Sheikh Kadrî est l’un des responsables de la politique religieuse du Rojava-Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES). C’est l’entité politique qui a remplacé les zones autrefois sous le contrôle de Daech, ces terres peuplées de kurdes sont à la pointe de la lutte contre l’organisation djihadiste. Sheikh Kadrî nous raconte en tant que responsable religieux et comme équivalent du ministre des cultes de la région de Cizîre comment au on combat sur place la mentalité djihadiste.
Que faite vous ?
_Je suis kurde et Sheikh (leader religieux musulmans). Je suis responsable de la mise en place du système des cultes, je m’occupe du canton de Cizîre (gouvernerat d’Hassaké) et des régions de Gire Spî (Tell Abyad en arabe), Raqqa, Deir ezzor pour l’AANES.
_ »Pourquoi êtes-vous devenu sheikh ?
_ Je suis né dans une famille de sheikhs, c’est le statut de notre lignée. C’est la communauté qui nous désigne comme tels.
C’est un patrimoine, le statut se met en place automatiquement.
Cela dit, personnellement, j’ai quand même beaucoup réfléchi et j’ai donc accepté ce statut. Je me suis toujours beaucoup intéressé aux autres religions, aux grands philosophes, aux grands penseurs. Mes pensées se sont élargies, ma vision est globale. J’approuve la liberté des croyances. «
_ »Qu’est-ce qui vous procure la plus grande joie ?
_ Enseigner ! Ce qui me procure de la joie, c’est de voir que je réussis à transmettre ce que je crois personnellement. J’aime voir que mon action a des conséquences positives, j’essaie d’enseigner la justice. Et j’aime aider les pauvres, secourir ceux qui en ont besoin. Et partagé avec les autres être humains. Je suis pour la redistribution des richesses et la justice. »
_ « Quelle est la politique actuelle de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie en matière de religion ?
_D’abord le respect envers toutes les croyances. Nous trouvons entre les textes sacrés des différentes religions des éléments qui rassemblent.On cherche à ce que les gens se respectent les uns, les autres avec la plus grande tolérance. Car il faut réussir à vivre en paix. Nous accordons en particulier une grande attention aux droits des femmes. »
_ « Quelles sont les difficultés que vous rencontrez dans votre domaine ?
_ L’Administration recouvre plusieurs zones, d’une grande diversité de populations. Dans les zones à majorité kurde, nous rencontrons peu de difficultés. La culture kurde a une longue tradition d’hospitalité, de respect de l’autre, d’écoute. Les Kurdes sont prêts à accepter les différences, ils sont compréhensifs. Hélas, dans les zones à majorité arabe, c’est beaucoup plus difficile. La mentalité y est plus dure, plus rigide. Par exemple, ces zones ont du mal à accepter les Yézidis, qui sont encore vus comme des mécréants. On y refuse aussi d’accepter les droits des femmes. Alors nous devons leur enseigner que la vérité de l’Islam est d’accepter les croyances de chacun. »
_ « Pourquoi cette différence entre zones kurdes et zones arabes ?
_L’histoire des Kurdes démontre leur tolérance. Ils ont toujours accepté l’étranger, toujours accepté les sans domicile, les sans terre. Alors que dans l’histoire des Arabes, dès l’apparition de l’islam, l’époque du prophète, le racisme, l’intolérance apparaissent. Le prophète n’a-t-il pas, lui-même, été expulsé de la Mecque ? C’est comme si dans la culture arabe, le non-arabe représentait l’ennemi. Pour les Kurdes, le non-Kurde est une richesse. Donc nous avons beaucoup de travail pour leur enseigner la tolérance. »
_ « Quels outils utilisez-vous dans ce but ?
_Des séminaires, des réunions, quotidiennes le cas échéant, où nous leur enseignons ces aspects positifs de la culture kurde, ainsi que le contenu de la révolution, la spécificité de notre approche. Nous leur montrons des exemples de tolérance réussie. Oh, nous savons qu’ils ne vont pas accepter ce nouvel état d’esprit du jour au lendemain. Nous espérons peu, mais nous travaillons beaucoup. Et surtout nous restons extrêmement vigilants, en particulier en ce qui concerne les femmes.
Ces séminaires concernent d’abord les imams. Influencer les prêches, que nous surveillons, c’est influencer les croyants. Les territoires arabes où Daech s’était installé sont fortement radicalisées.
Nous traduisons aussi beaucoup de nos livres en arabe, par exemple « L’islam démocratique » d’Abdullah Öcalan. »
_ « Vous affirmez que les Kurdes sont plus tolérants, mais des Kurdes ont participé au génocide des Arméniens en 1915 !
_ C’est bien une réalité, mais dès que les Kurdes sont devenus musulmans, ils sont devenus très attachés à l’islam, ils ont vu l’islam comme première identité. L’empire ottoman a instrumentalisé l’Islam pour dominer les autres peuples, il a donc dévoyé la fidélité des Kurdes à l’Islam en faisant croire aux Kurdes que les Arméniens étaient d’affreux kouffars (infidèles), et qu’il fallait les tuer. En tant que Kurdes nous avons joué un mauvais rôle, mais c’est notre attachement à notre religion qui nous a aveuglé. Si nous n’avons compris cela que très tard, nous sommes néanmoins fiers d’avoir reconnu notre faute. Les Turcs, eux, n’ont encore jamais reconnu leur génocide ! «
_ « Quelle est la politique de la l’Administration en matière de lieux saints ?
_La décentralisation, le fédéralisme sont le coeur de la politique de l’AANES. Il est donc logique que nous laissions à chaque communauté la liberté de gérer ses lieux saints. Chaque imam gère sa mosquée, les Yézidis ont leur clergé qui gère leurs lieux de culte, les chrétiens ont leurs prêtres, nous respectons l’autonomie de tous
Les Yézidis nous sont très proches. Par exemple, lors des funérailles, nous nous appellons mutuellement. En revanche, nous avons un peu de mal à travailler avec les chrétiens. Ils semblent vouloir se rapprocher du régime (le régime de Bachar El-Assad). Ils ne semblent pas se voir si proches de l’auto-administration. Mais j’espère qu’ils commenceront bientôt à se sentir en sécurité avec nous. »
_ « Quelle différence y at-il entre la politique religieuse de l’AANES et celle du régime ?
_Sur le papier, tout est bien dans la politique du régime. Mais ce n’est que sur le papier. La réalité, c’est par exemple qu’ils n’acceptent même pas la langue kurde ! Quelle laïcité, quelle tolérance est-ce-là ? Dans la réalité, ils n’accepteront jamais les autres, si on est différent, on n’est jamais accepté dans leur coeur.Nous essayons de changer leur mentalité… même ceux qui ont tué, ont violé, il faut d’abord essayer de changer leur mentalité. Quand Daech est venu pour nous tuer, nous violer. Nous on ne fera jamais de tels crimes, au contraire nous cherchons à changer ceux qui ont voulu nous tuer ! On sait que c’est la mentalité qui est mauvaise et il faut la corriger. Pour nous tout être humain à sa place dans notre système. »
_ »Des exemples ?
_Le régime ne fait rien contre la polygamie, alors que le Rojava l’interdit, les hommes qui veulent épouser plusieurs femmes vont se marier chez le régime !
Ou encore, sur la carte d’identité, on ne peut mettre que « musulman », ou chrétien » !!! Ils refusent de mettre « Yézidi »!
_ Ils ne mettent pas « athée » ?
_ Ah non, l’athée est inacceptable pour le régime. Dans l’AANES, l’athéisme est admis. Tout comme toutes les religions présentes sur le territoire sont représentées, les non-croyants aussi sont représentés. L’AANES n’imposera jamais une croyance ou une non-croyance.Chacun est libre de faire ses propres choix.
_ « Quelle est votre position sur l’homosexualité ?
_Nous n’avons pas encore ce genre de souci, nous n’en avons pas encore rencontré dans la région. Dans la communauté, ce n’est pas accepté. Mais celui qui vient, il peut être libre. L’homosexuel qui viendra chez nous pourra être libre. ( Nous sommes deux journalistes masculins, dont un grand blond aux cheveux longs. Le Sheikh a-t-il là un attention aussi délicate qu’inutile ?) Vous savez, ce que fait Daesh, c’est introduire la religion dans la politique, c’est instrumentaliser la religion. Nous, nous ne ferons jamais ça, les homosexuels peuvent venir sans peur. »
_ « Et sur le voile ?
_ A l’époque de Médine, il y avait beaucoup de femmes différentes, en particulier des femmes esclaves. Les femmes esclaves étaient très mal traitées, et ne bénéficiaient d’aucun respect. Alors, pour que les femmes libres ne soient pas maltraitées comme elles, le Coran a ordonné le voile pour que l’on puisse faire la différence entre une femme libre et une femme esclave. Mais aujourd’hui, il n’y a plus de femme esclave.Donc cette obligation n’en est plus une. Au Rojava, 80% des femmes ne portent plus le voile. Bref, on ne peut ni contraindre les femmes à porter le voile, ni les contraindre à se dévoiler.
_ Et la burqa ?
_ Ah, ça, ça n’a rien à voir avec l’Islam. Se cacher aussi brutalement, aussi brusquement, ça n’est pas acceptable, ça n’est pas humain. C’est même dangereux, on ne sait pas ce qui se cache là-dessous. «