Une délégation des Amitiés kurdes de Bretagne s’est rendue au Kurdistan de Turquie (Bakur) pour observer les opérations de votes
Devant une école servant de bureau de vote à Diyarbakir

Une délégation des Amitiés kurdes de Bretagne s’est rendue au Kurdistan de Turquie (Bakur) pour observer les opérations de votes devant se tenir à l’occasion des élections locales et régionales le dimanche 31 mars dernier. ‘’Le Mensuel de Rennes’’ consacre 12 pages de son magazine de mai, à cette mission intitulée « coopération internationale : Rennes sur le Front kurde ».

La délégation s’est scindée en deux groupes. L’un a pu se rendre dans 12 bureaux de vote du district de Siverek 31 mars 2024 : Elections municipales à Siverek – Amitiés kurdes de Bretagne (akb.bzh) (dans la circonscription d’Urfa) principalement dans des villages ruraux. L’autre groupe, s’est rendu dans 18 bureaux de vote de 2 districts de Diyarbakir (Sur et Yenişehir) , comme le relate le témoignage de Laurent qui met l’accent sur une question jamais abordée. Laurent, en effet, se déplace en fauteuil. ‘’ la définition de ce qu’est le handicap et de son fonctionnement est intimement liée à l’accès aux droits humains’’. Laurent nous le rappelle avec humour et réalisme.

André Métayer

Tout débute le jeudi 28 mars 2024 avec l’aide d’un ami pour transporter la valise et le fauteuil roulant électrique jusqu’à la gare. Puis, un train jusqu’à Rennes. J’y retrouve mon frère et nous prenons un second train à destination de l’aéroport d’Orly. Nous dormons à l’hôtel, et reprenons l’avion le lendemain vendredi 29 mars 2024 direction la Turquie. Escale à Istanbul, puis quatre heures plus tard nous prenons un second avion pour Diyarbakir… nous sommes accueillis par les représentants du parti politique kurde le « DEM ». Le transport se fait en « minibus » : c’est l’occasion d’un premier « pas de danse » avec mon frère pour monter dans ce véhicule qui n’est pas adapté au handicap. Arrivée à l’hôtel vers minuit.

Des rencontres fructueuses

Le lendemain, 10h, première rencontre avec le barreau des avocats de Diyarbakir. Deux heures plus tard rencontre avec une association qui se bat pour protéger les droits humains. Lors de ces deux rencontres, sont évoqués pèles-mêles les difficultés d’accès aux droits pour la population kurde mais aussi les réfugiés et les prisonniers, le non-respect des règles électorales et les différents mécanismes qui permettent au gouvernement turc de modifier les résultats électoraux. Chacun des avocats insiste pour nous dire que nous sommes tout à fait en droit d’accéder au bureau de vote, même si les policiers nous disent le contraire ; il n’y a strictement rien dans la loi turque qui s’oppose à ce que des étrangers invités par un parti politique turc viennent dans un bureau de vote et procèdent à une observation de ce qui s’y passe.

En fin d’après-midi, nous avons rendez-vous dans un grand hôtel. La salle de conférence a été réservée par le « DEM » pour accueillir les 150 observateurs étrangers qui ont répondu à leur appel. 4 des principaux candidats se présentent et expliquent leur lutte pour la reconnaissance des droits du peuple kurde. S’en suit un repas offert par le « DEM », moment privilégié pour continuer à mieux faire connaissance entre membres des délégations.

Visites mouvementées des bureaux de vote

Dimanche 31 mars, départ à 9h après une courte nuit. Le « DEM » ne nous transmet pas de liste exhaustive des bureaux de vote mais nous savons que ce sont les écoles qui sont utilisées pour les accueillir. Nous cherchons donc via le GPS toutes les écoles du secteur qui nous est attribué : toutes ne sont pas ouvertes, ou accessibles à notre grande surprise. Une fois sur place, refoulement quasi systématique de notre délégation par la demi-douzaine de policiers en faction devant chaque bureau de vote. Le motif de refus est systématiquement le même : nous ne sommes pas officiellement accrédités pour venir observer les élections (nous ne sommes pas des observateurs accrédités par l’OSCE). 

Les policiers que nous rencontrons oscillent entre la cordialité, et, le ton beaucoup plus martial et sévère d’un homme dont le percuteur du pistolet est déjà armé. Par ailleurs, les policiers me semblent clairement discourtois voire irrespectueux à l’égard de la jeune femme kurde qui nous accompagne (interprète désignée par le DEM). Le paradoxe à tout cela : c’est le regard plus avenant, voire parfois le sourire, que me porteront systématiquement tous les policiers (un fauteuil roulant électrique est-il fréquent à Diyarbakir ? Je n’en ai vu aucun au cours du Weekend). Une scène cocasse devant l’une des écoles : quatre policiers turcs, après s’être regardés quelque peu interloqués, acceptent de porter mon fauteuil et moi sur un petit terre-plein sur lequel ils souhaitent que nous attendions leur réponse ! 

En fait, dès la deuxième école visitée, les policiers nous font patienter 15 minutes, voire plus longtemps, avant de nous inviter systématiquement à nous retirer : procédé qui semble être un moyen de nous décourager à poursuivre notre démarche d’observation.

Une autre technique est l’intimidation systématique en nous demandant nos passeports, qu’ils peuvent aussi photographier ou encore l’ajout d’un contrôle supplémentaire, cette fois réalisé par des policiers en civil arborant de magnifiques lunettes noires à la « men in black ». 

Nouvelle technique d’approche

En fin de matinée le groupe opte pour une nouvelle technique d’approche basé sur la diversion et le culot qui semble porter ses fruits et permet à plusieurs personnes du groupe d’accéder enfin aux bureaux de vote. Personnellement après avoir descendu à quatre reprises du minibus, et pratiqué le tango avec mon frère pour arriver assis sur le fauteuil électrique, les lois de l’apesanteur rappellent à mon corps le bienfait de la paresse.

L’après-midi, je fais quelques pas en roue libre avec mon frère, tant pour regarder ce qui reste des vestiges de la vieille ville (dans lesquels les trous béants ne sont clairement pas dues à l’usure du temps mais plutôt à des obus de gros calibre), que pour apercevoir en contrebas ce qui semble être une autre partie de la ville qui ne s’affiche pas en carte postal (habitats insalubres ?). Nous faisons aussi un passage au souk et achetons plusieurs étoffes. Les magasins d’épices offrent une multitude d’odeurs et de couleurs très diversifiées. Toutefois la pauvreté semble omniprésente, tout comme une certaine tension. La violence peut faire irruption à tout moment, comme par exemple ce matin lorsque sans signes avant-coureurs une rixe au couteau a eu lieu devant un bureau de vote.

Le soir venu, les membres de la délégation se retrouvent dans un restaurant. Chaque membre de la délégation rivalise d’ingéniosité pour trouver un site Internet proposant des résultats officiels.

Un retour en France compliqué

S’en suit la préparation au retour en France, en prenant soin d’effacer tout accès aux photos prises ou documents enregistrés. Lever le lundi 01er avril à 5h, pour prendre le taxi réservé en théorie à 6h30, mais qui arrivera avec 30 minutes de retard : bakchich donné par le chauffeur de taxi au gérant de l’hôtel. Arrivé à l’aéroport de Diyarbakir, commence la longue litanie concernant la possibilité ou non de faire monter le fauteuil dans l’avion, avec ou sans batterie, sachant que tout cela a déjà été amplement déclaré et validé il y a un mois avec la compagnie aérienne… toutefois, le capitaine de l’avion est seul maître à bord. Les fouilles des douaniers se succèdent aussi, avec plus ou moins de pertinence : la peur d’un attentat est palpable. Néanmoins : est-ce qu’un sachet plastique transparent qui contenait le manuel d’utilisation de mon fauteuil électrique, présente un risque explosif qui doit être dépisté par scanner ? Les douaniers, qui ne plaisantent pas du tout, l’exigent.

Dans la joie des surprises lors d’un voyage, s’ajoute le fait que nos bagages n’aient pas été enregistrées dans le cadre du vol retour : il nous faut en théorie repasser par la douane et réenregistrer les valises, sachant que nous n’avons que deux heures avant l’embarquement pour le prochain vol pour Paris. Et c’est là où toute la richesse humaine apparaît : un technicien turc, qui n’avait aucune obligation de le faire, parlant anglais et comprenant notre mésaventure, nous emmène par tous les moyens nécessaires jusqu’à l’embarquement. Il demande même à un de ses collègues de nous emmener dans un véhicule aéroportuaire aux fins de traverser plus vite l’aéroport. 

Arrivé le soir à 22h30 à Rennes, il est trop tard pour prendre un train jusqu’à Saint-Brieuc et je dors donc à l’hôtel. Je rentre finalement le lendemain.

L’ensemble des observations faites par la délégation lors du dimanche 31 mars 2024 sont retranscrites dans un document final en anglais à l’attention du DEM. Nous avons utilisé une grille d’observation faite par l’association des AKB. Cette grille est précise et nous invite à faire preuve de vigilance sur les urnes, les isoloirs, la liste des électeurs, l’environnement…

Brève de voyage concernant l’accessibilité :

Pour un kurde, il n’y a pas de problème : il y a seulement des solutions. Pourtant cela ne correspond pas à l’image et la définition que nous avons en France de l’accessibilité pour les personnes en situation de handicap. Les trottoirs ou les pas-de-porte ne sont pas forcément tous adaptés, mais il y aura toujours quatre kurdes pour vous aider, soulever le fauteuil et vous faire voler jusqu’à destination. Je n’ai sans aucun doute jamais autant volé de toute ma vie : entre l’avion et les vols planés en fauteuil. Dans le centre-ville de Diyarbakir, les trottoirs sont assez larges, et de nombreuses passerelles ou bateaux existent entre chaque trottoir. Ils devraient permettre une libre circulation pour toute personne en fauteuil roulant. Mais, si la passerelle existe (le bateau), elle est systématiquement assortie d’une gouttière sur la chaussée qui en annule tout l’intérêt. Ainsi, si la solidarité et la générosité des habitants de la ville permet certainement aux personnes en situation de handicap d’être mieux inclus dans la vie urbaine, cette ville n’est absolument pas adaptée pour permettre à une personne en situation de handicap de pouvoir seule se rendre d’un point A à un point B sans recourir, et surtout sans dépendre, de l’action de plusieurs autres personnes. À ce propos, j’aimerais beaucoup échanger avec des représentants associatifs ou des avocats kurdes et écouter leur point de vue. En effet, la définition de ce qu’est le handicap et de son fonctionnement est intimement liée à l’accès aux droits humains, et, aux représentations sociales identifiant ce qui relève, et ce qui ne relève pas, de l’inclusion et de la vie citoyenne.

Laurent Perret