Le parquet fédéral de Belgique tente de criminaliser toute la communauté kurde, et menace même une avocate qui pose des questions. Une inversion du droit pénal est en vigueur, la justice est violée. Les « harcèlements judiciaires » ont pris de l’ampleur après des réunions secrètes en juin 2009 entre les autorités belges, turques et américaines.
Les enquêtes ne visent plus seulement les dirigeants ou militants kurdes, mais toute la communauté kurde. Certains sont des pères de famille, d’autres simples sympathisants ou des gens qui ont d’autres préoccupations. Une vaste campagne d’intimidation a été mise en œuvre par le parquet fédéral en employant de grands moyens, mais pas pour les « vrais terroristes ». Tout cela, malgré cinq décisions du tribunal de Bruxelles en faveur du PKK au cours de ces trois dernières années, dont la dernière date du 8 mars 2019. La cour d’appel de Bruxelles avait jugé en substance que des membres présumés du PKK ne pouvaient être renvoyés devant les tribunaux belges pour participation aux activités d’un groupe « terroriste ». La cour avait estimé que le PKK devait être considéré comme « une force armée non étatique » impliquée dans un long conflit armé « non international ». Par conséquent, loi antiterroriste belge ne s’appliquerait pas dans un tel cas de figure. Le 20 mars, le parquet fédéral a annoncé avoir introduit un pourvoi en cassation contre deux arrêts sur le PKK.
Pour l’avocate Selma Benkhelifa, du réseau PROGRESS Lawyers Network à Bruxelles, les harcèlements judiciaires se sont multipliés notamment après deux rencontres secrètes en juin 2009 à l’ambassade des États-Unis à Bruxelles, réunissant les représentants du parquet fédéral, plusieurs responsables turcs et l’ambassadeur américain de l’époque. En mars 2010, la première vaste opération a été lancée contre les Kurdes. Vingt-huit perquisitions ont été menées dans les grandes villes du pays. Les deux réunions extrajudiciaires avaient été révélées par WikiLeaks. Dans les documents classés secrets, les Turcs demandent aux Belges de mener des « harcèlements administratifs » contre les Kurdes. Et ils trouvent un terrain d’entente. Les États-Unis jouent un rôle déterminant pour convaincre les autorités belges. Et la dérive s’approfondit, le Code pénal est inversé, toute une communauté suspectée. On accuse d’abord, puis on cherche des infractions. Autrement dit, la justice est persécutée.
Lorsque l’avocate Selma Benkhelifa demande à une procureure la raison de « ces harcèlements judiciaires », tout en montrant les documents publiés par WikiLeaks, elle est menacée. Pour elle, le parquet mène une persécution ethnique.
-Depuis quand et comment le parquet fédéral lance des poursuites contre les Kurdes vivant en Belgique ?
Depuis 2010, le parquet fédéral lance des enquêtes dans toute la Belgique contre la communauté kurde. On a même pu lire dans un réquisitoire du parquet; une grande partie de la communauté kurde soutient le PKK, même en sachant qu’il s’agit d’une organisation qui mène une lutte armée. Je crois qu’il soupçonne une communauté en tant que telle. Et puis, il met plein de gens sur écoute, il cherche dans tous les sens, jusqu’a ce qu’il trouve ou ne trouve pas, des éléments.
-Est-ce que c’est légal?
Je pense que c’est tout à fait problématique comme pratique. En droit pénal, on a une infraction et on cherche qui est l’auteur de cette infraction.
-Là c’est l’inverse?
On a des auteurs potentiels d’infraction et on cherche quelles infractions qu’ils ont bien commises ! C’est une inversion du droit pénal. Donc, on criminalise une communauté. En cherchant, on finit toujours par trouver quelque chose.
-Ce qui veut dire alors, d’abord on accuse, puis on cherche des délits…
Voilà. Ils ont interrogé des dizaines et des dizaines de Kurdes. La question est toujours d’abord politique ; qu’est-ce que vous pensez du PKK, qu’est-ce que vous pensez d’Abdullah Ocalan, est-ce que vous êtes conscient que le PKK est considéré par l’Union européenne comme une organisation terroriste, est-ce que vous le soutenez quand même. Et puis, est-ce que vous connaissez de telles ou telles personnes, est-ce que vous payez pour la Kampanya (collecte de l’impôt révolutionnaire) ?
La plupart des gens disent, soit « je n’ai jamais payé », soit ils disent ; « oui je paie, mais ça sert à payer les centres culturels », « je paie une cotisation ». Ils reprennent certaines choses que les gens ont dit pour par exemple montrer que c’est forcé. Et ce sont vraiment des choses ridicules. On a, par exemple, quelqu’un qui dit : « oui, je suis un peu forcé de payer, parce que vous savez dans notre communauté, c’est très mal vu si tu ne paies pas ». Ce n’est pas un délit, ce n’est pas interdit ça. Si tu es mal vu, par tes voisins, ce n’est pas au pouvoir judiciaire de se mêler à ça. On voit vraiment qu’ils cherchent des infractions dans une communauté. Nous, on s’est demandé pourquoi ils font ça. Puisqu’il est manifeste que ni le PKK, ni aucun des participants à la mouvance kurde ne commet aucun fait en Europe. Pourquoi ils font tout ce cinéma ?
-Tout cela malgré les décisions du tribunal de Bruxelles selon lesquelles le PKK n’est pas une organisation terroriste et ne peut pas être jugé en Belgique ?
Au contraire, ils sont en cassation contre cette décision, car ils veulent pouvoir continuer.
-Il y a quand-même des bases solides dans la décision des juges…
Tout-à-fait, mais on sent vraiment que le parquet fédéral n’est pas d’accord. Ils sont fâchés d’avoir perdu. Donc, ils essaient d’obtenir d’autres décisions dans d’autres tribunaux.
-Dans combien de villes, y a-t-il de telles affaires ?
Il y a trois affaires en cours à Liège, deux affaires en cours à Mons, et peut-être d’autres que je ne connais pas.
-Tout cela a commencé à partir de 2010 ?
Oui, et 2011, 2012, 2013 et ça continue.
-Vous avez un chiffre concernant les personnes visées ?
Je n’ai pas un chiffre, mais je vois dans les dossiers qu’il n’y a pas une seule famille kurde qui n’ait pas été interrogée en Belgique dans le cadre de ces procès. Tout le monde est soupçonné. C’est un vrai problème.
-Comment ?
Ça veut dire que c’est de la persécution ethnique. En Europe, c’est grave.
-Peut-on dire qu’il s’agit d’une intimidation ?
Oui oui, c’est clairement une intimidation.
-Quand vous avez demandé une réponse au procureur, qu’est-ce qu’il a dit ?
On ne comprenait vraiment pas ce qu’il cherchait ; est-ce que quelqu’un voulait commettre un attentat ? On est tombé sur (un câble de) WikiLeaks. Ça s’appelle «BELGIUM : PKK UPDATE », qui date de 2009. Il s’agit d’une réunion qui a eu lieu à l’ambassade des États-Unis à Bruxelles, dans laquelle il y a des gens du parquet fédéral belge et membres du gouvernement turc. On voit que les Turcs sont très fâchés contre les Belges, parce qu’ils disent « vous ne faites rien pour nous aider à combattre le PKK ». Et les Belges s’excusent. On voit très clairement que les Turcs demandent aux Belges de « harceler » les Kurdes qui font de la politique en Belgique.
-Les autorités belges étaient-elles d’accord ?
Elles disent d’abord, « non, mais c’est difficile, etc.», mais lors d’une autre réunion (toujours en juin 2009), ils ont trouvé un terrain d’entente. Et juste après, les procédures commencent. Nous comprenons que ce ne sont pas des procédures pour chercher des infractions qui se passent en Belgique, mais pour faire plaisir à la Turquie, après une demande faite par l’ambassade des États-Unis. Je trouve cela extrêmement grave, choquant.
-Et ce que vous a dit le procureur ?
On a dénoncé. Et une procureur m’a dit ; « vous n’avez pas l’autorisation des États-Unis pour produire cette pièce (câbles de WikiLeaks) ». C’est vrai que ce sont des pièces prises par Assange sans autorisations des États-Unis. Ça se trouve sur internet. La procureur m’a dit ; vous commettez un délit en les utilisant.
-Est-ce une menace ?
Clairement. C’est une menace de me dire que je commets un délit. On a vu ce qu’ils ont fait aujourd’hui à Assange ; ils lui en veulent tellement pour avoir révélé des choses vraies, parce qu’ils ne disent à aucun moment que les documents qu’Assange a publiés sont faux. Tout le monde sait que c’est vrai. Ils disent qu’ils ne pouvaient pas le révéler même si c’est vrai. Ça veut dire que, non seulement ils veulent le persécuter pour avoir révélé ça, ils menacent aussi tous les gens qui utilisent ce qu’il a publié.
-Est-ce vraiment un délit selon la loi belge ?
On pourrait dire qu’il y a un délit d’utiliser une communication privée sans l’autorisation de la personne qui l’a écrite. Mais là, ce n’est pas privé. C’est politique. Ce sont des agents politiques qui font des choses politiques. Je trouve qu’il s’agit de la liberté d’expression. On a le droit de savoir ce qui se passe dans les coulisses. Sinon, mes clients ne comprennent même pas pourquoi ils sont poursuivis.
-N’y a-t-il pas un délit dans ce genre réunion pour faire pression sur la justice ?
Je trouve que faire la pression sur la justice pour essayer de « harceler » les militants qui sont tous des réfugiés politiques reconnus est un délit qui me semble plus grave que de publier ou d’utiliser les documents qui ont été publiés (par WikiLeaks).
– Comment expliquer l’attitude des autorités ? Ça veut dire que le parquet veut faire ce qu’il veut ?
C’est un peu ça. Pour eux c’est normal de faire une réunion à l’ambassade des États-Unis. Ils disent qu’ils font la coopération contre les terroristes. Sauf qu’ils ne cherchent même pas des infractions terroristes. On ne sait pas ce qu’ils cherchent.
-Alors, que pouvez-vous faire contre ce genre d’agissement ?
Je me demande vraiment ce qu’il faut faire. On est un peu démuni. On défend les Kurdes poursuivis au Tribunal, mais on ne peut pas leur éviter de longues et pénibles procédures en justice. Pour les gens, c’est épuisant, coûteux, angoissant… et donc ça met une pression sur les membres de la communauté kurde pour ne pas s’engager en politique.
-Si la Cour de cassation confirme la décision de la Cour d’appel sur le PKK, ce ne sera pas la fin de ces harcèlements ?
Le parquet fédéral a clairement dit ; « on va continuer ». À Bruxelles, ce sont des personnages connus qui ont été jugés. Les autres qui sont embêtés à Liège ou à Charleroi, ce sont des pères de famille, des gens qui ont d’autres préoccupations. Ce harcèlement fait peur aux gens. Parce que ce ne sont pas des gens qui ont voué leur vie à la cause. Ce sont des gens normaux. Ils mènent une vie normale, ils font des actions normales.
-Donc c’est une dérive dangereuse…
C’est extrêmement problématique. Parce qu’on ne peut pas criminaliser, surtout en traitant de terroriste toute une communauté.
-Alors que vous dites qu’en Belgique, il n’y a aucune infraction…
Aucune infraction. La seule infraction reprochée est dans une affaire en cours à Liège. C’est une gamine. Elle devait avoir 19 ans à l’époque. Elle est montée sur un bateau touristique à Cologne avec plusieurs autres personnes. Ils ont pris le micro au guide en faisant une annonce « Libérez Ocalan » et ont sorti un drapeau d’Ocalan.
-Et dans un autre pays.
Oui, et ils ont dit que c’est une infraction terroriste. C’est la prise d’un bateau. Mais ils n’avaient pas d’armes, ils n’ont kidnappé personne. Même le capitaine de bateau a dit que c’était un peu rigolo, qu’ils étaient gentils. Voilà, ils étaient un peu excités. Ce sont des jeunes.
C’est quand le procès de cette affaire ?
Fin juin. Il s’agit d’une jeune fille. La seule chose qu’elle a faite, c’est de déployer un drapeau et de faire une annonce au micro.
Et les vrais terroristes ?
Ils utilisent beaucoup de moyens policiers et judiciaires, beaucoup d’argent, beaucoup de temps et de personnelles pour harceler la communauté kurde qui ne fait rien. Et pendant ce temps-là, ces moyens ne sont pas utilisés pour empêcher les vrais attentats terroristes. Au lieu de surveiller (des terroristes), on se demande ce qu’ils sont en train de faire.