Öcalan a pu exprimer ses sentiments sur sa détention en isolement, pour la première et la dernière fois, dans une lettre à la CEDH en 2010

N’ayant eu aucune autre opportunité du même genre pendant toute la durée de son emprisonnement, Abdullah Öcalan, le chef du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), a pu exprimer ses pensées et ses sentiments sur sa détention en isolement, pour la première et la dernière fois, dans une lettre à la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) rédigée en décembre 2010.

Öcalan est détenu dans la prison d’İmralı en Turquie depuis 1999. Le 27 juillet 2011, sept mois après la remise de la lettre à la CEDH, il rencontrera ses avocats pour la dernière fois avant de nombreuses années. İbrahim Bilmez, l’un d’eux, a déclaré par la suite que cette dernière réunion avait marqué un tournant, car il faudra ensuite huit ans avant qu’il ne soit autorisé à entrer de nouveau en contact avec eux.

« Monsieur Öcalan a été détenu à l’isolement depuis le tout premier jour de son incarcération, mais au moins il pouvait rencontrer ses avocats et des membres de sa famille quelques fois par an. Il était autorisé à discuter avec ses visiteurs et à faire des évaluations politiques », a déclaré Bilmez à Medyanews.

Bilmez a également noté qu’Öcalan avait écrit sa lettre à la CEDH à la main, avec un stylo et du papier, tout comme il avait écrit l’ensemble de sa défense, composée de milliers de pages. Il n’avait pas accès à une machine à écrire ou à un ordinateur dans sa cellule de prison, ne disposant que d’un lit, d’un petit bureau, d’une chaise, de quelques livres et d’une radio réglée sur une seule station d’État.

« Et M. Öcalan n’a pas eu l’occasion de voir son plaidoyer publié sous forme de livres », a ajouté l’avocat Bilmez.

Öcalan est incarcéré depuis son enlèvement au Kenya par les services de renseignement turcs et américains le 15 février 1999. On n’a aucune nouvelle de lui depuis le 25 mars 2021, date à laquelle il a eu une conversation téléphonique avec son frère Mehmet Öcalan pendant quelques minutes, avant d’être brusquement coupé.

La dernière fois que les avocats d’Öcalan ont pu entrer en contact avec lui, c’était en août 2019.

Nous publions la lettre d’Öcalan à la CEDH, traduite en français pour la première fois, en trois parties.

Sur ma vie en prison sur l’île d’İmralı  – partie 1

Abdullah Öcalan

A ce jour, dans tous mes discours et mes plaidoiries, j’ai évité de parler de ma vie personnelle. Mis à part des propos généraux sur les problèmes de santé et les relations avec l’administration pénitentiaire, je n’ai pas parlé de la façon dont j’ai résisté à l’isolement que le système a conçu spécialement pour moi et qui ne s’applique qu’à moi, ni de la façon dont je supporte d’être seul. J’imagine que les pratiques de vie que j’ai développées contre cette solitude et cette inactivité absolues seront ce qui suscitera le plus la curiosité.

Quand j’étais encore un jeune garçon, un ancien de notre village respecté pour sa sagesse, observant mon comportement et mes activités, m’a dit quelque chose dont je me souviens encore très bien : « Lo li ciyê xwe rûne, ma di te de cîwa heye ? » Ce qui signifie : « Assieds-toi un instant, as-tu donc du mercure dans les veines ? » J’étais aussi énergique que le mercure est fluide. Les dieux des mythes antiques n’auraient probablement jamais pu penser à une pire punition pour moi que de m’attacher aux rochers d’İmralı.

Pourtant, j’ai maintenant passé douze ans [23 ans en 2022] en isolement cellulaire sur cette île. İmralı est connue comme une île où des hauts fonctionnaires ont été condamnés à purger des peines tout au long de l’histoire. Le climat est à la fois extrêmement humide et rude. Cela provoque une détérioration de la constitution physique. Ajoutez à cela cet isolement dans une pièce fermée, et l’effet débilitant sur la constitution est encore amplifié. De plus, j’ai été placé sur cette île alors que je commençais à vieillir. J’ai été détenu sous la supervision du commandement des forces spéciales pendant longtemps. Je pense que cela fait environ deux ans que le ministère de la Justice a repris ma tutelle.

Je n’avais aucun moyen de communiquer avec le monde extérieur autre qu’un livre, un journal et un magazine à la fois, et une radio qui ne captait qu’une seule station. Tout mon univers de communication se composait de visites d’une demi-heure de mon frère tous les quelques mois et des visites hebdomadaires de mes avocats, bien que celles-ci aient été fréquemment réduites en raison de « conditions météorologiques défavorables ». Naturellement, je ne minimise pas ces facteurs dans ma communication, mais ce ne sont pas eux qui suffisaient à me maintenir debout. Mon esprit et ma volonté se sont assurés que je restais debout et que je ne me détériorais pas.

Je m’étais déjà isolé et préparé à la solitude alors que j’étais encore dehors. J’ai pratiqué des expériences en rendant abstraites les relations de dépendance importantes tels que les liens avec la famille, les parents proches et même avec des amis et des camarades. Les relations avec les femmes étaient également importantes et faisaient partie de celles que j’ai rendues abstraites. J’étais l’exact opposé de Nazim Hikmet. J’avais juré de ne jamais avoir d’enfants. Quand j’étais encore au lycée, j’ai obtenu la meilleure note de mon professeur de littérature pour un essai intitulé « Pour moi, tu es un enfant qui ne naîtra jamais ». Je pense que je voulais m’occuper de vies d’enfance vécues dans la misère.

En tout cas, ces expériences ne suffisent pas à expliquer ma résilience à İmralı.

Je ne dois pas continuer sans mentionner ceci : la conspiration contre moi pendant le processus d’İmralı était de celles qui ne laissent aucune trace d’espoir. Le long processus et la guerre psychologique liés à la peine de mort avaient le même objectif. Les premiers jours, même moi, je ne pouvais pas imaginer comment je pourrais endurer cela. Je ne pouvais pas imaginer comment je serais capable de passer ne serait-ce qu’une année comme celle-ci, et encore moins plusieurs. J’ai eu cette pensée qui m’a rempli de regret : « Comment pouvez-vous enfermer des milliers de personnes dans une pièce minuscule ? »

Vraiment, en tant que leadership national kurde, je m’étais transformé en – ou j’étais devenu – la synthèse même de millions. C’était aussi la perception que les gens avaient de la situation. S’il est impossible pour la plupart des gens de tolérer la séparation d’avec leurs familles ou leurs enfants sans espoir d’être réunis, comment supporterais-je une telle séparation de la volonté de millions unis jusqu’à la mort, de ne jamais parvenir à une réunion ?

Les lettres du peuple ne m’ont pas été remises, même celles de quelques lignes. À ce jour, je n’ai reçu aucune lettre, à part celles de quelques camarades enfermés dans les donjons, des écrits soumis à une censure sévère et fortement expurgés. Je n’ai pas non plus été en mesure d’envoyer des lettres.

Tout cela peut aider à comprendre les conditions de l’isolement dans une certaine mesure. Mais il y avait certains aspects propres à ma situation. Je suis dans la position de celui qui a dirigé l’émergence de nombreux principes relatifs aux Kurdes. Toute cette production s’est arrêtée à mi-chemin, tributaire d’une vie de liberté. J’avais amené notre peuple à émerger dans tous les domaines sociaux, mais je n’étais pas en mesure de le laisser entre des mains de confiance ou dans des conditions sûres.

Pensez à un amoureux : il a fait le premier pas pour son amour, mais juste au moment où leurs mains allaient se rencontrer, elles sont restées en suspens. Tels furent mes sauts vers la liberté hors des champs sociaux, pareillement laissés en suspens. Je m’étais pratiquement dissous dans les royaumes de la liberté sociale. J’ai laissé très peu derrière moi que je puisse appeler « moi ». Le processus d’emprisonnement, au sens sociétal, avait commencé à ce moment-là.

Les conditions extérieures, l’État, l’administration et la prison elle-même auraient pu convenir à des rois, et cela n’expliquerait toujours pas comment il aurait été possible de supporter l’isolement créé pour moi. Les facteurs de base ne doivent pas être recherchés dans les conditions ou l’approche de l’État. Le facteur déterminant était que je m’étais mis dans les conditions de l’isolement.

Il me fallait une grande motivation pour pouvoir endurer l’isolement, et me convaincre qu’une belle vie peut se dérouler même dans l’isolement ! En pensant sur cette base, je dois d’abord mentionner deux développements conceptuels.

Le premier portait sur le statut social des Kurdes. Pour que je désire une vie libre, il faudrait que la société, la société à laquelle j’étais liée, soit libre. Ou plus exactement, la libération individuelle ne pourrait se faire sans celle de la société. Au sens sociologique, la liberté de l’individu est pleinement corrélée au niveau de la liberté de la société. En appliquant cette hypothèse au peuple kurde, j’ai eu l’impression que la vie des Kurdes n’était pas différente d’un cachot d’un noir absolu sans murs autour. Je ne présente pas cette perception comme un dispositif littéraire. C’est la vérité absolue de la réalité vécue.

Deuxièmement, pour bien comprendre le concept, il faut adhérer à un principe éthique. Il faut prendre pleinement conscience du fait qu’on ne peut vivre qu’en lien avec une communauté.

L’une des croyances les plus importantes que la modernité a engendrées est de persuader l’individu qu’il peut vivre sans lien avec la communauté. C’est un faux récit. En fait, une telle vie n’existe pas, mais l’acceptation d’une réalité virtuelle fabriquée s’impose. Toute privation de ce principe exprime une dissolution de l’éthique. Ici, réalité et éthique se confondent.

L’individualisme libéral n’est possible qu’à travers la dissolution d’une société éthique et la rupture de ses liens avec ceux de la perception de la réalité. Qu’elle soit posée comme mode de vie dominant de notre époque ne prouve pas qu’elle ait raison. Il en va de même pour le système capitaliste dont l’individualisme libéral est la voix. J’en suis arrivé à cette conclusion en raison de mes réflexions sur le phénomène et la question kurde.

Il y a une dualité dans ma vie qui doit être bien comprise. C’est la fuite de, et le retour à la kurdicité. Le génocide culturel a fait en sorte que les conditions pour fuir [sa kurdicité] soient réunies à tout moment, en toutes circonstances.

Cette fuite est toujours encouragée. Le principe moral entre en jeu juste à ce moment. Dans quelle mesure est-il juste ou bon de fuir sa propre société pour le salut de l’individu ?

Lorsque j’ai atteint ma dernière année à d’université, cela signifiait à l’époque que mon salut personnel était garanti. Le début de mon retour à la kurdicité, ou du moins l’attention aiguisée que j’y ai porté juste à ce moment-là, était l’expression d’un retour au principe moral. Au sens socialiste, cette communauté n’avait pas besoin d’être kurde, cela aurait pu être une autre communauté. Mais vous avez toujours besoin de vous connecter à un phénomène de société d’une manière ou d’une autre pour pouvoir être un individu moral. Il devenait clair pour moi que je ne pouvais pas être un individu immoral.

J’utilise ici le concept de morale au sens d’éthique, au sens de théorie éthique. Je ne parle pas d’une morale primitive, par exemple celle qui dicte une loyauté à vie à une famille donnée ou à un groupe similaire, car un lien avec les Kurdes en tant que phénomène, et leur condition problématique n’était possible que par la morale en tant qu’éthique.

Le statut d’esclave absolu du Kurde – qui reste vrai à ce jour – m’a définitivement empêché de rêver qu’« une vie libre est possible ». J’ai eu la conviction que « je n’ai pas de monde où je puisse vivre librement ». J’ai pu ici comparer en profondeur la prison interne avec la prison externe. Je me suis rendu compte que la captivité dans la prison extérieure est la plus dangereuse pour l’individu.

C’est une grande illusion pour un individu kurde de vivre dans la croyance qu’il est libre à l’extérieur. Une vie dominée par l’illusion et le mensonge est une vie qui a subi une trahison et une perte.

La conclusion que j’en tire est qu’une vie à l’extérieur n’est possible qu’à une condition : que l’on passe chaque minute de la journée à se battre pour l’existence et la liberté des Kurdes et des travailleurs turcs dans les conditions du capitalisme. Vivre avec moralité et dignité pour un Kurde n’est possible qu’en combattant 24 heures sur 24 pour la liberté et l’existence.

Jugeant ma vie de l’extérieur sur ce principe, je crois avoir vécu une vie éthique. Il est dans la nature de la guerre que la réponse à cela soit la mort ou l’emprisonnement. Une vie sans guerre est une vie de fraude massive et d’indignité, et en tant que telle, endurer la mort ou la prison est dans la nature de l’action. Cela irait à l’encontre du but même de ma vie de ne pas pouvoir endurer les conditions de la prison. Tout comme aucune forme de lutte pour l’existence et la liberté n’est évitable. C’est aussi vrai pour la prison, car c’est aussi une exigence du combat pour une vie libre.

En ce qui concerne les Kurdes, et en supposant que l’on soit socialiste et non sous les ordres du capitalisme, du libéralisme ou d’un fanatisme religieux déformé, il n’y a rien à vivre et aucun monde dans lequel vivre autrement qu’en combattant pour une vie morale et éthique. En observant, à la lumière de ce concept, la vie de mes amis emprisonnés, j’ai vu qu’ils se faisaient des idées fausses. Soit ils se sont convaincus, soit ils étaient convaincus d’une vie qui pourrait être vécue en liberté à l’extérieur. Une analyse sociologique montrerait que le rôle des prisons est de créer un faux désir de liberté chez l’individu. Dans les conditions de la modernité, les prisons sont très soigneusement construites à cette fin. Lorsque les gens sortent de prison, soit ils acceptent une vie de mensonges et de tromperie, auquel cas toute attente de leur part d’une action révolutionnaire ou d’une vie morale et digne est vaine, un espoir vide, soit ils mènent leur combat avec plus de succès grâce à la maturité qui accompagne l’expérience carcérale.

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