Son livre, le goût des oursins, paru en juillet aux éditions Turquoise dans la collection altérités, ne « traite » pas de la « question » kurde, il nous plonge dans la Turquie islamo fasciste d’Erdogan, de la manière la plus romanesque qui soit.
Les premières vues sur cette société empruntent l’itinéraire et le regard de Mona, une jeune femme française qui partage une colocation à Istanbul avec deux autres jeunes femmes, Nur, une turque, et Yoldas, une kurde. Toutes trois appartiennent à des milieux variés, tant professionnels et sociaux, que culturels et politiques. Encore surprise, parfois choquée, souvent amusée par l’étrangeté des situations de la vie quotidienne, des goûts, des mœurs, des croyances qu’elle observe, elle réalise lentement qu’elle est « étrangère » dans ce pays, non du fait de sa nationalité française, mais du fait qu’elle n’est ni turque ni musulmane sunnite, au même titre donc que toutes les minorités opprimées par cet Etat, Kurdes, Arméniens, alévis, femmes, homosexuels…
Romanesque, l’histoire de Mona l’est à plusieurs autres titres. C’est un roman sur la filiation. Elle veut retrouver son père. C’est un roman d’amour : sa mère Marie, trente ans plus tôt, engagée dans le soutien à la cause kurde, a partagé un an de sa vie dans les montagnes avec un combattant du PKK. Mort assassiné ; par qui ? Mona elle-même, dans les pas de l’incertain couple formé par ses parents, veut résister à la « récidive » où pourrait la conduire sa rencontre avec un jeune Kurde qui l’aide dans sa recherche, mais flic. Traître à la cause ? Les péripéties de ces deux quêtes, celle de la mère et celle de la fille, sont racontées en ménageant du suspens, qui emprunte d’ailleurs davantage aux ressorts du roman d’apprentissage qu’à ceux du polar.
Le goût des oursins tisse une réflexion sensible et engagée sur la coexistence au sein de sociétés multiculturelles, sur les identités mixtes, où les rapports d’acculturation réciproque, aussi enrichissants qu’ils peuvent être dérangeants, douloureux, colorent, perturbent, reformulent jusqu’aux rapports affectifs les plus intimes internes aux familles, entre les générations, entre les sexes. Lorène Güney s’arrête sur les complications extrêmes, les issues sanglantes, sacrifiées, que les liens amoureux, noués dans ces contextes, connaissent en temps, en situation de guerre.
interview :
Un prénom breton, un nom évocateur du grand Ylmas Güney, qui êtes-vous Lorène ?
Ma famille est d’origine bretonne. J’ai grandi en région parisienne, mais toujours passé beaucoup de temps en Bretagne et j’ai été élevée avec cette culture et la revendication de cette identité. Mon nom de famille est mon nom d’épouse, pas de lien avec le réalisateur : « Güney » en turc cela signifie « le sud », et c’est ainsi que sont appelées par ses habitants les hautes montagnes sur lesquelles est adossé le village dont est originaire mon conjoint, dans la région majoritairement kurde alévie de Dersim. Mais dans cette géographie compliquée on ne sait pas bien les origines de sa famille, kurde ou arménienne. Rien de figé donc dans mes origines, qui ne définissent pas mon identité mais peut-être ma manière de voir le monde – du côté des minorités -, de vivre et par extension de militer.
Qu’est-ce qui vous incite à invoquer en quatrième de couverture « les liens qui unissent Kurdes et bretons sur les plans politique et identitaires » ?
Ce rapprochement m’a d’abord été soufflé dès mon installation en Turquie. Lorsque je me présentais et parlais de ma région d’origine, on me faisait souvent la remarque : « Ah mais alors les Bretons, vous êtes les Kurdes de France ! ». Au-delà de ressemblances historiques et culturelles, il y a des rapprochements sur le terrain : Les Amitiés Kurdes de Bretagne en témoignent. Faisant le choix d’un engagement révolutionnaire internationaliste, Kendal Breizh est mort l’an dernier au combat à Afrin auprès des forces kurdes syriennes. Il tenait à rappeler qu’il était parti combattre en tant que Breton et non en tant que Français, même si pour lui la lutte était sans doute plus une lutte pour les droits humains, la liberté et la démocratie que pour l’unique cause kurde en elle-même. Personnellement je pense que les situations ne sont pas comparables sur bien des plans mais le but n’est pas de répondre définitivement à cette question. Dans mon livre je propose un parallélisme, et c’est au lecteur de le nuancer, de l’accepter ou de le refuser, à l’image des différents personnages.
Pouvez-vous nous parler de votre travail de journaliste en Turquie et en France … plus spécifiquement quand il s’agit de parler du conflit qui oppose les Kurdes et l’Etat turc
Même avant 2014, un journaliste français était systématiquement rappelé à l’ordre par les autorités turques lorsqu’il mentionnait le PKK sans le qualifier « d’organisation reconnue terroriste par l’UE et les Etats-Unis ». Désormais, même si les risques qu’il encoure en critiquant le pouvoir d’Erdogan sont incomparables avec ceux que prend un journaliste de nationalité turque, il peut néanmoins être arrêté et emprisonné puis jugé. Outre mon travail de pigiste / correspondante lorsque j’étais à Istanbul, j’ai pratiqué deux formes de journalisme qui me paraissent symptomatiques de l’état du pays. J’ai écrit pour des sites internet et des journaux pro-kurdes, – essentiellement des analyses politiques sur l’actualité française- : comme la plupart des journalistes de ces médias, je n’étais pas payée, et les sites ou les journaux en question étaient interdits un jour sur 3. A l’opposé, et je l’évoque dans mon livre : pour des raisons financières j’ai travaillé pour une agence de presse turque renommée. J’ai tenu deux mois, et pu vérifier qu’elle fait office d’organe de propagande d’Erdogan et de l’AKP. Pour ce qui est de la France, j’ai la chance d’avoir travaillé à l’Humanité, qui donne à voir et à entendre les peuples et les minorités opprimés. On y propose des clés pour comprendre la situation des Kurdes en Turquie. Ce n’est pas le cas de la grande majorité des médias français, plus représentatifs du souci de leurs grands actionnaires de ne pas mettre en péril leurs intérêts sur ce marché, et en accord avec les préoccupations de l’Etat français de ménager son allié turc dans la gestion des migrants.
Lecture et entretien réalisés par René Péron