6-7/12/2017 – INTERVENTION AU PARLEMENT EUROPEEN
Ils disent que l’histoire s’écrit par les victoires. Mais pas quand il s’agit des Kurdes. Sur une base de trois cantons, le long d’une étroite bande de terre au nord de la Syrie, les Forces démocratiques syriennes, multiethniques et initiées par les Kurdes, ont libéré près d’un tiers de la Syrie aux mains de Daesh, le groupe le plus barbare du XXIème siècle. Cependant ce n’est pas la victoire militaire que je souhaiterais décrire ici, mais la mise en place d’une démocratie laïque avec des femmes aux commandes qui a bien sûr été rendu possible grâce aux réussites militaires. C’est une victoire idéologique importante contre l’interprétation profondément patriarcale, sectaire et violente de la religion à laquelle adhèrent l’Etat islamique et d’autres groupes islamistes.
Percer la conspiration du silence
Voici une société incarnant les idées, les rêves et les aspirations de tous les progressistes, une société qui pourrait être un modèle non seulement pour la Syrie mais pour le monde entier. Et pourtant peu de gens en ont entendu parler. Je ne suis pas une théoricienne du complotisme, mais je crois que la seule explication à cela est qu’il y a une conspiration du silence. Et je considère qu’il fait parti de mon travail que de percer ce silence. Pas seulement pour apporter de la solidarité aux femmes kurdes mais aussi pour nous inspirer politiquement dans nos pays en sachant que dans les circonstances les plus difficiles, au milieu d’une zone de guerre, en débutant de rien, dans des sociétés conservatrices, un rêve concernant l’égalité des sexes est en cours de réalisation. Cet endroit est le Rojava, connu sous le nom de la Fédération Démocratique de la Syrie du Nord.
Le Mouvement des femmes kurdes est présent depuis les années 1990 en Turquie mais aussi en Syrie. Il a fait face à de nombreuses batailles avec leurs camarades masculins et lutte avec eux contre la mentalité patriarcale qui rend la vie des femmes difficile. En fait, c’est Abdullah Öcalan, leader du mouvement de libération kurde qui a encouragé les femmes à s’organiser en toute autonomie. Aujourd’hui je souhaiterais me concentrer sur ce que les femmes ont réalisé au Rojava depuis 2012.
Démocratie directe au Rojava
Comment le Rojava est-il né ? Pour être bref, le “Printemps arabe” en a été l’élément déclencheur. Assad a concentré son armée sur les soulèvements qui menaçaient de renverser son gouvernement au sud et à l’ouest. Il a donc délaissé le nord où se trouve majoritairement la population kurde. Les Kurdes ont alors mis en place des administrations autonomes et des structures fédérales démocratiques qu’ils expérimentaient depuis quelques années déjà avant de les concrétiser lorsqu’Assad a tourné la tête.
Le fédéralisme démocratique est une forme de démocratie directe. Dans cette structure “sans État”, les voisinages forment des communes et élisent leurs représentants qui siègent à l’assemblée locale. La co-présidence de cette assemblée est toujours partagée par une femme et un homme, un principe immuable. Ce système est facilité par l’organisation multipartite, le Tev-Dem, le Mouvement pour une société démocratique. Cette co-présidence s’applique aussi aux villes et aux unités administratives plus importante comme les cantons ou les régions. Ce principe n’est pas seulement l’apanage du milieu politique et administratif, on retrouve le retrouve à l’oeuvre dans les coopératives, les écoles, les forces armées… À chaque niveau, de la commune à la ville, se trouvent des comités qui s’occupent de la santé, de l’éducation, de l’économie, du maintien de la paix et de la résolution des conflits, ce qui incluent la violence domestique et l’auto-défense. Dans chacun de ces comités, 40% des sièges sont réservés pour chaque sexe, les 20% restants sont attribués librement.
Droit de veto de la maison des femmes
Comme si cela ne suffisait pas, le Kongreya Star, l’organisation des femmes, gère une structure autonome parallèle au Tev-Dem pour assurer qu’une perspective féministe se porte sur toutes les questions. Elles ont la possibilité d’exercer un droit de veto. La structure souligne très clairement que les règles d’un jeu équitable ne peuvent être créées qu’en faisant basculer le pouvoir en direction des femmes. Par exemple concernant la violence envers les femmes, seul les comités de résolution des conflits du Kongreya Star sont impliqués. Si elles ne sont pas dans la capacité de résoudre l’affaire, elles transfèrent le dossier aux asayish – forces de sécurité intérieure – femmes ou aux officiers de police. Si les tribunaux jugent que l’auteur doit être emprisonné, on l’éloigne de sa famille et on lui donne une formation sur l’égalité des sexes. Il ne retourne chez lui que si la femme le souhaite et s’il a changé. La situation est ensuite contrôlée par le comité de résolution des conflits.
Les pratiques patriarcales ont fait l’objet d’une vaste offensive législative : le mariage d’enfants, le mariage forcé, la dot et la polygamie ont été interdits. Le droit va même plus loin et des pays comme l’Inde pourraient envisager de s’en inspirer. Toute tentative visant à empêcher une femme de se marier de son plein gré est un acte criminel tout comme les crimes d’honneur, la violence et la discrimination contre les femmes. Quelle que soit leur situation matrimoniale, les femmes ont droit à la garde de leurs enfants jusqu’à l’âge de 15 ans. Leur témoignage devant la justice est désormais égal à celui d’un homme ; l’héritage entre femmes et hommes se fait lui aussi à parts égales. Quant aux contrats de mariage, ils sont délivrés par les tribunaux civils. C’est un travail impressionnant quand on considère que le ministère des femmes n’a été créé qu’en janvier 2014. Les tribunaux de la charia qui étaient le moyen préféré d’Assad de traiter des lois personnelles ont été dissous mais ils continuent à prospérer dans d’autres parties de la Syrie contrôlées par les rebelles syriens, infiltrées par les islamistes, et bien sûr, dans les territoires encore tenus par l’Etat islamique. La plus grande ironie étant que nous, en Grande-Bretagne, avons des conseils de la charia, mais dans la Fédération démocratique du Nord de la Syrie, ils se sont débarrassés d’eux. Ce rejet catégorique de la religion sur la place publique est rafraîchissant, surtout lorsque beaucoup de membres de la gauche progressiste en Occident ne semblent pas comprendre ses effets délétères sur les droits des femmes.
Selon Öcalan, la lutte féministe ne peut triompher totalement dans un système capitaliste. L’égalité des classes et des races dans un système démocratique laïc fait partie de la lutte pour la libération des femmes. Je pense que c’est totalement vrai.
Abandon de la majorité kurde
L’insistance de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord sur l’inclusion ethnique est exemplaire. À l’Assemblée législative, leur équivalent du Parlement, ils ont réservé des quotas de 10% pour les Kurdes, les Arabes, les Chrétiens et autres, indépendamment de la taille réelle des communautés selon la zone géographique afin de leur assurer une représentativité. Dans chaque secteur de la population ils priorisent les femmes et les jeunes et enfin, la population en générale. Les Kurdes ont volontairement abandonné leur statut de majorité malgré le fait qu’ils aient été confrontés dans l’histoire à la discrimination de la population arabe. C’est une approche éclairée de l’inclusion ethnique. Le Rojava est tellement inclusif, qu’ils ont abandonné le nom Rojava parce que c’est un mot kurde (qui signifie “ouest ») et l’ont renommé la Fédération démocratique de la Syrie du Nord. En termes de classe sociale, les gens reçoivent le même salaire et cela quel que soit leur poste. Ils ont aussi la possibilité de travailler pour la révolution volontairement et leurs besoins sont couverts par la commune.
Le fondement théorique du mouvement pour l’égalité des sexes découle en partie des trois ruptures de la théorie d’Öcalan sur l’asservissement des femmes et leur libération éventuelle. La première rupture, ou le point tournant, a été la montée du patriarcat quand, selon lui, les périodes néolithiques ont pris fin et que la « civilisation étatique» a surgi. La deuxième rupture sexuelle a été l’intensification du patriarcat à travers l’idéologie religieuse. Comme le dit Öcalan, « actuellement traiter les femmes comme inférieures est devenu le commandement sacré de Dieu ». Enfin, la troisième rupture qui est la fin du patriarcat est encore à venir où, comme le dit Öcalan, chacun va «tuer le mâle dominant». Non pas au sens littéral mais en terme de transformation de la mentalité patriarcale qui affecte à la fois la capacité de changement des hommes et des femmes.
Le féminisme et la jinéologie
Les femmes kurdes ont été occupées à développer leur propre marque de féminisme, la jinéologie. “Jin” signifie “femme” en kurde et “logia” en grec ancien correspond à la théorie, à l’étude scientifique : la science des femmes. Je sais qu’il y a de nombreux courants dans la pensée féministe occidentale mais, je dirais que la différence essentielle entre le féminisme et la jinéologie est la compréhension du fait que le féminisme ne peut pas réussir avec le capitalisme. L’autre différence majeure est que le féminisme occidental exige une participation égale dans tous les domaines de la vie, qu’il s’agisse de la science, de la politique, de l’éthique, de l’éducation ou de l’histoire. La jineologie quant à elle explique que les femmes doivent transformer ces domaines de la vie publique avec une perspective féministe.
Les femmes du Rojava ont également commencé à construire un village seulement pour elles, Jinwar. C’est une zone sûre pour les femmes qui ne veulent pas se marier, pour celles qui ont perdu leur mari pendant la guerre ou qui n’ont pas de lieu approprié pour vivre avec leurs enfants ou encore pour les femmes qui ont subi des violences et qui veulent s’en libérer. Actuellement, les femmes qui souhaitent échapper aux modes de vie traditionnels peuvent rejoindre les forces d’autodéfense des femmes, comme le YPJ, et consacrer leur vie à défendre la révolution et le peuple. Le projet est de construire une trentaine de maisons avec une école pour les enfants, une académie des femmes, un centre pour les arts, la culture et la santé en se concentrant sur la médecine naturelle. Leur but est de produire leur propre nourriture et devenir autosuffisantes, créer un autre espace pour vivre une vie libre fondée sur l’éthique et les valeurs centrées sur les femmes.
Les réticences de la gauche européenne
Quand je suis rentré du Rojava en mars 2016, j’étais assez naïve pour croire que personne de la gauche progressiste ne pourrait pas être impressionné par ce qui se passe là-bas. J’avais tort ! Alors que le Fédération démocratique du Nord de la Syrie a de nombreux ennemis, notamment parce que son modèle démocratique est une menace pour le capitalisme, il est intéressant de constater qu’aucun de ses ennemis ne peut les blâmer sur la question du genre, bien qu’ils essaient. Un expert syrien de Chatham House, qui est un des plus gros thinktanks au Royaume-Uni, a reconnu à contrecœur que les habitants du Rojava ont fait et font du bon travail concernant la question de la femme avant d’ajouter qu’il présentait ces évolutions positives seulement parce qu’elles gagnaient l’approbation de l’Occident.
Les femmes du Rojava ne reçoivent aucune solidarité de la part de leurs sœurs syriennes dans le reste du pays, surtout parce qu’elles sont soupçonnées de participer à un complot visant à diviser la Syrie. J’ai participé à des réunions avec des femmes syriennes qui ont déploré le fait que dans les conseils démocratiques de certaines zones tenues par les rebelles les femmes ne représentent que 2% des membres malgré l’énorme travail des femmes sur le terrain. Quand j’ai mentionné le Rojava qui est représenté à 40-50% par des femmes, tout le monde a été mal à l’aise et a murmuré des choses différentes sur les tendances autoritaires du PYD, le parti politique dominant dans la région. Puis quand j’ai dit que les fondamentalistes religieux ne pouvaient absolument pas appliquer un programme pour les droits des femmes, elles ont répondu qu’elles avaient grandi avec la charia, mais qu’elles n’en avaient pas souffert !
Tradition pacifiste déplacée
Il y a aussi une forte tradition pacifiste parmi les féministes occidentales qui ont du mal à comprendre que les droits des femmes puissent être acquis grâce au canon d’une arme à feu. Une porte-parole du Kongreya Star a affirmé qu’il est nécessaire de repenser la position privilégiée de la non-violence. Nous définissons la légitime défense de manière assez large. Ici, elle inclut la préservation de la culture contre une politique agressive d’assimilation ainsi que l’organisation économique, éducative, politique et sociale de la vie du point de vue des femmes.
Il n’y a pas de glorification de la violence. L’entraînement des forces de défense, aussi bref soit-il, se concentre aussi bien sur les techniques de guerre que sur l’égalité des sexes et les valeurs éthiques de cette nouvelle société.
Comme vous pouvez le comprendre, la flamme de l’égalité a été allumée au Rojava et nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour qu’elle puisse continuer à brûler. Je vous invite donc à vous impliquer. Le premier pas que vous pouvez faire est de signer une pétition pour vous assurer que la Fédération démocratique de la Syrie du Nord soit représentée aux pourparlers de paix de Genève. C’est une honte de voir que qu’elle a été exclue des discussions concernant son avenir.
Transcription et correction : Chris Den Hond, Azad Kurkut et Tijda.