Depuis plusieurs semaines, des centaines d’incendies ravagent le Kurdistan en Syrie et en Irak. La localisation des départs de feux et le passif des autorités turques en la matière pour réprimer le peuple kurde de Turquie font converger les regards vers Ankara et ses protégés de l’Organisation de l’État islamique (OEI).
Ainsi que le relatait récemment l’hebdomadaire L’Obs, plus de 230 incendies ont détruit plus de 5000 hectares de céréales entre le début du mois de mai et début juin dans les provinces irakiennes de Dohouk, Erbil, Ninive et Kirkouk. Dans le canton d’Afrine, ce sont plus de 14 000 hectares de terres cultivées qui ont été réduits en cendre depuis l’invasion turque de janvier 2018, une catastrophe agricole qui a gagné en intensité ces dernières semaines. Toujours en Syrie, les colonnes de fumée s’élevant des champs incendiés le long des 764 kilomètres du mur construit par la Turquie sont devenus un triste spectacle quotidien. Au nord de cette séparation géographique artificielle, les flammes rythment la vie des habitant·es du Bakûr (Kurdistan de Turquie) depuis plusieurs décennies déjà.
Dans les années 80 et 90, l’État turc a brûlé et détruit plus de 4000 villages kurdes au fil d’une répression implacable. Des centaines de milliers de personnes ont été contraintes de quitter leur habitation pour les métropoles turques de l’ouest ou les grandes villes du Bakûr comme Wan (Van) ou Amed (Diyarbakir). Pour s’assurer une réussite maximale de cet exode rural forcé tant souhaité par Ankara, les forces de « sécurité » n’hésitent pas à s’en prendre aux moyens de subsistance des populations et donc aux champs cultivés et aux arbres fruitiers. Rendre le quotidien insoutenable dans les campagnes alimente les migrations vers les villes, plus facilement contrôlable pour le pouvoir autocratique d’Ankara. Terrain propice aux déplacements de la guérilla, les forêts sont elles aussi une cible de longue date des obus de l’artillerie et des soldats de l’armée turque. Un état nationaliste et répressif fait peu de cas de l’environnement et de sa protection.
Une politique de la terre brûlée offensive
Bien sûr, la totalité des incendies n’est pas imputable à la Turquie, à l’organisation terroriste d’Abou Bakr al-Baghdadi et autres milices extrémistes. Il serait réducteur et malhonnête de fermer les yeux sur les actes de négligence, les écobuages (débroussaillement par le feu qui ont, cela dit, d’ordinaire lieu au printemps ou en automne) non-maîtrisés et les conflits entre propriétaires terriens. De tels cas existent, c’est indéniable. Mais l’ampleur des terres arables parties en fumée est sans précédent. En Irak, les cellules de Daesh sont pointées du doigt dans les plaines alors que dans les zones plus accidentées et à proximité de la Turquie, c’est l’armée turque (qui possède par ailleurs une quinzaine de bases militaires sur le sol irakien, au nord d’Erbil) qui est dénoncée par la population. De l’autre côté du Tigre, il est intéressant de constater que les départs de feux se concentrent à proximité de la frontière turque et à Afrine. Les régions plus éloignées de la Turquie comme celle d’Hassaké ou de Deir ez-Zor ne subissent pas des incendies à une telle échelle.
Cette manière de gérer ses conflits porte un nom : la politique de la terre brûlée. Selon la définition qu’en donne le dictionnaire Larousse, il s’agit de la « destruction systématique des récoltes et des biens par une armée ou une population qui se retire devant l’envahisseur ; fait de ne rien laisser à un successeur éventuel. » Si le terme « systématique » ne s’applique heureusement pas (pas encore ?), la trame de fond de la politique conduite par la Turquie dans les régions kurdes sur et hors de son territoire, par contre, elle, ne prête pas à discussion. La puissance dévastatrice du feu est utilisée depuis trop longtemps au Bakûr comme au Başûr (Kurdistan d’Irak) comme les populations du nord de la Syrie en ont récemment fait l’amère expérience. La politique de la terre brûlée est une stratégie militaire défensive convertie en outil politique offensif par la Turquie. Un aveu de faiblesse, une lâcheté sans nom.
Des millions de personnes misent en danger par les incendies
L’hiver et le printemps, accompagnés de précipitations importantes, avaient fait renaître l’espoir de récoltes abondantes chez les agricultrices et agriculteurs des régions fertiles du Kurdistan en Syrie et en Irak après plusieurs années de sécheresse et de maigres rendements. Pour beaucoup, ces espoirs ont été réduits en cendres. Un problème qui affecte la Syrie et l’Irak dans leur ensemble. Car le Rojava (Kurdistan de Syrie) et le Başûr sont les greniers à céréales de la Syrie et de l’Irak. Ce n’est pas seulement la sécurité alimentaire des populations kurdes qui est menacée mais celle de dizaines de millions de Syrien·nes et d’Irakien·nes.
D’être un envahisseur en Irak et en Syrie ne suffit plus à la Turquie. Ce qu’elle ne peut pas s’approprier – comme le blé ou les olives d’Afrine, – elle le détruit, aidée dans sa tâche par les groupes terroristes qu’elle abrite à Idleb ou Afrine ainsi que par les cellules de Daesh disséminées en Irak et en Syrie. Les températures actuelles en Mésopotamie, qui tournent autour des 40°c, ainsi que les moyens limités pour combattre les incendies font du feu une arme de destruction massive des moyens de subsistance et des modes de vies des populations. Ankara cherche à déstabiliser toute une région où elle-même perd pied, espérant ainsi pouvoir influer davantage sur les évènements.
Couper les vivres, mettre en péril la vie de millions de gens, c’est vouloir assujettir un territoire et ses habitants. La Turquie utilise tous les éléments à sa disposition pour détruire et contrôler. Tandis que l’eau inonde Hasankeyf et son histoire, le feu brûle les terres fertiles de Mésopotamie.