Publié en 1980, Le criquet de fer est un roman autobiographique évoquant l’enfance de l’auteur au Kurdistan syrien (appelé aujourd’hui Rojava, ouest en kurde), où celui-ci est né en 1951 dans la ville de Qamishlo. Après des études de littérature en 1970 à Damas, il part à Beirut où il rejoindra un moment la résistance palestinienne. Il deviendra secrétaire de rédaction de l’importante revue littéraire Al Karmel, fondée par le poète palestinien Mahmoud Darwich. Il s’installe ensuite à Chypre, puis en Suède où il vit actuellement.
S’il est facile de trouver des écrits historiques ou politiques sur le Rojava, surtout depuis que l’administration autonome kurde tente d’y développer le confédéralisme démocratique, les écrits littéraires traduits en langue française sont plus rares. Or la littérature, à travers les émotions et la subjectivité qu’elle véhicule, nous offre d’autres clés de compréhension que les écrits plus factuels, qu’elle vient compléter. Lire Le criquet de fer, permet de réaliser à quel point le processus en cours au Rojava est nouveau et important pour les Kurdes de Syrie. A la fois pour la reconnaissance et l’autonomie du peuple kurde, hors du joug d’un état syrien oppresseur, mais aussi pour son émancipation par rapport à des structures sociales fortement patriarcales et féodales.
Dans Le criquet de fer, Salim Barakat évoque son enfance au Rojava. Une enfance pauvre, rurale, brisée très vite par la toute jeune république syrienne et les politiques de discriminations envers les Kurdes, accusés d’avoir collaboré avec l’occupant français. Ces politiques ne feront que s’amplifier sous le régime de Hafez el Assad dans les années 70, et continueront jusqu’à la création de l’administration autonome du Rojava en 2013 : arabisation forcée, déplacements de population, destitutions de nationalité…. Salim Barakat ne cite pas de noms, rarement des lieux et ne donne pas de dates. Le lecteur doit donc créer lui même le contexte de sa lecture en fonction des connaissances dont il dispose. Ceux qui ne connaissent pas l’histoire du peuple kurde, ni de la Syrie, y verront simplement un ouvrage sur l’enfance. Mais qui connaît un peu l’histoire du nord de la Syrie comprend très vite les événements auxquels l’auteur fait allusion. La première partie de l’ouvrage s’ouvre sur l’image d’écoliers que leurs instituteurs rangent à coups de bâtons pour saluer le cortège présidentiel qui s’annonce. Et très vite, « ce fut le début de la violence (…) La violence de la joie officielle excédait les forces d’un enfant du commun. Je devais pourtant la supporter, adopter une attitude de soumission écrasante et devenir à mon tour violent, d’une violence qui excédait les forces d’un enfant ». C’est la première décennie de la république arabe syrienne, le baas monte en puissance et l’enfance telle que la voit Salim Barakat est une période noire. Les enfants sont en conflit ouvert avec les adultes, détruisent les objets, les cultures, torturent et tuent les animaux. Mais cette violence n’est pas gratuite, elle est le produit du monde des adultes en pleine décomposition. Alors que l’état syrien durcit sa présence dans les zones kurdes, les structures de la société s’en trouvent complètement chamboulées, et les équilibres de pouvoirs sont bousculés. Les riches fermiers sont dépossédés par l’Etat, la pauvreté marque toute la société. Et c’est dans ce chaos que l’enfant prend conscience de sa kurdicité.
« Tel fut le début. Et cela se resserra ainsi que l’enfance. Je commençais alors à prendre conscience de quelque de nouveau et d’imprévu, quelque chose de violent et d’évident : tu es Kurde ; les Kurdes sont dangereux ; il est interdit de parler kurde à l’école. Voilà qui est nouveau parce que tu sais que les trois quarts des habitants de cette ville proche des monts Taurus sont kurdes. Tu prends alors conscience d’un fait : c’est à qui des instituteurs humiliera les élèves et les frappera. Et les Bédouins qui acclament chaque changement de régime envahissent la ville et scrutent les visages. Tu es un enfant mais tu as des yeux pour voir. Ils te détestent d’avance et tu ne sais pas pourquoi. Le maître te déteste, le fonctionnaire du gouvernement et le policier te détestent. « Voilà qui change les choses. Je serai donc violent, plus violent que nécessaire contre cette intrusion démoniaque. » »
Dans un premier temps, des résistances naissent face à l’oppression « Les gens en eurent assez de l’oppression quotidienne (…) Quand ils comprirent que ces gens étaient venus effacer les questions de leurs lèvres, ils leur tendirent, de nuit, des pièges, et dispersèrent leur os à coups de pelle et de faucille ». Mais elles sont peu à peu vaincues : « les petits empires qui avaient décliné déclinèrent encore plus, et sous les cieux de l’excès de désespoir surgirent les cafés, ici et là, dans chaque recoin (…) où les hommes se réunissaient l’après-midi » Une situation qui rappelle le Kurdistan Nord (Turquie) actuel, où faute de travail, les çay evi, petits salons de thé, ne désemplissent pas du matin au soir.
Enfin, à travers les récits de l’auteur, on appréhende différents aspects de la culture kurde, de l’ancienne religion Ezidie, aux pratiques patriarcales et violentes des mariages et à la féodalité de la société kurde traditionnelle. Il décrit aussi le monde rural du Rojava, transformé peu à peu en grenier à blé de la Syrie, et l’importance de la contrebande avec le Kurdistan Nord, la ville de Mardin notamment, à travers une frontière qui n’existe pas dans le monde des enfants, matérialisée seulement par les lignes de barbelé et les tirs des soldats turcs sur les contrebandiers. « Nous ne savions pas que les passages à travers les taillis reliaient deux pays ». Aujourd’hui encore, malgré des contrôles renforcés du l’état turc qui veut asphyxier le Rojava, les Kurdes ont l’habitude de voyager d’un côté et de l’autre de la frontière.
Salim Barakat est un auteur kurde qui écrit en arabe ; on ne peut donc pas dire que ses romans appartiennent à la littérature kurde, ce qui ne les empêche pas d’être importants pour la culture kurde, à laquelle un élément important le rattache : son oralité. Les conteurs, les bardes, appelés deng bej, jouent un rôle important dans la transmission de la culture kurde. Voyageant d’un bout à l’autre du Kurdistan, se sont eux qui transmettaient les histoires, de la romance au récit de bataille, de l’éloge de tel prince à la critique sévère de tel autre. Aujourd’hui, la tradition se perd, peu de jeunes reprenant le flambeau de leurs anciens. La maison des deng bej de Diyarbakir joue un rôle vital dans la transmission de cette pratique. De manière générale, chez les Kurdes, musique et poésie ont toujours été importants, notamment pour faire vivre une langue que les états-nations ont tenté de faire disparaître.
Le criquet de fer, roman déstabilisant par sa forme, très oral, lyrique parfois, raconté presque sans dialogue par le narrateur-auteur, rappelle cette tradition des deng bej. Il est divisé en cinq histoires. Chacune de celles-ci est à bien des égards plus proche du conte que du roman. Le fantastique y fait irruption par petites touches, comme l’évocation du géant Boghi, ou lors de l’évocation d’une tempête de poussière aux allures d’apocalypse.
« Et tu nous as réveillés pour conter cette farce ! », lance, le narrateur pour refermer l’ouvrage. Un réveil qu’aucun lecteur ne regrettera, entraîné par le barde dans les contes cruels de son enfance.
Par Loez