Le Rojava est dans une situation économique paradoxale. D’un côté le pays souffre de plus de 8 ans de guerre civile. Les politiques d’embargo, en particulier de la Turquie, pèsent lourdement sur l’économie de l’auto-administration. Les actes de sabotage économique, comme le fait de brûler les champs, sont nombreux. À cause du manque d’aide des pays occidentaux ayant participé à la guerre contre Daech, l’auto-administration se ruine dans la reconstruction des zones à majorité arabe et particulièrement dévastées comme Raqqa. De l’autre, le commerce y est pourtant fleurissant et l’économie fonctionne bien mieux que dans le reste du pays.

Des salaires plus élevés qu’avec le régime syrien

La santé économique des régions de l’AANES (l’auto-administration du Nord et de l’Est de la Syrie) est plutôt bonne comparée au reste du pays. Plusieurs raisons sont à l’origine de cette bonne santé malgré de grosses difficultés. Tout d’abord, on trouve parmi elles le contrôle de ressources stratégiques comme le pétrole. Plus de 80 % de la production pétrolière syrienne est directement gérée par l’AANES. Par ailleurs les régions kurdes sont le grenier de la Syrie. Environ 60 % des céréales y étaient produits avant guerre. Récemment, le barrage de Tabqa a été réparé assurant une fourniture d’électricité considérable (avec celui de Tishrin, cela représente plus 50 % de l’électricité produite en Syrie). Mais ce ne sont pas les seuls facteurs qui ont permis aux régions kurdes de prospérer. 

En effet, la politique du régime était de maintenir ces régions dans un état de sous-développement permanent au profit de l’État central et du « socialisme arabe ». Nous avons pu recueillir de nombreux témoignages de commerçants kurdes et beaucoup racontent des histoires similaires : chaque fois que ces derniers commençaient à s’enrichir grâce à leurs activités, les hommes du régime venaient piller le local commercial (souvent une exploitation familiale), fermer le magasin et enfermer le chef de famille pour le torturer jusqu’à ce que la famille paye une rançon sous la forme d’un pot-de-vin. C’est le cas d’Ibrahim, un juif kurde originaire de la région de Kobané : « Ils ont tout volé dans mon magasin et ensuite les hommes du régime m’ont envoyé en prison où j’étais frappé tous les jours pendant 6 mois. Ils me suspendaient au-dessus du sol et ils me frappaient avec des câbles » montrant ces vieilles cicatrices. « Ma famille a dû payer 3 000 dollars pour que je sorte de prison. »

Mais aujourd’hui Ibrahim déclare tout sourire : « La révolution est bonne pour le business ». En effet, sa joaillerie travaille exclusivement l’or et elle se porte à merveille. Le Rojava est dépourvu de système bancaire et par conséquent le meilleur moyen de stocker son argent, c’est dans l’or dont la valeur est très stable à l’exact opposé de la monnaie syrienne qui a dégringolé depuis. « Les autorités nous protègent bien, elles respectent nos croyances et nous n’avons aucun problème pour développer nos affaires. » poursuit-il. Il n’est pas le seul marchand à être heureux de la nouvelle situation commerciale : « Depuis qu’il n’y a plus le régime, on peut faire nos affaires tranquilles et les autorités nous laissent en paix » confie Amir qui fait dans l’import-export.

Dans la fonction publique enfin, où du moins ce qui s’en rapproche dans l’AANES, un professeur de l’enseignement secondaire touche 130 dollars par mois, un policier 150 dollars et un combattant 200 dollars. Bien que cela reste des salaires faibles, ils ont plus que doublé en 3 ans où un prof de l’AANES touchait environ 50 dollars à l’époque. En comparaison, un professeur du secondaire de l’État syrien touche 70 dollars, un policier 60 dollars et un soldat 50 dollars. Cela est aussi à mettre en perspective avec la nouvelle économie encouragée par l’AANES : les coopératives. Elles sont organisées sur des bases démocratiques. Ainsi les gestionnaires sont élus (un homme et une femme comme les autres postes électifs) tous les deux ans et ils sont limités à deux mandats. Les travailleurs et travailleuses de la coopérative ont des parts (presque) égales dans l’entreprise. Nous avons pu rencontrer des représentantes des Aborî Jin (économie des femmes) fières de présenter leur travail. Heval Hurî est l’une d’elle : « Nous avons une coopérative de 4 000 femmes. Nous avons développé une agriculture respectueuse de l’environnement sans produit phytosanitaire comme les pesticides. Quand nous avons vendu notre récolte, chaque membre à reçu un l’équivalent d’un salaire de 170 dollars par mois. De plus, nous avons également développé d’autres sources de revenus. Donc en réalité nos membres ont gagné un peu plus. » De tels salaires pour des femmes dans l’après-Daech, c’est une situation inespérée. La situation économique du Rojava est meilleure que dans les zones contrôlées par le régime, pourtant arrosées à coup de milliards par l’Iran. Aussi des personnes venues de toute la Syrie cherchent du travail au Rojava.

Une situation qui reste très fragile

La situation est loin d’être rose pour autant. Les salaires sont à mettre en comparaison avec ceux d’avant-guerre qui était de 400 dollars pour un professeur. De plus les salaires restent inférieurs à ceux des voisins irakiens ou encore de la Turquie. La guerre continue de faire des ravages et de nombreuses zones sont à reconstruire, en premier lieu les zones à majorité arabe des régions de Raqqa et Deir-Ezzor. l’embargo imposé par la Turquie sur toute la frontière Nord du Rojava pèse lourdement sur le commerce extérieur. Les autres territoires, où l’AANES marchande comme le régime syrien, celui de Bagdad ou encore les régions kurdes du Nord de l’Irak, sont soumis à certains aléas en fonction du niveau de tension régionale. Par exemple pour commercer avec les régions kurdes du Nord de l’Irak, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), principal parti kurde d’Irak, a fait pression. Il a conditionné l’ouverture de la frontière par la mise en place d’une tête de pont de plusieurs kilomètres à l’intérieur du Rojava et de la Syrie, et au-delà du Tigre (fleuve prenant sa source en Turquie, puis parcourant la Syrie et l’Irak du Nord au Sud). Celle-ci est fortement fortifiée en prévision d’un éventuel affrontement dû à un haut degré de tension entre l’AANES et le PDK.

Les infrastructures et leur mauvais état au Rojava sont également un problème. Les routes sont dans certains endroits très mal entretenues par manque de moyens. Avant guerre ces régions étaient volontairement sous-développées par le régime syrien qui organisait une politique coloniale : il s’agissait des régions les plus riches en ressources naturelles avec les populations les plus pauvres.

Les attentats et les incendies volontaires constituent une autre épine dans le pied de l’économie du Nord-Est syrien. Ces derniers ont littéralement ravagé l’agriculture mais aussi le matériel qui a parfois brûlé avec. Du 16 juin au 5 juillet, environ 45 000 hectares de champs de blé et d’orge ont brûlé. Ils sont concentrés dans les régions à majorité kurde touchées par environ 90 % des incendies. Cela montre la volonté de nuire à la population kurde de la part des pyromanes : Daech d’abord, les agents de la Turquie et du régime ensuite. Les pertes se chiffrent à plusieurs dizaines de millions d’euros.

Cela intervient alors que Trump a décidé, suivi en cela par les États membres de la coalition contre Daech, excepté la France, de geler en partie les aides financières au Rojava pour la reconstruction. Cela représente plusieurs centaines de millions d’euros d’aides en moins (200 millions d’euros rien que pour les États-Unis). Les réfugié-e-s et déplacé-e-s de l’intérieur du pays s’entassent dans des conditions difficiles dont de nombreux enfants souffrant de malnutrition. Cela n’est pas le pire : le camp de al-Hol où s’entassent des djihadistes et leurs familles est des plus inquiétants. Régulièrement les gardiens se font poignarder par des femmes radicalisées, des drapeaux de Daech cousus clandestinement sont érigés par des enfants endoctrinés. La non-action des puissances occidentales qui laissent le fardeau de gérer les prisonniers de Daech à la seule AANES pose de gros problèmes de gestion et de sécurité. L’entretien des prisons, la construction de nouvelles prisons, les réfugié-e-s et les camps pèsent lourdement sur l’AANES.

Enfin, le manque de personnel qualifié est un vrai problème. D’abord les premiers à partir vers l’étranger pour fuir la guerre ne sont pas les plus pauvres mais ceux qui en ont les moyens, vidant ainsi ces régions de compétences mieux rémunérées ailleurs. Une part importante de la jeunesse rêve d’Europe qu’elle perçoit comme un véritable eldorado où règne la prospérité. Le taux de chômage local est très élevé. Il serait d’au moins 40 % selon plusieurs personnes interrogées, dont les premières victimes sont les femmes et les jeunes. Cela est d’autant plus aggravé que les ONG présentes au Rojava proposent de bien meilleurs salaires que l’AANES et elles captent les rares compétences qualifiées parfois dans des régions entières. Ainsi l’AANES se retrouve terriblement démunie face aux nombreux défis qui l’attendent.

Ces données montrent que la politique économique de l’AANES obtient des résultats mais que leur avenir est largement conditionné par l’apport d’aide extérieure, notamment une reconnaissance internationale et une stabilisation sur le long terme de la région. En d’autres termes la paix se fait attendre.

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