La Turquie perd à Efrin, c’est une certitude. Elle perd militairement et politiquement contre les Forces démocratiques syriennes (FDS) à majorité kurde avec des composantes arabes et chrétiennes. On pourrait douter de ce constat face à une armée supérieure en nombre et en moyens avec un avantage aérien et technologique considérable. Lancée depuis un pays qui ne connaît plus d’opposition, où toute voix discordante jusque dans l’armée a été purgée. Le grand danger de cette situation est la logique de fuite en avant du président turc Erdogan qui risque de le pousser vers des mesures extrêmes.

Retour sur les événements

L’urgence nous pousse à manquer de profondeur dans nos analyses et dans les rapports de forces en présence. La machine de propagande se met en marche. L’information et la désinformation sont des enjeux essentiels pour obtenir la victoire dans les têtes. L’État turc est d’ailleurs un spécialiste pour faire passer ses défaites pour des victoires. A écouter Erdogan, l’armée turque serait aux portes de la ville d’Efrin. Le moral est un élément essentiel dans les combats et les mobilisations qui s’annoncent. Les messages envoyés au public doivent être simples pour être entendus par celui-ci. Mais dans une analyse globalisante, il est important de prendre du recul et de la complexifier.

Dans quelles conditions Erdogan lance-t-il son offensive sur Efrin ? 

D’abord à l’échelle internationale cette intervention est mal vécue par de nombreux acteurs. Non pas que les grandes puissances aient de la compassion pour les Kurdes mais cela ne sert pas leurs intérêts pour la majeure partie d’entre elles.

Il y a un clair manque de condamnation mais les soutiens officiels à l’intervention font également défaut. D’où les appels à la « retenue ». Aussi il ne s’agit pas d’un soutien net mais plutôt d’un silence complice.

Les Etats-Unis laissent faire mais sont gênés face à une attaque portée contre des forces militaires dont ils espèrent qu’elles deviendront ses meilleurs alliés contre l’Iran en Syrie après la chute de Daech.

L’Allemagne a suspendu ses livraisons d’armes à la Turquie, embarrassée par l’utilisation de ses chars de dernière génération dans l’opération.

En France, Le ministre des affaires étrangères, M. Le Drian, a appelé à une réunion du conseil de sécurité de l’ONU suite à l’invasion turque d’Efrin avant de baisser d’un ton suite à un entretien avec l’ambassadeur turc en France. La ministre des armées, Florence Parly, a clairement appelé à ce que la Turquie cesse les combats expliquant que cela nuirait à la lutte contre Daech peu avant que le président Macron ne se fasse l’avocat de la Turquie dans une interview au journal Le Figaro en qualifiant de « potentiels terroristes » les alliés de la France, les FDS, qu’elle a armés. Dans la majorité présidentielle, le député Paul Molac a lui-même interpellé le gouvernement sur cette question faisant penser que la position d’Emmanuel Macron n’a pas l’assentiment de larges pans de la majorité présidentielle. Cela va de pair avec les opinions publiques qui sont largement favorables aux Kurdes et où l’islamiste Erdogan est fortement détesté comme le montrent de nombreuses prises de positions médiatiques. Parmi les grandes puissances occidentales, seule la Grande-Bretagne s’est vraiment montrée ouvertement favorable à l’invasion turque.

Les réactions parfois contradictoires des État occidentaux s’expliquent par quelques éléments clés.

La peur qu’Erdogan envoie des masses de réfugié-e-s en Europe en est un. Les Etats européens craignent également que des djihadistes s’y infiltrent et commettent des attentats provoquant des morts et ruinant l’industrie touristique à l’image de ceux du 13 novembre.

L’enjeu économique joue un rôle important, notamment avec la construction du pipeline, le « Turkish Stream », dont la construction partirait de la Russie pour ensuite passer par la Turquie contournant ainsi des pays d’Europe de l’Est dont la situation politique est instable. Bien entendu la Turquie est membre de l’OTAN et les États occidentaux ont peur qu’elle ne se rapproche de la Russie. Cette politique de pression a été déjà employée par Mustapha Kemal en son temps avec les soviétiques.

Pourtant les FDS assurent la sécurité des peuples et des États occidentaux en combattant Daech et les djihadistes efficacement. De plus, c’est aussi un moyen pour les puissances occidentales de revenir sur un territoire où elles étaient presque absentes depuis des décennies : la Syrie. C’est un territoire riche en ressources agricoles et pétrolières occupant une position géostratégique de choix en plein cœur du Moyen-Orient. Contrairement à la Turquie, il s’agit d’un partenaire fiable. En effet, l’Etat turc a armé les djihadistes d’Al-Qaïda et de Daech. Ces derniers ont expulsé une bonne partie des rebelles pro-occidentaux, comme le Front révolutionnaire syrien, du nord du pays, obligeant les grandes puissances occidentales à se rabattre sur les FDS dans leur lutte contre les djihadistes. Autant dire que de nombreux États occidentaux n’ont plus confiance dans la Turquie qui ne tient pas ces engagements et n’hésite pas à trahir ses alliés. Cela explique les hésitations, en particulier de la France qui ne pourra pas éternellement faire le grand écart.

La Russie joue finement. Elle est à l’origine du feu vert donné à l’invasion dans le cadre du partage de la Syrie entre le couple Turquie-djihadistes et l’axe Iran-Russie-régime syrien car la Russie contrôle l’espace aérien. Pour la Russie, c’est une manière de mettre la pression sur les Kurdes, qu’elle voudrait faire rentrer dans le giron du régime au nez et à la barbe des Etats-Unis. Dans le même temps, cela lui permet de demander de plus grosses parts de territoires à la Turquie en Syrie en échange de son laisser-faire à Efrin. Elle éloigne aussi de plus en plus la Turquie de l’OTAN. La Russie pourra également négocier avec deux adversaires-partenaires affaiblis par les combats. Côté diplomatique, cela ressemble à un tirage gagnant pour les Russes. Enfin presque, comme nous le verrons plus loin.

Parmi les puissances régionales, plusieurs ont fait du bruit contre l’intervention, d’abord l’Égypte, ensuite l’Irak mais le plus important est la prise de position de l’Iran contre l’intervention. En effet, cela n’arrange pas son calendrier de voir la principale puissance militaire concurrente du Moyen-Orient se tailler des parts chez son satrape (vassal) syrien. L’Iran le fait malgré une politique ouvertement hostile envers le Rojava et les FDS. Visiblement, l’Iran a beaucoup plus peur de la Turquie que des FDS. L’Iran aurait fait bombarder des convois de l’armée turque qui prennent actuellement position dans la région d’Idlib. Le régime syrien a également condamné l’intervention, même si comme l’Iran, il n’a pas entreprit de réaction militaire de grande ampleur contre l’invasion turque.

En interne la situation est loin d’être stabilisée pour Erdogan. D’un point de vue économique la lire turque est en chute libre et l’inflation explose. D’un point de vue politique, après avoir dépouillé le HDP, troisième force d’opposition (prokurde), de ses élu-e-s et militant-e-s dont la grande majorité est aujourd’hui enfermée dans ses geôles, il commence la dangereuse tâche de démanteler le CHP, deuxième force d’opposition d’obédience kémaliste, et beaucoup mieux implanté dans le pays que le HDP (dont le CHP a d’ailleurs participé à la répression). Dans ce contexte, une guerre est un moyen parfait pour enclencher de nouvelles purges contre les « ennemis de l’intérieur » et pour ressouder les rangs.

D’ailleurs la date du lancement de l’invasion a été minutieusement choisie : le 20 janvier, c’est en plein hiver. La neige et les glaciers des montagnes empêchent de grandes manœuvres offensives de la guérilla du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, qui joue un rôle majeur dans l’encadrement des FDS) contre l’armée turque. L’armée turque elle-même en grande difficulté est peu encline à se lancer sur le territoire syrien. Depuis les purges, sa hiérarchie a été dépouillée de nombreux officiers compétents, notamment dans l’armée de l’air où la plupart des pilotes ont été écartés. Par ailleurs avant les purges, l’ancien chef d’état-major de l’armée turque, le général Necdet Özel avait déclaré à l’été 2015 au sujet d’une possible intervention turque en Syrie : « Entrer, c’est facile, mais comment en sortir ? ». Cela montre que la décision d’envahir Efrin n’est peut-être pas si unanime dans l’armée.

Le malaise est d’autant plus grand que l’opération « bouclier de l’Euphrate » de l’été 2016 a été ponctuée d’incidents. Cette opération avait pour but d’empêcher la jonction des cantons kurdes d’Efrin et de Kobané dans le cadre d’un accord Poutine-Erdogan, où le second cédait Alep en échange de l’entrée de l’armée turque en Syrie. Au début, Daech cédait du terrain sans incident majeur jusqu’à la ville d’Al Bab qui s’est transformée en cimetière de véhicules blindés, de soldats turcs et de combattants djihadistes suite à la décision de Daech de tenir le ville, probablement pour négocier de meilleurs accords avec la Turquie. Lors de cette opération, les mercenaires djihadistes (comprendre l’Armée syrienne libre) au service de la Turquie se sont montrés peu efficaces contre Daech, pourtant déjà bien affaibli. Les officiers turcs ont démissionné ou se sont mis en arrêt maladie sur de longues durées. Le moral était mauvais et les pertes importantes. C’est le résultat direct de la désorganisation de l’armée turque suite aux purges et du fait de l’incompétence de ses supplétifs.

Des officiers peu motivés, une armée démoralisée, une grande quantité de matériels détruits, des supplétifs djihadistes à la fiabilité douteuse, des accords internationaux fragiles et une Turquie isolée, un pays au bord du gouffre financier et la cerise sur le gâteau : les services secrets affaiblis. En effet, le PKK a capturé cet été le directeur des ressources humaines nationales et internationales du MIT (services secrets turcs) et le responsable de la lutte contre les séparatistes, c’est-à-dire contre le PKK et les Kurdes en général. Les deux « invités » ont commencé à parler face à la caméra sur les liens entre la Turquie et Daech. Mais ils ont aussi commencé à parler de l’organisation interne du MIT qui a dû réorganiser toutes ses cellules en urgence. Autant dire que le renseignement précédant l’intervention à Efrin devait être de piètre qualité et comme le disait le théoricien de la guerre chinois Sun Tzu : « Une armée sans espions est comme un corps sans yeux et sans oreilles. ».

Tout aussi mauvaises étaient les roquettes lancées par le MIT contre la ville turque de Kilis pour justifier l’intervention contre la région d’Efrin. Les roquettes en question n’ayant pas la portée nécessaire depuis les position des FDS pour atteindre la ville ciblée. Le directeur du MIT avait déjà fait mention de telles pratiques en 2014 en parlant d’envoyer des hommes balancer des roquettes sur des villes turques pour justifier une intervention en Syrie. La société turque s’est ressoudée face à l’ennemi intérieur et extérieur kurde à cause de sa population très majoritairement nationaliste, mais jusqu’à quand ? Combien de cercueils va-t-elle accepter ?

Maintenant du côté d’Efrin, on a une situation intérieure beaucoup plus enviable. Efrin et le Rojava sont des lieux largement pacifiés. Les institutions ancrées depuis juillet 2012 jouissent d’une fonctionnalité relativement efficace dans une environnement très chaotique.

Fin 2017, des élections ont été organisées. Environ 70% du corps électoral a participé. Il a accordé une très large majorité au PYD (Parti de l’union démocratique, parti frère du PKK en Syrie) et à ses partenaires malgré la guerre civile, les pénuries et la pression internationale.

Depuis 2012, les YPG (milices de défense du peuple, principale force composant les FDS) et aujourd’hui la coalition des FDS se sont considérablement renforcés en armement, en combattant-e-s et en savoir-faire. les FDS contrôlent un territoire sanctuarisé par les Etats-Unis contre le régime et la Turquie à l’exception d’Efrin et du quartier kurde d’Alep Sheikh Maqsoud.

La lutte contre Daech a sorti le Rojava partiellement de l’isolement international où il se trouvait avant la bataille pour la reprise de Kobané. D’autre part le terrain à Efrin est parfaitement adapté à des manœuvres défensives face à une force d’attaque mécanisée : des montagnes boisées.

Avancer vers Efrin implique de passer par des vallées creusées à travers la montagne. Les forces mécanisées peuvent difficilement s’avancer dans les hauteurs rendant la progression très périlleuse. Il est très facile pour des unités d’infanteries légères de se déplacer dans les montagnes afin de harceler les flancs de l’ennemi engouffré dans la vallée. Prendre les montagnes paraît aussi très compliqué pour l’armée turque, pour cela il faudrait des forces d’infanterie adaptées, une bonne connaissance du terrain et une bonne préparation. Trois éléments que les forces turques vont avoir du mal à réunir. Pour ne rien arranger à l’affaire, les FDS ont fortifié la zone depuis 6 ans créant un réseau défensif, de tranchées, de tunnels et de bunkers dans les lieux les plus stratégiques. Ainsi, les FDS ont l’avantage de pouvoir lancer des assauts en contre-bas depuis leurs positions fortifiées et prendre en tenaille l’ennemi. Les vidéos de destruction de chars en témoignent, souvent les missiles guidés lancés par les FDS touchent les flancs ou les arrières d’un char.

Le PYD a réussi à installer un système de mobilisation de masse, en témoigne les énormes manifestations qui traversent le Rojava en particulier à Efrin malgré les menaces de bombardements. Le Rojava est en capacité de mobiliser de larges pans de sa population pour combattre. Il ne faut jamais oublier qu’il s’agit d’un peuple en révolution. En pleine révolution, les jacobins avaient réussit en leur temps à redresser une situation désespérée grâce à une mobilisation populaire massive. Il en est de même pour de nombreux exemples historiques comme celui des bolchéviks pendant la guerre civile russe. Autre facteur important : le régime syrien, probablement en accord avec l’Iran et la Russie, laisse passer des combattants et des armes sur son territoire faisant de la zone d’Efrin une région ravitaillée et non assiégée. Les vidéos des combattant-e-s parti-e-s depuis Kobané jusqu’à Efrin témoignent d’une route ouverte et à peine voilée. De plus, les lignes de ravitaillement passant par le régime jusqu’à Efrin ne semblent pas bombardées, les Russes ayant probablement interdit le vol des avions turcs dans cette zone rendant la situation encore plus délicate pour la Turquie qui fait potentiellement face à toutes les forces du Rojava.

Enfin, dernier élément, et peut-être le plus important, la détermination s’explique par l’enjeu que l’affrontement constitue pour les forces en présence. Pour les Kurdes d’Efrin s’est une question de survie que de résister à l’invasion. Si l’armée turque et les mercenaires djihadistes arrivent à Efrin, ils perdront tout. Ils perdront leurs vies, leur familles, leurs biens. Alors que les mercenaires djihadistes sont payés quelques centaines de dollars par mois et n’ont que de maigres promesses de butin, les soldats turcs sont galvanisés par le discours d’un islam conquérant et nationaliste. Mais que peuvent-ils gagner réellement dans cette offensive à part du sang et des larmes ? Les Kurdes ont des motivations beaucoup plus profondes en défendant leur terre. Dans la même veine, la société du Rojava applique le paradigme du confédéralisme démocratique, ils perdraient  leur terre mais aussi leur système de vie et de croyance en la démocratie auquelle ils sont très attachés. L’idée de revenir sous une tutelle coloniale est inacceptable pour eux. Sur cette base, les combattant-e-s kurdes se sont largement faits à l’idée de mourir en martyr pour leur peuple.

Alors bien entendu, que peut faire la détermination face à la déferlante de chars, de mercenaires et d’avions ? Le général vietnamien Giap a déjà répondu à cette question lorsqu’en son temps il a participé à la défaite des Etats-Unis et de la France. L’auteur de ces lignes avait annoncé une brèche vers la victoire à Kobané, en octobre 2014, aux heures les plus sombres de la bataille et la citation déjà abordée à l’époque n’a pas pris une ride. Elle s’impose comme un rappel des propos du général Giap :

« L’esprit de l’homme est plus fort que ses propres machines… Ce sera une guerre entre un tigre et un éléphant. Si jamais le tigre s’arrête, l’éléphant le transpercera de ses puissantes défenses. Seulement le tigre ne s’arrêtera pas. Il se tapit dans la jungle pendant le jour pour ne sortir que la nuit. Il s’élancera sur l’éléphant et lui arrachera le dos par grands lambeaux puis il disparaîtra à nouveau dans la jungle obscure. Et lentement l’éléphant mourra d’épuisement et d’hémorragie. Voilà ce que sera la guerre d’Indochine »

Les évolutions en cours d’opération

Maintenant que nous savons d’où nous partons, nous pouvons préciser que de nombreux rebondissements ont eu lieu en cours d’opération. Le plus voyant est l’image que véhicule cette invasion. En effet, le président turc n’a pas bonne presse parmi les opinions publiques internationales, les islamistes sur lesquels il s’appuie encore moins, alors que les FDS ont une image positive car ils ont vaincu Daech à Raqqa et à Kobané. L’État turc et les djihadistes contribuent d’eux-mêmes à creuser cet écart. Déjà les bombardements turcs ont fait de nombreux morts et blessés (plus de 150 morts et 330 blessés lorsque ces lignes sont écrites en moins de 3 semaines d’interventions). Les images de corps d’enfants déchiquetés par les bombardements renforcent l’antipathie contre le régime d’Erdogan. L’armée turque a ciblé de nombreux camps de réfugié-e-s arabes en les bombardant alors qu’elle intervient officiellement pour « rendre à ces propriétaires légitimes la région » c’est-à-dire les arabes. Toujours dans la même veine, les déclarations à visée d’épuration ethnique contre les Kurdes n’arrangent rien à l’image d’une invasion malvenue et injustifiable au yeux du droit international, Efrin et le Rojava n’ayant jamais menacé ou attaqué la Turquie.

Ensuite viennent les horreurs diffusées par les djihadistes et l’armée turque elle-même. Torture de villageois âgés, tabassage de prisonniers de guerre, utilisation d’armes chimique (confirmé par l’OSDH, l’Observatoire syrien des droits de l’homme), menace d’extermination des Kurdes d’Efrin. Tout y passe et parfois cela vire au ridicule comme quand plusieurs djihadistes se sont filmés en train de voler des poules et des pigeons en criant « Allah Akbar » (dieu est grand) chez les paysans kurdes. Sur les réseaux sociaux certains se sont emparés de l’affaire en reprenant le drapeau de l’ASL et en remplaçant les étoiles rouges par des poules.

Dans un registre plus dramatique, l’image de l’intervention a pris une tournure particulièrement terrifiante après que les djihadistes aient eux-mêmes diffusé une vidéo de leur action sur le corps de Barîn Kobané. Cette femme, combattante kurde victime de féminicide, est morte en combattant l’Etat turc et ses mercenaires. Son corps est tombé entre leurs mains, ils l’ont déshabillé, éventré et en ont coupé les seins. Pendant la vidéo, un djihadiste s’amuse à lui palper les bouts de chair qui lui restent à la place de la poitrine. Ces actions sont un crime contre toute les femmes et une menace qui leur est clairement adressée. Cette vidéo a choqué bien au-delà de la communauté kurde comme le montre une tribune du Figaro qui l’a dénoncée, ainsi que de nombreux articles de presse. Mais peut-être que le révélateur du malaise vient des partisans de la Turquie elle-même. Romain Caillet, qui connaît bien la sphère djihadiste pour en avoir fait partie, s’est récemment improvisé porte-parole de la Turquie. Il est intervenu avec plusieurs tweets prétendant que c’était une action kamikaze qui avait mis le corps dans cette état niant la violence des djihadistes (lui les appelle les « sunnites »). Pourtant l’ASL avait déjà déclaré qu’elle enquêterait sur ces événements reconnaissant leur véracité. Peut-être que le plus sinistre est que cette intervention met au grand jour ce que font les islamistes depuis le début de la guerre en Syrie. Elle est révélatrice d’une mentalité profondément réactionnaire et brutale. Ces images étant diffusées par les djihadistes eux-mêmes, elles montrent leur sentiment d’impunité totale.

La campagne a également été ponctuée d’un incident majeur avec la Russie, un chasseur-bombardier russe a été abattu par des islamistes syriens soutenus par la Turquie. Le pilote est mort. La première mesure de rétorsion par la Russie a été de fermer l’espace aérien aux avions turcs. Profitant de ce répit, les combattants des FDS ont contre-attaqué et repris des positions aux mains de l’armée turque. Ils ont dans ce contexte capturé un blindé, un ACV-15. En parallèle, le régime syrien a tenté un assaut sur les positions des FDS. Les Etats-Unis, dont le soutien aux FDS est mis en doute suite aux derniers événements, ont mis les bouchées doubles et auraient tué plus de 100 combattants du régime. Quelques heures après, les bombardements turcs ont repris de plus belle contre les positions des FDS après que la Russie ait rouvert l’espace aérien. Mais cela dévoile la stratégie des américains depuis le début de la guerre civile en Syrie. Les Etats-Unis veulent pousser à l’affrontement les FDS et le régime de Bachar El Assad. Cette intervention arrive à un moment où les avions turcs avaient stoppé leurs bombardements. C’est loin d’être la première incursion en zone kurde du régime et les réactions étaient habituellement plus modérées, ce qui indique une volonté de faire passer un message. Les États-Unis, en bombardant avec les conséquences qui s’ensuivent, c’est-à-dire la reprise des bombardements turcs, veulent dire aux FDS : nous vous protégerons des Turcs si vous faites la guerre à l’obligé de l’Iran, Bachar El Assad. Si vous refusez, nous lâcherons les Turcs sur vous.

Sur le terrain lui-même, les opérations peinent à avancer. Plus grave encore, les positions acquises le jour sont reprises la nuit par les FDS. Au mieux l’armée turque a pénétré d’à peine 5 km les lignes de fronts. Dans la foulée de la réouverture de l’espace aérien, deux hélicoptères turcs ont été abattus et la Turquie reconnaît de plus en plus de pertes. Des tensions se font sentir entre les supplétifs djihadistes et l’armée turque qui les envoie en masse à la mort. Comme annoncée, les vallées d’Efrin sont devenues un piège mortel pour l’armée turque et ses supplétifs. Murat Karayilan, commandant du PKK, a déclaré que les forces qui défendent Efrin devraient laisser entrer la Turquie pour l’écraser. De nombreux blindés ont été pulvérisés. notamment un char léopard 2, réputé pour sa solidité, qui a volé en éclat sous le tir d’un missile antichar des milices des femmes kurdes, les YPJ.

Autant dire que l’opération risque d’être longue et meurtrière. Plus le temps passe, plus cette intervention va pourrir et montrer le visage hideux de la Turquie d’aujourd’hui et de ses supplétifs djihadistes.

Quelques hypothèses

L’intervention peut prendre fin de plusieurs manières, bien entendu par une victoire turque et ses conséquences désastreuses qui s’ensuivraient mais les événements récents ne présagent pas d’un tel scénario. La Turquie pourrait aussi s’enliser et instaurer un statu-quo sur les avancées qu’elle obtiendrait. Une ou plusieurs grandes puissances pourraient user de leurs positions pour stopper l’invasion et déclarer une zone d’interdiction aérienne si elle trouvait plus d’intérêt à défendre le Rojava et/ou si les opinions publiques se mobilisent contre l’intervention. La troisième option est, qu’après une guerre meurtrière, les troupes turques sont repoussées avec la possibilité de tenter de relier le canton d’Efrin et de Kobané face à des supplétifs djihadistes affaiblis. Abdullah Öcalan, fondateur du PKK et emprisonné en Turquie depuis 1999, avait annoncé que le jour où la Turquie attaquerait le Rojava, cela serait la fin d’Erdogan. Dans cette optique, le porte-parole des YPG a déclaré que l’heure de la libération d’Azaz, Jarabulus et Al-Bab était arrivé (localité située entre Kobané et Efrin dans l’optique de relier les cantons) comme il l’avait annoncé pour Raqqa lors de la bataille de Kobané.

L’axe Iran-Russie-régime syrien, profite de la situation pour prendre d’importants pans de territoires à la rébellion islamiste de la Ghouta et d’Idlib. Les djihadistes étant mobilisés sur un autre front, il devient facile de prendre ces territoires.

Le scénario le plus incertain est pour le coup en Turquie même. Comment vont réagir les populations face à une guerre d’invasion coûteuse humainement et matériellement ? Comment vont-t-elles réagir au retour des cercueils ? Comment va réagir l’armée si elle est poussée à bout ? Sera-t-il aussi facile de démanteler le CHP qu’Erdogan le voudrait ? La nouvelle chef dissidente des Loups gris (un des principaux mouvements de l‘extrême droite turque), Meral Aksener dite la louve, va-t-elle profiter des difficultés d’Erdogan en Syrie ? Une fois la neige fondue, est-ce que l’armée pourra à la fois attaquer Efrin et combattre la guérilla ? Erdogan n’a pas le choix, il lui faut avancer à marche forcée pour imposer sa dictature. Il ne peut se permettre la défaite et c’est bien cela le problème. Il a mis le doigt dans un engrenage et il ne peut plus reculer. Seul l’horizon d’affrontement que lui offre la guerre et la répression généralisée peuvent lui permettre de se maintenir au pouvoir. C’est cela le plus inquiétant, c’est quitte ou double pour le dictateur. Erdogan sait bien ce qui est arrivé au dernier islamiste au pouvoir en Turquie qui a voulut envahir la Syrie au début des années 60. Il a fini pendu.

Cette situation pourrait le pousser à des mesures extrêmes, comme l’Empire ottoman avec le génocide arménien. Ce génocide s’est déroulé dans un contexte de défaite des Ottomans face à une population arménienne répartie sur plusieurs frontières comme les Kurdes. L’inquiétude est grande tant les parallèles se profilent entre les deux situations avec une Turquie sombrant dans la déchéance et les massacres de Kurdes sur fond de néo-ottomanisme. Au nationalisme virulent du pouvoir turc s’ajoute un islamisme délétère. Les Kurdes, à leur tour, sont devenus les mécréants et les ennemis de l’intérieur. Le silence des pouvoirs occidentaux pendant que des villes kurdes étaient rasées en Turquie en dit long sur le risque que courent ces populations.

Le plus grand danger n’est pas dans le risque de défaite militaire lui-même mais dans la fuite en avant du président turc à un moment charnière de l’histoire du Moyen-Orient. C’est pour cette raison plus encore qu’une mobilisation de l’opinion publique est nécessaire et que cette invasion doit être stoppée urgemment avec celui qui l’a lancée : Erdogan.

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