été lu et débattu. Il a fait état du travail d’éducation des femmes qui a été mené, commencé dans la région de Cizirê puis étendu à tous les cantons de la fédération. Des formations ont été données à la fois dans les Académies générales, les Académies des femmes, les lycées (spécialement dans la région d’Efrîn), les communes… Du matériel d’éducation tel que des livres et des brochures ont aussi été écrits, édités et traduits dans les différentes langues de la région, principalement en kurmancî (langue kurde) et arabe. Malgré la guerre et toutes les difficultés auxquelles la société et les femmes font face depuis 2011, de multiples structures ont été renforcées et créés afin de développer la Jineolojî dans chaque ville et canton, pour pouvoir soutenir et impliquer les femmes au plus près de leurs réalités. Un village des femmes, Jinwar, est aussi en construction à côté de la ville de Serêkaniyê, et 21 maisons sont presque prêtes à accueillir leurs habitant-e-s, femmes et enfants qui devraient emménager au printemps. Bien que le bilan soit ainsi très enthousiasmant, plusieurs déléguées l’ont néanmoins critiqué, affirmant qu’il est nécessaire d’élargir et renforcer le travail afin de réussir à toucher toutes les femmes et à briser le dogmatisme sexiste toujours présent dans les mentalités. L’une d’entre-elles a par exemple plaidé pour la construire d’une académie de Jineolojî dans sa ville, Hamudê, puisqu’elle ne peut se rendre à la faculté de Jineolojî de Qamishlo, devant s’occuper de ses enfants. Une autre participante à aussi pointé l’importance de parvenir à un entendement commun de la liberté des femmes et de la société, qui échappe à celui-ci construit et diffusé par le système capitaliste.
Comprendre la société pour la transformer
L’un des travaux les plus importants qui a été effectué reste la très large enquête historique et sociologique qui a été menée ces deux dernières années. Plus de 300 femmes ont été interviewées par les membres des structures de la Jineolojî afin de pouvoir comprendre l’histoire passée et récente de la région, récolter et préserver les savoirs des femmes et connaître les problèmes que celles-ci rencontrent dans toutes les dimensions de leurs vies. C’est le compte-rendu de cette recherche qui sera lu et débattu dès demain matin à la reprise du travail. A la fin de la première journée de la conférence les déléguées sont sorties de la conférence pleines de détermination au son de la chanson « An azadî an azadî » (« La liberté ou la liberté »).