Chloé Troadec est une volontaire internationale au Rojava Information Center, un centre d’information situé dans la région autonome dite du Rojava, au Nord-Est de la Syrie (*). Ce centre s’emploie à produire une information de terrain, des communiqués de presse ainsi que des dossiers constamment mis à jour. Plusieurs des journalistes locaux ont payé de leur vie leur engagement. Elle témoigne du devoir d’informer dans cette zone partiellement occupée.
Q.: Pourquoi êtes-vous partie au Rojava?
Chloé Troadec: À la fac, j’avais des ami(e)s kurdes qui m’ont expliqué la réalité kurde et en particulier celle du Rojava, donc le Kurdistan syrien. C’était pendant la bataille de Kobané, et il y avait beaucoup de discussions sur le projet politique porté au Rojava et le rôle joué par les hommes et les femmes du YPG et YPJ (Unités de Protection du Peuple et de la Femme) dans la lutte contre Daesh. Alors j’ai décidé d’y aller pour observer la situation par moi-même. Là-bas, j’ai rencontré d’autres journalistes volontaires, Thomas, Joan et Connie, et on trouvait tous que particulièrement après le massacre à Afrin, il y avait un énorme problème de couverture médiatique dans la presse internationale. En fait, tous les journalistes des grands médias internationaux étaient regroupés à la frontière turque, donc du côté turc d’Afrin, et nous étions scandalisés de voir à quel point ils croyaient la propagande turque. Ils reprenaient les dépêches des agences turques comme Anadolu Ajansa presque mot pour mot. Ils n’avaient aucun recul par rapport à ce qui se passait dans la région kurde d’Afrin, qui était presque exclusivement kurde avant l’invasion turque.
Il y avait également un problème du côté kurde. Il y avait beaucoup d’informations récoltées, mais très peu dans des langues européennes, d’autant plus que parfois c’était considéré comme de la propagande. Cette information était souvent diffusée directement par l’administration autonome du Rojava et n’était pas prise au sérieux par les médias internationaux. C’est très hypocrite de la part de ces médias, parce qu’ils considéraient l’info d’Anadolu Ajansa, qui est directement liée à la propagande de l’État turc, comme une source fiable et sérieuse, à l’inverse des médias kurdes.
Nous avons donc commencé à apprendre la langue kurde et avons développé ce Rojava Information Center (RIC), qui est devenu un centre de production d’information. On a eu écho qu’un de nos dossiers est arrivé sur le bureau de Mike Pence, à la Maison Blanche. Je crois qu’on a eu un impact quelque part au plus haut niveau du pouvoir aux États-Unis, et probablement aussi dans d’autres États.
Q.: Des exemples concrets?
Chloé Troadec: Des organes de presse avaient eux-mêmes du mal à accéder à l’information du côté syrien et avaient tendance à croire les médias turcs, qui ont tout de même une expérience dans la mise en scène de fausses informations. Un des plus grands mensonges qu’ils aient colportés remonte à l’opération d’Afrin. La Turquie venait de bombarder un hôpital civil. Plus tard, ils ont publié une vidéo affirmant que l’explosion avait visé et détruit le bâtiment voisin de cet hôpital . Nous avons réussi à faire une géolocalisation qui prouvait que c’était bien l’hôpital qui avait été ciblé. Nous nous sommes personnellement rendus sur place pour confirmer l’information, mais la vidéo est restée en ligne.
Un autre exemple de la désinformation turque consistait à dire que les YPG perpétraient des attaques à la frontière d’Afrin contre les Turcs, civils compris. Ils ont fait la même chose lors de leur attaque à Serekeniye et Tal Abyad. La BBC a néanmoins démontré qu’il y avait très peu d’attaques des YPG et des FDS du côté turc de la frontière turco-syrienne. Je peux confirmer que cela n’a jamais été la tactique des FDS d’attaquer la Turquie à partir du sol syrien. La Turquie propageait cette intox pour justifier ses attaques contre le Rojava.
Q: Pouvez-vous travailler et circuler librement dans le Nord-Est de la Syrie?
Chloé Troadec : Les autorités de la région n’interviennent pas dans notre travail. Ils comprennent très bien que nous sommes là pour faire entendre les voix du peuple dans le Nord-Est de la Syrie. Nous sommes indépendants financièrement, politiquement, et de ce fait notre information l’est aussi. Nous recevons de l’argent quand nous travaillons comme fixeur/traducteur pour des médias internationaux ; des agences nous rémunèrent pour nos photos ou vidéos ; donc oui, nous avons nos propres revenus, et les dépenses ne sont pas énormes. Nous n’avons pas de salaire, nous sommes bénévoles ; la vie en Syrie n’est d’ailleurs pas chère du tout.
UN DEVOIR D’INFORMER
Q: Comment avez-vous acquis cette crédibilité médiatique chez des grands organes de presse comme la BBC et Associated Press?
Chloé Troadec : Quand nous avions constaté cette absence d’information fiable et objective au moment de l’invasion d’Afrin, on s’est fixé comme but de ne pas déformer les faits. À Afrin, avant l’agression turque, la population vivait relativement en paix, avec un niveau de sécurité et de démocratie, de droits des femmes, de droits humains assurés. Afrin accueillait beaucoup de réfugiés internes syriens. Bref, avant l’invasion turque, Afrin était l’endroit le plus sûr et où l’on vivait le mieux en Syrie. Nous avons enquêté puis affirmé que cette invasion turque d’Afrin était une violation du droit international, et que d’effroyables crimes de guerre étaient commis à l’égard de la population civile. Des dizaines de jeunes femmes kurdes se sont suicidées en prison après avoir été violées par des djihadistes pro-turcs.
Nous étions déjà au courant de ces faits horrifiants. Le Rojava Information Center fut créé en automne 2018 et nous avons officiellement débuté en janvier 2019. Assez vite, nous avons acquis une certaine notoriété médiatique. Il nous arrivait souvent de faire des interviews qui plus tard étaient mises à disposition des médias internationaux, ou bien d’aider avec les traductions ou la recherche de personnes pertinentes à interviewer. Alors quand la Turquie a envahi la région de Tal Abyad – Serekeniye en octobre 2019, nous étions déjà bien positionnés.
Pour résumer, nous rendons service aux journalistes étrangers et aux ONG avec notre travail, et nous produisons nous-mêmes de l’information. Il y a surtout des dossiers, par exemple sur Afrin ou encore le système politique dans le Nord-Est de la Syrie. Tout cela nécessite plusieurs mois de recherches.
Q: Donc vous allez souvent sur le terrain?
Chloé Troadec: J’étais à Baghouz, la dernière enclave de Daesh à Deir Ezzor pendant un mois et demi, afin de couvrir pour le RIC les combats qui y sévissaient. Toute la presse internationale était là, CNN avait un camion avec 6 journalistes, la BBC, les agences. A ce moment-là, nous avons créé de bons liens avec les journalistes, ce qui nous a beaucoup servi pour la suite, car après leur départ, ils nous ont gardés dans leurs carnets d’adresses et nous sommes devenus une source fiable d’information.
Notre travail n’est pas sans danger. A Baghouz, un traducteur et un chauffeur sont morts à cause d’une mine. Ça s’est passé après les combats. Être sur le front n’est pas toujours excitant. Il y avait parfois des jours entiers et même des semaines où il ne se passait rien, où des négociations avaient lieu par exemple. En revanche, pendant ces périodes de calme relatif, nous suivions plutôt les femmes et les enfants qui sortaient du camp retranché et se rendaient aux FDS. Ces interviews nous ont révélé beaucoup de choses. Il y avait des femmes de Daesh, mais aussi beaucoup de femmes yézidis, devenues des esclaves. Quand les YPG et YPJ demandaient en kurde: « Y a-t-il des femmes yézidis parmi vous? » Certaines répondaient en kurde: « Oui, moi! ». Ces moments étaient dramatiques, car ces femmes étaient depuis 2014 -donc depuis cinq ans-, des esclaves aux mains de l’Etat Islamique. Elles en sortaient dans un état de traumatisme psychologique sévère, avec parfois des enfants de 12 ans qui étaient nés à Shenghal et avaient été capturés avec leurs mères.
Le soir, on passait souvent des heures à trier des photos et à publier des témoignages, mis en ligne malgré une très mauvaise connexion internet, mais qui étaient aussi diffusés dans les médias internationaux.
Q: Comment avez-vous rapporté la bataille de Serekeniye ?
Chloé Troadec: Ma collègue me disait que c’était le moment le plus dense de sa vie, à partir de l’annonce du retrait des Etats-Unis. Elle avait en continu deux téléphones collés à ses oreilles, 50 textos et des demandes d’interviews, d’informations venant de toute la presse internationale: « Que dit l’administration autonome ? Que disent les gens ? Sont-ils en train de fuir? » Nous étions par chance à Ain Issa et avons enregistré la déclaration du Conseil Démocratique Syrien et que nous avons envoyée à l’étranger. Nous avions l’exclusivité en tant qu’uniques médias sur le terrain à ce moment précis. Nous nous sommes immédiatement préparés à couvrir l’attaque de la Turquie à Serekeniye.
Pendant la bataille de Serekeniye, on avait deux collègues qui opéraient sous les bombes. Ils y sont restés les trois premiers jours avant d’être évacués avec tous les autres journalistes par la direction militaire des FDS, parce qu’ils ne pouvaient pas garantir leur sécurité. Mais ça explosait aussi à Qamishlo. Je suis allée à l’endroit où un garçon s’était fait tuer et sa soeur avait perdu une jambe à cause d’un obus tombé dans une rue. Quand nous allions à Tal Tamr, sur la ligne de front, on suivait l’arrivée des blessés à l’hôpital. Nous essayions de produire l’information en continu. C’était un rythme infernal. Au bureau du Rojava Information Center à Qamishlo, nous nous relevions sans arrêt. Nous veillions là-bas jusqu’à 4h du matin pour répondre en particulier à la presse américaine, en raison du décalage horaire. Les autres commençaient la journée à 4h. Nous étions en alerte maximale, joignables 24h sur 24h.
Vedat Erdemci, un journaliste kurde, a été tué à Serekeniye. Il était dans la rue le 13 octobre 2019 en train de filmer et il est mort sous les bombes. C’était un bon ami à moi et un des hommes les plus gentils que j’ai jamais rencontré. Deux autres journalistes kurdes, Mohamed Hussein Reshoet Saad Ahmed, ont aussi été tués. Ils travaillaient pour l’agence kurde ANHA et la télévision yézédie. Ils sont morts dans un bombardement turc d’un convoi civil qui allait secourir les blessés de Serekeniye. La Turquie et ses mercenaires tiraient d’ailleurs aussi sur les ambulances.
Q.: Êtes-vous globalement contents de votre travail?
Chloé Troadec: Nous sommes évidemment frustrés du fonctionnement de la presse internationale. Lors de l’attaque contre Gaza en 2009, je m’en souviendrai toujours,France 24 a ouvert son journal sur 13 minutes de reportage sur les chutes de neige en France. Ils ne peuvent évidemment pas parler tous les jours de l’actualité kurde, donc on est quand même content que le Rojava Information Center puisse jouer son rôle, et soit très régulièrement contacté par la presse internationale. Et on se développe. Nos collègues arabophones ont créé une section arabe du RIC. C’est particulièrement important, étant donné que c’est avant tout du Moyen-Orient que viendra la solution pour la crise syrienne.
DES DOSSIERS ET UNE MISE À JOUR PERMANENTE DES CRIMES DE LA TURQUIE
Une méthode qu’on utilise souvent, ce sont les communiqués de presse : courts et axés sur l’actualité. Nous venons d’en réaliser un sur la crise de l’eau. On entend souvent que la guerre de l’eau sévira partout en 2050 : au Rojava, on y est déjà. Actuellement, il y a un million de personnes privées d’eau dans la région de Hasaké.
Notre dernier dossier de recherche, « The State of the Occupation » (l’état de l’occupation), concerne les zones de l’Administration Autonome du Nord et l’Est de la Syrie occupées par la Turquie, donc Afrin et la bande M4, la route qui longe la zone Tal Abyad – Serekeniye. Il y a aussi la zone Jarablous – Al Bab, mais c’est très compliqué d’avoir des informations. Nous décrivons les crimes de la Turquie dans les zones occupées. Et nous avons décidé de faire une mise à jour tous les trimestres: les arrestations arbitraires, les tortures, les vols, les viols, les assassinats en prison, les disparus, la situation des femmes kidnappées, violées, assassinées par les mercenaires turcs dans ces zones occupées. Cela montre qu’il s’agit d’une vraie colonisation avec un véritable nettoyage ethnique et un contrôle politique et militaire absolu de la zone par la Turquie, doublé d’un musèlement de la population kurde. Le peu de Kurdes qui sont restés disent qu’ils vivent dans une peur permanente. Avoir des informations de l’intérieur d’Afrin est notre principale difficulté. Nous nous rendons donc à Alep ou à Tel Rifaat (Shehba), les zones à proximité, et parlons avec les réfugiés qui sont en contact avec leur famille restées à Afrin. Certains ont été récemment libérés après un an ou plus de prison, et racontent d l’horreur qu’ils ont vécue. Nous réalisons très peu d’interviews par téléphone avec des gens à Afrin, car ils ont peur qu’ils soient confisqués par les milices pro-turques et que les numéros soient identifiés. Quand tu vas à Tel Rifaat (Shehba), tu te rends compte que tout le monde a été affecté : « Dans mon village, ils ont saisi ma maison, ma presse à huile d’olive. » Il y a des gens qui sortent la photo du type qui occupe leur maison, parce que les mercenaires de la Turquie agissent avec une telle impunité qu’ils partagent les photos sur leur page Facebook.
« IL A ENTENDU LES MERCENAIRES TUER SON ENFANT »
Un des moments dramatiques que nous avons vécus, c’était pendant l’invasion turque à Serekeniye et Tal Abyad. Trois travailleurs de la santé de Heyva-Sor ont été assassinés le 13 octobre 2019. Deux femmes et un homme, Mohamed, tous très jeunes. Le père de Mohammed était au téléphone avec son fils lors de ses derniers instants. Il a entendu les mercenaires tuer son enfant. Ils lui ont dit : « Agenouille-toi ». Puis ils l’ont abattu d’une balle dans la tête. Nous avons pu faire un travail de reconstitution minute par minute. La plupart du temps, les mercenaires produisent eux-mêmes le matériel à charge. Ils ont souvent des photos ou des vidéos des décapitations dans leur téléphone . Autant de crimes de guerre. Il y en a tout le temps, en permanence. Pour nous, c’est un travail interminable. Mais c’est quelque part un devoir d’information.
Tous les dossiers, articles et communiqués de presse sont à consulter sur le site du RIC: rojavainformationcenter.com
(*) Historiquement, Rojava veut dire « Kurdistan occidental », ou « Kurdistan syrien », et comprenait les trois cantons d’Afrin, Kobane et Cizire (avec Qamishlo). Avec la perte d’Afrin et la conquête de Raqqa et Deir Ez-zor, le territoire géré par les FDS, Forces Démocratiques Syriennes, n’est plus un territoire à majorité « kurde », mais un mix de peuples où une administration autonome essaie d’appliquer les principes du confédéralisme démocratique. De toute façon, dès le début les YPG se sont battus contre un nouvel État-nation et pour un système politique démocratique où il fait bien de « vivre ensemble »!
Correction et rédaction finale du texte: C. Baraldi
Photos: des volontaires du Rojava Information Center sur le terrain