Nous reprenons l’article de Fazel Hawramy publié le 17 octobre 2017 sur Al-Monitor qui éclaircit les événements de Kirkouk. Article traduit de l’anglais par l’équipe de Rojinfo.

Il est environ 20h le 15 octobre lorsqu’un général iranien des Gardiens de la Révolution Islamique (pasdaran), accompagné des commandants irakiens Abu Mahdi al-Muhandis et Hadi al-Ameri, s’assoit avec les commandants kurdes à Kirkouk. Seulement connu par son nom de famille Eqbalpour, le général iranien, qui travaille étroitement avec le chef de la Force Al-Qods Qasem Soleimani, demande aux Kurdes d’abandonner la ville pacifiquement. « Si vous résistez, nous vous écraserons et vous perdrez tout,  » prévient le général aux commandants peshmergas selon une source proche de la réunion qui s’est confiée à Al-Monitor.

Les leaders kurdes ont à plusieurs reprises rejeté les multiples demandes formulées par Soleimani d’annuler le référendum du 25 septembre, à sa grande indignation. Les commandants peshmergas, qui ont combattu l’armée de Saddam Hussein aux côtés de Soleimani et des Gardiens de la Révolution Islamique, savent que le chef de la Force Al-Qods est prêt à prendre sa revanche suite au référendum. Après consultation auprès des dirigeants kurdes, les commandants peshmergas affirment à Eqbalpour qu’ils n’abandonneront pas Kirkouk.

« Ce soir, nous vous attaquerons »

Le commandant iranien sort alors une carte de la région et l’étale devant ses homologues kurdes. « Voici notre plan. Ce soir, nous vous attaquerons depuis trois positions, ici, ici et là » affirma l’officier avant de quitter la réunion, accompagné de ses collaborateurs.

A proximité du bâtiment principal de l’UPK (Union Patriotique du Kurdistan) à Kirkouk, un groupe de conseillers militaires américains ne bouge pas la grande base aérienne K1. Ces soldats gardent le silence alors que Soleimani et les Irakiens préparent l’attaque sur Kirkouk. Un représentant officiel kurde a même suggéré qu’une telle opération n’a pu être montée sans un accord international préalable. Pour les Kurdes, la surprise est totale.

Juste après minuit, aux premières heures du 16 octobre, les Irakiens attaquent depuis les positions dévoilées par le général iranien. A 20h le même jour, et ce en dépit d’une féroce résistance de la part de certains peshmergas, les forces irakiennes reprennent la ville, désertée par les représentants officiels kurdes et les commandants militaires. Trois sources peshmergas, dont deux majeures, affirment catégoriquement avoir vu des soldats persanophones porter l’uniforme des Hashd al-Shaabi (Unités de Mobilisation Populaire, chiites irakiens) aux côtés des Irakiens.

Comment les peshmergas ont été vaincus si rapidement est sujet à débat mais il est certain que le manque de munition et la rivalité de longue date entre PDK (Parti Démocratique du Kurdistan) et l’UPK à jouer un rôle majeur dans cette déroute. « J’ai combattu pendant quatre heures et nous n’avons pas permis aux Hashd al-Shaabi d’aller plus loin » raconte le major Nihad, commandant peshmerga d’une trentaine d’année qui a lutté au sud de Kirkouk, près de la localité chiite de Taza. « Nous n’avons pas pu continuer à nous battre car nous n’avions tout simplement plus de munitions. »

« Les politiques nous ont vendu »

Pendant que les Irakiens prennent le contrôle de Kirkouk, des milliers de civils et peshmergas fuient vers Erbil et Souleimaniye, désespérés et abasourdi. « Ils nous ont vendu, les politiques nous ont vendu » témoigne un peshmerga à Al-Monitor juste à l’est de Kirkouk, sur la route de Souleimaniye. Les représentants politiques kurdes sont vus fuyant à travers les collines dans leurs véhicules tout-terrains. A proximité de Souleimanye, une foule qui n’a pas de mots assez durs pour les qualifier exprime sa colère.

Immédiatement après la chute de Kirkouk, le PDK et l’UPK se sont invectivés en s’accusant notamment de trahison. Le PDK accuse l’une des factions de l’UPK d’avoir vendu les Kurdes au travers d’un accord secret conclu avec Bagdad alors que les représentants de l’UPK soutiennent que Massoud Barzani, le président de facto du Gouvernement Régional du Kurdistan, récolte les fruits de son obstination à maintenir le référendum en dépit des conseils et avertissements des plus proches alliés des Kurdes. Les deux partis s’accusent mutuellement de piller le pétrole de Kirkouk et de détourner ainsi des millions de dollars.

Il est évident que l’Iran a réussi à aider Bagdad à mettre sous pression les Kurdes et reconquérir les territoires jusqu’alors disputés. Le président américain, Donald Trump, a pour sa part fait savoir que son administration ne prendrait aucun parti.

Pendant que l’Iran peut se sentir pousser des ailes, la population kurde est en colère et se sent trahi, que ce soit par Soleimani ou ses propres leaders. Mais, alors que les Kurdes tentent de comprendre comment ont-ils fait pour perdre tant après le référendum, l’Iran pourrait bien regretter sur le long terme d’avoir humilié le peuple kurde. Ce sentiment d’humiliation est palpable dans toute la région kurde. « J’ai récupéré la kalashnikov de mon père pour défendre mon village » clame un jeune homme ce 16 octobre, assis sur une colline surplombant Kirkouk, son fusil rouillé en bandoulière. C’est les yeux remplis de larme que Garmiyan, 18 ans, affirme qu’il ne s’enfuira pas, qu’il préfère mourir en défendant sa ville alors qu’en contrebas, les routes sont bloquées par les nombreux véhicules quittant Kirkouk.

L’Iran pourrait le regretter

Un sentiment anti-iranien se développe maintenant dans la région du Kurdistan malgré la façon dont voit les Kurdes en général l’Iran, un pays vers lequel ils se sont souvent tournés en cas de besoin. Lorsque le régime de Saddam Hussein a lancé ses attaques chimiques en 1988, les Kurdes se sont tournés vers l’Iran, en 1991 lorsque l’armée de Saddam a attaqué les régions kurdes suite à la guerre du Golfe, beaucoup de Kurdes ont été accueillis par l’Iran. De manière générale, les Kurdes se sentent ethniquement plus proches des Iraniens que des Arabes ou des Turcs par les milliers d’années d’histoire commune qu’ils partagent.

L’aide fournie à Bagdad dans cet épisode de l’histoire tumultueuse irakienne pourrait ainsi à terme impacter l’influence de Téhéran au Kurdistan alors que pour le premier ministre Haider al-Abadi, son maître chiite pourrait être déjà devenu trop puissant pour être contenu.

Il ne fait aucun doute que les dirigeants kurdes sont coupables d’une monumentale erreur d’appréciation en poussant au référendum dans un timing si inopportun. Mais, étant donné les réactions à leurs politiques respectives, Washington et Téhéran regretteront probablement dans les années à venir d’avoir humilié le peuple kurde.

Source : Al-Monitor