« Notre lutte est basée sur la formule « État + démocratie ». Nous avons abandonné les notions révolutionnaires classiques. Les 3 piliers principaux d'une démocratie radicale sont l'émancipation des femmes, la démocratie sociale et l'écologie, » dit Cemil Bayik, dirigeant de la KCK. Cemil Bayik, co-président du conseil exécutif de l’Union des Communautés du Kurdistan (KCK), a été interviewé par la revue d’analyses « Responsible statecraft » sur différents sujets, notamment la politique du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), le conflit avec la Turquie et les politiques des Etats-Unis et de l'Europe au Moyen-Orient.
Cemil Bayik, co-président du conseil exécutif de l’Union des Communautés du Kurdistan (KCK)

« Notre lutte est basée sur la formule « État + démocratie ». Nous avons abandonné les notions révolutionnaires classiques. Les 3 piliers principaux d’une démocratie radicale sont l’émancipation des femmes, la démocratie sociale et l’écologie, » dit Cemil Bayik, dirigeant de la KCK.

Cemil Bayik, co-président du conseil exécutif de l’Union des Communautés du Kurdistan (KCK), a été interviewé par la revue d’analyses « Responsible statecraft » sur différents sujets, notamment la politique du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), le conflit avec la Turquie et les politiques des Etats-Unis et de l’Europe au Moyen-Orient.

Nous publions ci-dessous le texte intégral de l’interview.

Certains cercles vous accusent d’être un fardeau qui cause différents problèmes au Rojava. Certains pensent que des responsables tels que Mazloum Abdi et Ilham Ehmed obéissent aux dirigeants du PKK. Quelle est votre relation avec le Rojava?

Je n’ai aucune information sur la source de ces allégations selon lesquelles notre Mouvement serait un fardeau pour le Rojava. Mais il est clair que ceux qui avancent de telles affirmations ne savent rien de l’histoire contemporaine de la Syrie, ni du Rojava. La révolution au Rojava a eu de grands effets sur toute l’humanité. Une révolution démocratique, lancée par des femmes, a vu le jour au Rojava. Toutes les couches sociales du Rojava, y compris les femmes, les jeunes, les personnes âgées, etc., ont formé leur propre volonté démocratique. Il n’y a pas de place pour l’hégémonie des idéologies nationalistes et sectaires là-bas. Des identités et des groupes religieux divers y vivent librement dans une coexistence pacifique. C’est un modèle, non seulement pour la Syrie et le Moyen-Orient, mais aussi pour le monde entier. Les peuples du Rojava se sont soulevés contre le régime baasiste et ont libéré leurs propres terres. Dans le même temps, ils ont vaincu DAESH en s’appuyant sur leur système libertaire et démocratique. Douze mille personnes sont tombées en martyres au cours de cette lutte, dans laquelle les Kurdes, les Arabes, les Syriaques, les Turkmènes et les Circassiens se sont battus côte à côte contre leur ennemi. La défaite qu’ils ont infligée à DAESH n’est pas uniquement une affaire militaire. Cette défaite repose sur les critères de la révolution du Rojava, principalement la nation démocratique et l’émancipation. S’il n’y avait pas eu cette approche idéologique et politique, la majorité des Arabes en Irak et en Syrie auraient soutenu DAESH, rendant impossible sa défaite. Les attitudes démocratiques et les approches politiques des peuples du Rojava sont le résultat direct de l’influence idéologique du leader kurde Abdullah Ocalan. Il a vécu avec les peuples de ces régions pendant 20 ans ; son influence a marqué tous les aspects de la vie des Kurdes.

Comment peut-on interpréter cette influence d’Abdullah Ocalan et du PKK sur le Rojava comme un fardeau ? L’influence d’Abdullah Ocalan sur les peuples du Rojava n’est pas un problème. Bien au contraire, elle a permis de résoudre certains problèmes autrefois considérés comme insolubles. Si le Rojava n’avait pas été inspiré par les idées d’Ocalan, il n’aurait pas mené sa révolution et DAESH n’aurait pas été vaincu. Sans cette inspiration, DAESH aurait tué tous les Yézidis de Sinjar [Shengal] et occupé le territoire du Sud-Kurdistan. Des milliers de nos guérilleros sont allés au Rojava et sont tombés martyrs dans la lutte contre DAESH. Ils venaient de toutes les régions du Kurdistan. Comment est-il possible de les considérer comme des fardeaux pour le Rojava ? Bravant les attaques et les obstacles des forces de sécurité turques, des milliers de sympathisants du PKK ont franchi la frontière, marchant sur les fils barbelés, et rejoint le combat anti-DAESH au Rojava. Comment peuvent-ils être considérés comme des fardeaux ? Sans le rôle déterminant de nos forces de guérilla, Raqqa n’aurait pas été libérée. Alors que le PKK mérite d’être reconnu pour son rôle déterminant au Rojava, il est considéré par certains comme un fardeau pour le Rojava. C’est totalement contraire à tout sens de la justice et de l’équité. Partout, nous encourageons la lutte pour la liberté et la démocratie des Kurdes. Nous avons un impact positif sur cette lutte. Nous n’avons jamais encouragé de développements négatifs. Bien au contraire, on peut voir notre influence dans tous les développements positifs.

Mazlum Abdi et Ilham Ahmed ont fait partie du PKK pendant des dizaines d’années. Ils avaient l’habitude d’assumer des rôles et des responsabilités de gestion. C’est un fait connu des États-Unis, de l’UE, de la Turquie et de toutes les parties intéressées dans le monde. Ils étaient nos camarades. Au début de la crise syrienne, ils ont voulu aller au Rojava afin de mener une lutte pour la protection de leur peuple et de leurs terres, là où ils étaient nés. Alors ils y sont allés. Ils ont rejoint la révolution et ont assumé des responsabilités dans la lutte du peuple kurde. Le peuple kurde avait déjà un certain niveau d’auto-organisation. Mazlum Abdi et Ilham Ahmed étaient restés dans nos rangs pendant des dizaines d’années et il était tout à fait naturel qu’ils aient été influencés par le PKK. Il est impossible d’être au sein du PKK et de ne pas être affecté par celui-ci. Les qualités qu’ils possèdent proviennent de leur parcours au sein du PKK. Il ne fait aucun doute que la camaraderie d’idées et d’émotions ne prend pas fin avec des changements de lieu et de domaine. Mais il faut comprendre que les millions de Kurdes, d’Arabes et de Syriaques vivant au Rojava et dans le nord de la Syrie ont atteint un certain niveau d’auto-organisation. Nous n’avons aucun lien organisationnel avec eux. Ils décident d’eux-mêmes. En même temps, si vous soutenez qu’ils ont été politiquement et idéologiquement influencés par notre Mouvement, je peux sûrement vous dire que c’est le cas dans une certaine mesure. Les habitants du Rojava ont été influencés par les idées d’Abdullah Ocalan. Même avant la révolution du Rojava, des milliers de jeunes du Rojava ont rejoint les rangs des HPG et YJA-Star [branches armées mixte et féminine du PKK]. Des milliers de personnes sont tombées martyres dans la lutte contre l’État turc. Bref, il y a des influences en termes d’idées et d’émotions. Et cela entraîne des implications politiques. De plus, la région en question est le Rojava, pas un autre pays. Le Rojava fait partie du Kurdistan. Le PKK a une influence sur les quatre parties du Kurdistan. En ce qui concerne le Rojava, nos relations se limitent à des relations sur le plan des sentiments et des idées. Politiquement et administrativement, le Rojava a ses propres mécanismes de prise de décision. Nous avons déjà émis des critiques sur sa façon de faire de la politique. C’est notre droit le plus naturel que de critiquer et, dans le même temps, soutenir un mouvement kurde.

Vous appelez à la décentralisation, mais en même temps, l’autorité du PKK se concentre entre les mains de quelques dirigeants âgés qui contrôlent des territoires éloignés géographiquement. Est-ce une sorte de contradiction?

Notre ligne politique vise à résoudre la question kurde par l’auto-administration des Kurdes à l’intérieur des frontières politiques et en même temps de la démocratisation des pays respectifs dans lesquels ils vivent. Toutes les mentalités autoritaires et répressives imposent le modèle étatique. Mais nous luttons pour l’établissement d’un modèle social basé sur des principes démocratiques et confédéraux. Comment une administration politique qui s’appuie sur un tel modèle social pourrait-elle être autoritaire?

Notre conception et notre système politique prévoient un modèle dans lequel chaque région peut prendre les décisions qui la concernent. Autrement dit, chaque unité confédérale jouit de son propre droit à la liberté et à la prise de décision. Dans ce système, les jeunes et les femmes ont droit à l’auto-organisation, à la prise de décision autonome et au partage des devoirs. Même les forces armées ont un modèle d’organisation libre et autonome. Il est difficile de gérer un mouvement aussi large à travers des mécanismes de prise de décision centralisateurs. Il est également difficile de gérer directement les affaires administratives quotidiennes des régions géographiquement éloignées. Au contraire, de nombreux problèmes se posent lorsque les nombreuses régions et organisations prennent leurs propres décisions. Nous considérons ces problèmes comme le résultat des qualités valorisantes caractéristiques de notre système et mouvement. Il est possible que le système démocratique et confédéral connaisse ce genre de problèmes. En ce sens, affirmer que notre système politique est centralisé entre les mains de quelques personnes âgées ne reflète pas la réalité idéologique et théorique de notre Mouvement. Aucune administration autoritaire ne peut exister dans une organisation basée sur l’émancipation des femmes, leur libre organisation et leur volonté. De plus, il n’est pas juste de prétendre que notre organe dirigeant est composé de personnes âgées. Notre corps dirigeant est composé majoritairement de personnes d’âge moyen et de jeunes. En effet, la moitié de notre conseil de direction est composée de femmes jeunes et d’âge moyen, conformément à notre charte organisationnelle. La moyenne d’âge de notre conseil de direction montre que nous sommes la plus jeune administration politique du monde.

Nous tenons à rappeler que le PKK est un mouvement qui organise le plus grand nombre de congrès et de conférences en un an. Toutes les décisions sont prises lors de sessions avec une large participation. Les membres du conseil de direction ne font que mettre ces décisions en pratique.

Votre organisation est isolée dans des montagnes lointaines et, en guises d’armes, vous ne disposez que de vieux fusils russes. Au même moment, la Turquie est un pays leader dans la production de véhicules aériens sans pilote. Comment pourriez-vous gagner militairement contre l’Etat turc? Votre stratégie actuelle vise-t-elle une escalade militaire ou la paix?

Il est faux de dire que nous sommes isolés dans les montagnes. Sans aucun doute, nous avons de vastes zones montagneuses. Le Kurdistan est, d’une certaine manière, connu comme le pays des montagnes. Nous menons une guérilla dans ces montagnes depuis 40 ans. Cela montre à quel point la guérilla et les montagnes sont indissolublement liées. Mais notre terre ne se compose pas que de montagnes. Comparé à tous les mouvements démocratiques et nationaux, notre mouvement bénéficie du plus large soutien social. Nous avons une excellente base sociale dans les quatre parties du Kurdistan. Contrairement à certaines affirmations, nous ne sommes pas un mouvement enfermé dans les montagnes. Le régime fasciste en Turquie a peut-être réprimé l’activisme social et politique à un certain niveau, mais les Kurdes soutiennent notre mouvement pour la liberté et montrent leur soutien à chaque occasion possible. Tout le monde au Kurdistan reconnaît cette réalité que notre mouvement de libération bénéficie du soutien le plus populaire parmi les Kurdes.

Il ne fait aucun doute que nos capacités militaires ne sont pas aussi développées et sophistiquées que l’inventaire militaire de l’armée turque. La Turquie utilise toutes les armes de l’OTAN. Les États-Unis et certains pays européens apportent à la Turquie tout type de soutien. Nous achetons nos armes et nos munitions, dont certaines américaines, sur les petits marchés informels. Bien que nos moyens soient limités, notre lutte a conduit à de nombreuses reprises l’État turc au bord de l’effondrement. Les États-Unis et certains pays de l’UE se sont précipités à son secours et ont empêché son effondrement. Aucune force de guérilla ne peut être comparée à des armées formelles, en termes de sophistication et de quantité d’armes et de munitions. En d’autres termes, les victoires dans les luttes de guérilla n’ont jamais été le résultat de la suprématie des armes et des munitions. Au cours de l’histoire, la légitimité et la supériorité du mental et des idées ont été des facteurs déterminants dans le succès des luttes de guérilla contre les armées des régimes répressifs. Ces mêmes facteurs sous-tendent notre supériorité face à l’État turc.

Ces dernières années, l’État turc s’est procuré de nombreux armements et drones sophistiqués. Il a utilisé toutes les ressources à sa disposition pour acheter ces armes. Cet achat d’armes à grande échelle faisait suite aux nombreux revers infligés à l’armée turque par notre guérilla. Les Turcs se sont procuré des armes et des technologies sophistiquées à un prix élevé. Il ne fait aucun doute que ces armes de haute technologie nous ont posé des problèmes. Mais nous développons un type d’organisation et de lutte de guérilla qui peut rendre ces armes de haute technologie sans effet. En fait, c’est la caractéristique qui définit la lutte de guérilla. Nous développons nos propres mesures et concepts militaires contre les drones et autres armes sophistiquées. L’échec de l’opération militaire de grande envergure lancée par l’armée turque dans les montagnes de Garê le 10 février, était le résultat de ces nouvelles tactiques et mesures de guérilla. 

Nous voulons transformer l’État turc à travers la guérilla, la lutte sociale, les actions dans les villes et de nombreuses autres formes de lutte. Grâce à une lutte aussi multidimensionnelle, nous sommes déterminés à vaincre les politiques de déni et d’anéantissement de l’Etat turc contre les Kurdes. La guérilla n’est qu’une des dimensions d’une telle lutte multidimensionnelle.

En ce qui concerne la solution de la question kurde, nous avons avancé les propositions de solution les plus raisonnables, ce qui est sans précédent dans l’histoire de toutes les luttes similaires dans le monde. Ces propositions et demandes auraient été acceptées s’il s’était agi d’un autre pays que la Turquie. L’Etat turc n’accepte aucune solution politique à la question kurde. L’objectif principal de cet État est de soumettre les Kurdes au génocide. Par des politiques de turquification des Kurdes, l’État turc veut faire du Kurdistan une zone d’expansion du nationalisme turc. L’impasse actuelle n’est pas due à des exigences excessives de notre part. Nous avons présenté les propositions de solution les plus raisonnables. En bref, l’impasse actuelle n’est pas le résultat d’un durcissement de nos revendications politiques. Ce qui est en cause, c’est le déni de l’identité nationale et des droits les plus naturels d’un peuple. Nous ne recherchons pas des solutions militaires, mais des solutions politiques démocratiques. Nous avons essayé tous les moyens pour y parvenir, mais l’État turc n’a pas fait un seul pas en avant. La Turquie tente de nous imposer l’abnégation de notre identité nationale et l’abandon de nos droits politiques. Elle rejette tout ce qui peut potentiellement préserver l’identité nationale et l’existence des Kurdes.

Il ne fait aucun doute que nous préférons une solution pacifique et démocratique. Mais, dans la mesure où l’état d’esprit actuel de l’État et le régime fasciste actuel de l’AKP-MHP se poursuivent, rien de tel n’est possible. La voie vers une solution démocratique et la paix ne sera ouverte que lorsque ce régime fasciste touchera à sa fin.

Vous avez nié avoir tué des prisonniers de guerre turcs en Irak. Pourquoi le monde devrait-il croire votre version ?

On peut facilement en apprendre davantage sur notre approche envers les prisonniers de guerre en examinant notre bilan de 40 ans à cet égard. Notre mouvement peut être critiqué sur d’autres plans mais pas pour son approche envers les prisonniers de guerre. Nous avons, à plusieurs reprises libéré des dizaines de prisonniers de guerre. Aucun d’entre eux ne s’est jamais plaint d’un mauvais traitement. Tous ont eu des réactions positives à l’égard de nos politiques concernant les prisonniers de guerre. Notre approche des prisonniers de guerre est conforme aux conventions des Nations Unies. Notre pratique en dit long à cet égard. Ce qui s’est passé à Gare, c’est le bombardement continu de 4 jours, par plus de 40 avions de combat, sur un camp dans lequel les prisonniers de guerre étaient détenus. La structure géographique de la zone avait été modifiée par ces bombardements violents. En conséquence, les prisonniers de guerre et les guérilleros qui les gardaient ont perdu la vie. Il n’y a aucune trace de balles dans les corps de ces guérilleros qui gardaient les prisonniers de guerre. Cela prouve que l’État turc a utilisé du gaz chimique contre le camp. Tout le monde reconnaît que ces prisonniers de guerre étaient en sécurité jusqu’au jour où l’opération militaire a commencé. Leur mort est survenue à la suite des violents bombardements et affrontements.

Il y a eu de violents affrontements dans le camp où étaient détenus les prisonniers de guerre. A défaut de briser la résistance des guérilleros, l’armée turque a utilisé du gaz chimique afin d’entrer dans le camp. Comme les armes chimiques tuent sans discernement, on peut facilement voir qui est responsable de la mort des prisonniers de guerre. Les commandants des forces de guérilla ont déjà demandé à toutes les institutions indépendantes de visiter le camp et de mener les enquêtes en bonne et due forme.

Les États-Unis vous désignent comme une organisation terroriste. Pensez-vous que les États-Unis devraient vous retirer de la liste des organisations désignées? Votre objectif fondateur a-t-il changé depuis l’époque de la guerre froide?

La désignation par les États-Unis du PKK comme terroriste est entièrement fondée sur des intérêts politiques. Ils ont pris une telle décision pour apaiser leur allié membre de l’OTAN, la Turquie. L’inclusion du PKK dans la liste terroriste a été imposée par la Turquie à l’administration américaine. Nos forces de guérilla n’ont jamais mené d’action militaire, directe ou indirecte, contre les États-Unis d’Amérique. La même observation est valable pour l’inscription du PKK sur la liste des organisations terroristes de l’UE. En ce sens, qualifier la lutte pour la liberté d’un peuple de terrorisme équivaut à des crimes contre l’humanité. Les États-Unis commettent des crimes contre les Kurdes. Les États-Unis sont responsables de la captivité et de l’emprisonnement de notre leader Abdullah Ocalan. Ils devraient s’abstenir de mettre en œuvre de telles politiques et pratiques. L’administration américaine n’a pas le droit légitime de prendre des décisions, au nom du peuple américain, contre la lutte pour la liberté du peuple kurde. C’est une injustice et un manque de respect absolu. L’administration américaine doit faire une autocritique à cet égard. Sinon, l’histoire la jugera pour complicité dans le génocide des Kurdes et donc de crimes contre l’humanité.

À partir des années 1990, notre mouvement pour la liberté a subi de grandes transformations. Il n’y a plus d’influences idéologiques et politiques de l’époque de la guerre froide sur notre mouvement. Nous avons subi de grands changements. Mais les États-Unis se comportent toujours dans le cadre de la guerre froide. Il a largement soutenu les visions, les arguments et les politiques caractéristiques de l’époque de la guerre froide.

Notre Mouvement pour la liberté promeut le socialisme démocratique dans le cadre conceptuel de la « modernité démocratique ». Nous pensons que sans démocratie, le socialisme ne peut jamais être atteint et que des concepts tels que la « dictature prolétarienne » sont faux et antidémocratiques. Nous ne faisons pas de différence entre la démocratie et le socialisme. Nous ne soutenons plus la conception classique selon laquelle les États devraient être renversés par la force. Notre lutte est basée sur la formule « État + démocratie ». Nous avons abandonné les notions révolutionnaires classiques. Nous avons soutenu la démocratie sociale alors que nous traversions de nombreux changements radicaux. Depuis les années 1990, notre Mouvement pour la liberté a connu des révolutions historiquement importantes en termes de mentalité et de conscience. Nous défendons la démocratie radicale plutôt que la démocratie contrôlée. Les trois principaux piliers de la démocratie radicale sont l’émancipation des femmes, la démocratie sociale et l’écologie. Nous sommes des pionniers dans la promotion de ces valeurs à l’échelle mondiale. Notre compréhension de la liberté peut être mieux comprise dans les paroles de notre leader, M. Abdullah Ocalan, lorsqu’il dit que « la liberté des femmes est plus précieuse que la liberté nationale et de classe ». Il considère les connaissances écologiques comme les connaissances les plus élémentaires.

En fait, les États-Unis et l’UE connaissent les changements que nous avons traversés. Mais ils ne reconnaissent pas cette réalité. Ils ont probablement trouvé notre conception de la démocratie trop radicale pour être reconnue.

Le président américain Biden a récemment supprimé la qualification terroriste des Houthis. Certains à Washington préconisent d’entrer en contact avec vous car il y a une bataille contre le terrorisme en question. Pensez-vous que l’administration Biden révisera votre inscription sur la liste?

Il sait que nous avons mené la plus grande lutte contre DAESH. Certains de nos combattants les plus dignes et les plus précieux sont tombés martyrs dans la lutte contre DAESH, en particulier au Rojava. Nous avons eu un rôle déterminant dans la lutte et la victoire du Rojava contre DAESH. Comment Raqqa a-t-elle été libérée? Il est étrange que certaines personnes parlent de la victoire sur DAESH à Raqqa mais ignorent le rôle déterminant de milliers de guérilleros qui ont assuré cette victoire en sacrifiant leur propre vie. C’est une approche totalement inacceptable et incompatible avec l’éthique, la conscience et la droiture. L’état d’esprit sous-jacent à cette approche est «vous feriez mieux de mourir, pas de vivre». L’inscription du PKK sur la liste terroriste est devenue un fardeau pour la politique américaine. La radiation du PKK devrait être le principal programme de la nouvelle administration américaine. Comment se fait-il qu’elle ne dise pas un mot sur les approches inhumaines de l’État turc et son soutien considérable à DAESH, mais fasse la plus grande injustice de l’histoire contre le PKK, un mouvement qui mène une lutte pour la liberté contre les sales ambitions du principal partisan de DAESH, l’Etat turc. Le sens de la justice et de la conscience du peuple américain n’acceptera pas cette injustice. Les responsables qui ont inscrit le PKK sur la liste terroriste ont ouvertement abusé de l’autorité que le peuple américain leur a accordée. Lorsque le président de l’époque, M. Obama, est arrivé au pouvoir, nous lui avons demandé de rectifier cette injustice contre le PKK. Corriger cette injustice sera une mesure du sens de la justice, de la légitimité et de la conscience du Président Biden. Le décret contre trois des dirigeants du PKK a été pris par l’administration Trump sur la base de ses relations étroites avec Erdogan. S’il doit y avoir un changement dans la politique américaine à l’égard de la Turquie et de la région, ce décret doit également être abrogé.

Avez-vous eu des contacts avec les États-Unis ces dernières années? Dans l’affirmative, cela a-t-il eu lieu par l’intermédiaire de médiateurs au Rojava et à Sinjar, ou directement?

Nous avions l’habitude d’échanger des messages indirects via le Rojava et le Sinjar (Shengal). Nous avons déjà envoyé des lettres à tous les présidents américains. Par le biais de différents médiateurs, certaines de nos unités ont eu quelques réunions avec des unités américaines au niveau local. Ils avaient peut-être voulu connaître nos points de vue. Ce n’étaient pas des réunions de haut niveau. Puisque nous menons la lutte la plus légitime au monde, nous sommes convaincus de nos points de vue, de notre droiture et de nos politiques. Par conséquent, nous pouvons rencontrer toutes les parties. Nous n’avons aucune réserve quant à la rencontre de différentes parties. Même si nous menons une lutte contre l’État turc depuis environ 50 ans, nous avons, à de nombreuses reprises, établi des relations et mené des négociations avec lui. Nous établissons toutes sortes de relations qui, à notre avis, sont dans l’intérêt de la lutte pour la liberté et la démocratie de notre peuple. Cependant, nous n’établissons pas de relations avec une partie au détriment des intérêts d’une autre partie. Nous ne serons jamais d’accord pour des relations qui réprimeraient et gêneraient notre libre arbitre. Si les États-Unis font des politiques en faveur de la solution de la question kurde et de la démocratisation, nous ne nous y opposerons jamais. En fait, nous avons, à plusieurs reprises, appelé les États-Unis à jouer leur rôle à cet égard. La raison en est que la Turquie, membre de l’OTAN et alliée des États-Unis, est le principal obstacle à la démocratisation et à la solution de la question kurde. Nous réitérons notre appel aux États-Unis et à l’OTAN de ne pas soutenir ni encourager la politique génocidaire de la Turquie contre les Kurdes.

Depuis le mandat d’Obama, on a beaucoup parlé du fait que les États-Unis réduiraient l’intérêt pour le Moyen-Orient afin d’attirer l’attention sur l’Europe et l’Asie de l’Est. Le président Biden n’a reçu aucun appel des dirigeants du Moyen-Orient au cours du premier mois de son mandat. Êtes-vous d’avis que le Moyen-Orient n’est plus une priorité pour les États-Unis? De votre point de vue et de votre parti, cette évolution est-elle positive ou négative?

On dit que l’accent mis sur le Moyen-Orient diminuera à mesure qu’il augmentera sur l’Extrême-Orient. Il s’agit principalement d’une vision économique qui minimise le rôle de l’histoire et de la culture. Le capitalisme donne beaucoup d’importance à la consommation. C’est une vision superficielle de dire qu’il y a beaucoup de consommateurs en Asie. Le Moyen-Orient est un contexte culturel et historique profondément enraciné. Il est erroné de l’évaluer en fonction de sa situation actuelle. D’un autre côté, le Moyen-Orient ne doit pas être séparé de l’Europe. Le patrimoine culturel et historique profondément enraciné du Moyen-Orient et sa proximité géographique avec l’Europe ont grandement contribué au progrès de cette dernière. Aujourd’hui, l’Europe est en quelque sorte intégrée au Moyen-Orient. Il n’y a pas de déclin de l’importance stratégique ni de l’Europe ni du Moyen-Orient. Le Moyen-Orient et ses environs continuent d’abriter les agendas les plus complexes de la politique internationale. DAESH était un défi commun à tous. Il y a eu des interventions en Irak et en Afghanistan. D’un autre côté, nous ne devons pas oublier qu’Israël fait partie du Moyen-Orient. Il suffit d’examiner la position géographique du Moyen-Orient pour comprendre son importance.

Nous ne pensons pas qu’il y aura une diminution de l’importance du Moyen-Orient. D’un autre côté, dans un monde de plus en plus globalisé, il est impossible d’imaginer que l’importance du Moyen-Orient diminuerait. Pourtant, il y a des raisons qui impliquent le contraire.

Au Moyen-Orient, le Kurdistan conservera sa propre signification. Même la lutte démocratique du peuple kurde et son rôle de pionnier, inspiré par la notion de nation démocratique, pour assurer la coexistence pacifique de diverses entités ethniques et religieuses, a accru l’importance du Kurdistan. Compte tenu de leur culture et de leurs politiques, les Kurdes sont devenus la base de la paix, de la stabilité et de la démocratie au Moyen-Orient.

Nous avons récemment vu l’Europe jouer un rôle plus affirmé et plus indépendant contre le Moyen-Orient. Par exemple, le président français Macron intervient dans la crise libanaise et les différends maritimes entre la Grèce et la Turquie. Souhaitez-vous voir des initiatives européennes pour votre cause? Comment définissez-vous votre relation avec l’Europe en général?

Les pays européens s’intéressent au Moyen-Orient. C’est compréhensible. L’Europe doit se soucier du Moyen-Orient et manifester son intérêt. Mais cela doit se développer de manière positive. Nous ne voyons pas beaucoup de différence entre l’Europe et le Moyen-Orient. Par conséquent, nous pensons que l’Europe devrait avoir des relations avec le Moyen-Orient. Nous souhaitons que ces relations reposent sur des intérêts mutuels. La France et le Royaume-Uni ont des responsabilités historiques vis-à-vis du Moyen-Orient. Il semble que les États-Unis ont repris cette responsabilité du Royaume-Uni. Ou, ils l’ont peut-être partagée. En effet, la France a toujours manifesté son intérêt pour le Liban et la Syrie. L’indifférence à cet égard finirait par rompre les liens de la France avec le Moyen-Orient. Conscients de ses effets en Syrie et au Liban, les États-Unis ont choisi d’associer leurs politiques en bonne et due forme à la France.

Il existe une importante population kurde en Europe. Cela fournit le contexte pour l’établissement de relations avec les pays européens. Nous avons une influence positive sur l’opinion publique démocratique de l’Europe. De plus, nous avons établi des relations, à un certain niveau, avec les cercles politiques. Cependant, en raison de leurs liens d’intérêts avec la Turquie et de l’appartenance de celle-ci à l’OTAN, ces relations ont eu un effet limité sur les politiques des pays européens. Ils connaissent notre Mouvement et reconnaissent son rôle positif dans la démocratisation de la Turquie et du Moyen-Orient. Mais leurs relations avec la Turquie les amènent encore à soutenir la Turquie, ce qui rappelle leurs politiques de l’époque de la guerre froide. Par conséquent, ils sont arrivés au point d’encourager les politiques génocidaires turques contre les Kurdes.

Le président Biden a déclaré son intention de revenir à l’accord nucléaire de 2015 avec l’Iran et a appelé les Iraniens à reprendre les négociations sur la question nucléaire. Indépendamment du succès de ces dialogues, considérez-vous qu’il s’agisse d’un développement qui a eu une influence positive ou négative sur les Kurdes et votre mouvement? Quelle est votre opinion sur l’accord de 2015?

Nous n’approuvons ni la fabrication d’armes nucléaires ni aucun investissement dans ce domaine. Nous pensons que les deux ont des effets négatifs sur les peuples. Si les parties intéressées avaient adopté une approche en profondeur à l’égard de l’accord de 2015, cela aurait pu avoir des résultats positifs. Rien n’est plus faux et dangereux que l’existence d’armes nucléaires au Moyen-Orient. Les armes nucléaires ne doivent pas être considérées comme un outil de démonstration de force. Ce serait contraire à l’éthique et constituerait un crime contre l’humanité, comme on l’a vu pendant la Seconde Guerre mondiale. Les armes nucléaires sont préjudiciables non seulement aux Kurdes, mais également à tous les peuples d’Iran. Avoir des ambitions de posséder des armes nucléaires signifie avoir un état d’esprit de l’époque de la guerre froide. Le succès de l’accord de 2015 aurait eu des résultats positifs pour tous les peuples du Moyen-Orient. Étant donné que la démocratisation est la meilleure approche pour résoudre les problèmes en Iran, l’opinion publique, tant à l’interne  qu’à l’étranger, ne doit pas s’engager uniquement dans la question nucléaire. La République islamique d’Iran doit entreprendre un processus de démocratisation. À notre avis, il n’est pas juste d’opposer l’islam et la démocratie. C’est pourquoi le leader Abdullah Ocalan a promu la notion d’islam démocratique. Nous considérons les forces démocratiques islamiques comme des constituants et des éléments de la vie démocratique.

Al-Kadhimi est défini comme un président qui garantira à nouveau la souveraineté de l’Irak. Pensez-vous qu’Al-Kadhimi affrontera la Turquie et l’Iran pour leurs interventions dans les affaires intérieures de l’Irak et qu’est-ce que cela signifie pour votre parti? Vous avez également vos bases sur le territoire irakien ; comment est votre relation avec Bagdad en général?

Le Premier ministre Al-Kadhimi n’est pas en mesure de s’opposer à l’Iran et à la Turquie. Il ne possède pas le pouvoir nécessaire pour le faire. La souveraineté de l’Irak peut être garantie par l’adoption d’un certain état d’esprit et non par la nomination d’une personne en particulier. L’Irak doit adopter la notion de nation démocratique. Autrement dit, il faut une approche idéologique et politique qui puisse garantir la coexistence pacifique des diverses communautés ethniques et religieuses. Ni le sectarisme ni le nationalisme ne devraient prendre le dessus en Irak. La démocratisation de l’Iraq empêchera d’autres d’intervenir dans ses affaires intérieures. Nous sommes contre toute intervention dans les affaires intérieures de l’Iraq.

Nos forces sont principalement positionnées dans les régions de défense de Medya. Ce sont des zones à la frontière turque. Avec l’aide du PDK [Parti démocratique du Kurdistan, dirigé par la clan Barzani] en tant que collaborateur, la Turquie attaque ces régions. L’Irak n’est pas assez fort pour résister à de telles attaques sur son sol par la Turquie. Nos relations avec l’Irak ne sont pas mauvaises. En fait, nos attitudes et le positionnement de nos forces ne sont pas contre l’Irak. En faisant pression sur l’Irak, la Turquie et l’Iran ont, à plusieurs reprises, prévu de dresser l’Irak contre nous. Ils ont échoué, car notre présence ne cause pas de préjudice, ni ne représente un danger pour l’Irak. Tout en luttant contre DAESH, le Premier ministre irakien Haydar Al-Abadi a remercié la KCK d’avoir protégé les citoyens irakiens. L’Irak a été le premier pays à reconnaitre notre rôle et le tribut que nous avions payés dans la lutte contre l’Etat islamique. Le chef du PDK, Masoud Barzani, a remercié nos forces de guérilla pour leur rôle dans la défense d’Erbil contre DAESH. Pourtant, par la suite, il a approuvé et légitimé les attaques de la Turquie contre les forces de guérilla qu’il avait remerciées.

Nous n’avons pas de relations étroites avec l’Irak. De temps à autre, nos unités dans différentes régions tiennent des réunions avec des responsables irakiens dans le but de comprendre les politiques de chacun. Cependant, nous les avons critiqués pour avoir conclu l’accord de Sinjar avec le PDK, le 9 octobre 2020, sans s’entretenir avec les Yézidis. L’Irak et le PDK, qui avaient auparavant livré Sinjar à DAESH, sont parvenus à un accord sur la région, sans s’entretenir et demander l’avis des forces yézidies qui ont défendu Sinjar contre DAESH pendant six longues années. C’était totalement contraire à la légitimité, la conscience et l’éthique politique. Cet accord n’a pas été mis en œuvre comme prévu. Même les États-Unis qui appelaient l’Irak, la Turquie et le PDK à résoudre le problème de Sinjar, ont commencé à se rendre compte que l’exclusion des Yézidis de cet accord n’était pas une bonne chose. Les États-Unis auraient dû arriver à la conclusion que la meilleure solution est celle dans laquelle les Yézidis, eux-mêmes, joueraient un rôle actif.