La notion de frontière revêt une importance majeure pour le peuple kurde. De la ligne tracée sur le papier au fil des traités signés par les empires ou les puissances coloniales, elle s’est matérialisée par des barbelés, des mines, des hommes en armes et des postes-frontières chargés de collecter les droits de douane. Récemment, la Turquie a construit un mur haut de 3 m qui s’étire sur près de 700 km, le long de la frontière turco-syrienne, fracturant d’un long ruban de béton les plaines fertiles. En l’érigeant, au lieu de le construire sur la ligne frontière officielle, qui suit sur 350 km l’ancienne voie ferrée Berlin-Baghdad, l’État turc en a profité pour empiéter le territoire syrien d’une bande de 100 à 300 m selon les endroits. Mais pour les Kurdes vivant à cheval sur quatre États-nations, la frontière ne représente pas les limites d’une nation qui bien souvent nie leur existence et tente de les assimiler à tout prix.
Elle est un obstacle séparant les familles, les tribus.
Les premières revendications nationalistes kurdes visaient à créer un nouvel État, un grand Kurdistan, qui faillit d’ailleurs exister, acté par les grandes puissances coloniales lors de la signature du traité de Sèvres en 1920. Mais sous la pression de Mustafa Kemal « Atatürk », dirigeant de la toute jeune république turque, l’idée a été abandonnée. L’accord de Lausanne en 1921 fit des Kurdes le plus grand peuple sans État, entérinant leur division par quatre frontières artificielles ne correspondant à aucune réalité sociale ou géographique : celles de la Turquie (Kurdistan nord, Bakur), de la Syrie (Kurdistan ouest, appelé Rojava aujourd’hui), de l’Irak (Kurdistan sud, Bashur) et de l’Iran (Kurdistan est, Rojhelat). Si depuis les années 90, une structure politique autonome kurde existe au nord de l’Irak, celle-ci n’est pas un État. D’ailleurs, le référendum d’indépendance organisé en septembre 2017 et refusé par l’État central irakien a montré les limites de celle-ci.
Aujourd’hui, les mouvements politiques se revendiquant du confédéralisme démocratique proposent une autre approche au nationalisme classique. Ce nouveau paradigme politique a été théorisé par Abdullah Öcalan, leader du PKK, parti des travailleurs du Kurdistan créé en 1978 et qui a commencé en 1984 une guérilla contre l’État turc. Ce paradigme rejette le concept d’État-nation, vu comme une structure oppressive étroitement liée au système capitaliste [1]. La situation au Kurdistan sud, où le système féodal a pris les atours de la démocratie pour mieux se perpétuer, où la corruption est endémique et où le néolibéralisme forcené règne en maître, est un exemple concret pour le PKK de la nécessité de trouver une autre voie.
Organisation sociale démocratique en marge de (et contre) l’État-nation et ses frontières.
« Le droit à l’autodétermination des peuples comprend le droit à un État propre. La fondation d’un État ne permet cependant pas d’augmenter la liberté d’un peuple, et le système des Nations Unies, fondé sur les États-nations, a démontré son inefficacité. Les États-nations se sont ainsi mis à représenter de sérieux obstacles face aux évolutions sociales. Le confédéralisme démocratique est le paradigme inverse, celui des peuples opprimés. » [2] déclare Öcalan.
Dès les années 90 et l’effondrement du bloc soviétique, celui-ci remet en question le concept d’État-nation. En 1999, Öcalan est arrêté. Incarcéré à l’isolement sur l’île d’Imrali, il a le droit d’écrire sa plaidoirie. Il transformera celle-ci en manifeste politique définissant un nouveau paradigme qui sera officiellement adopté en 2005 par le mouvement kurde : le confédéralisme démocratique. Celui-ci vise la recherche de la paix et de l’égalité entre chaque communauté, avec comme piliers la démocratique directe, l’égalité femme-homme et l’écologie sociale.
Au sein de celui-ci, les populations s’organisent de manière autonome, au sein d’entités locales appelées « communes » constituées de quelques dizaines de familles vivant dans un espace géographique connexe. Celles-ci prennent en charge tout ce qui leur est possible de faire : justice de proximité, auto-défense, éducation, économie… Elles s’unissent entre elles à différentes échelles pour mener des projets d’intérêt collectif. Ainsi par exemple la création d’un hôpital au sein de chaque commune n’aurait pas de sens : plusieurs communes vont se fédérer afin que leurs habitant·es en bénéficient. Les communes se fédèrent ainsi jusqu’à former des régions démocratiques.
À l’été 2018, Riza Altun, responsable des relations extérieures du PKK, déclarait aux journalistes Mireille Court et Chris den Hond pour Mediabask [3] : « Je pense que le meilleur moyen de parvenir à l’égalité et la liberté pour les peuples ne passera pas par l’indépendance. […] Ce que nous voulons, c’est une solution fédérale. Il faut une vraie décentralisation du pouvoir central en Syrie ». C’est au nord de la Syrie que l’expérience de confédéralisme démocratique a pu être développée à l’échelle d’une région, avec des contraintes extérieures moins fortes que celles imposées par l’État en Turquie. Le contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du nord, proclamée le 17 mars 2016, affirme dans son préambule : « Injuste avec les différentes composantes du peuple syrien, le régime tyrannique de l’État-nation a conduit à la destruction et à la fragmentation de la société. Pour mettre fin à ce chaos et faire face aux enjeux à la fois historiques, sociaux et nationaux en Syrie, le système fédéral démocratique est une solution optimale ».
En effet, pour les États-nations, les frontières délimitent l’espace dans lequel s’exerce leur souveraineté. À l’intérieur de celles-ci, le développement du nationalisme s’est souvent fait à travers l’imposition d’une langue et d’une culture uniques, et la négation souvent forcée des différentes identités présentes au sein de cet espace. L’interdiction de parler la langue kurde s’explique entre autre par le fait qu’elle est un marqueur fort de l’identité et donc un vecteur du nationalisme. Les Kurdes en particulier se sont vus nier le droit de parler leur langue et vivre leur culture. Leurs villes et villages ont vu leurs noms modifiés, turquifiés ou arabisés – le cas de l’Iran est un peu particulier : si la répression y est extrêmement forte, les Kurdes sont considérés comme « homologues d’un point de vue ethnique » [4] d’après Öcalan. Pour lui, « Le confédéralisme démocratique au Kurdistan est également un mouvement antinationaliste » [5]. Il ne l’envisage pas que pour le Kurdistan, mais pense que c’est un moyen pour la Turquie, et plus généralement pour tout le Moyen-Orient, de mettre en place une cohabitation pacifique entre les différents peuples : Kurdes, Arabes, Turcs, Arméniens, Syriaques et tant d’autres. Mais la remise en question du nationalisme opérée par les cadres du PKK se heurte encore au nationalisme kurde ancré dans les mentalités, qui a connu son essor à partir du début du XIXe siècle et s’est posé concrètement la question des frontières au début du XXe siècle. Si les frontières d’un Kurdistan commencent à apparaître dès le XIIe siècle, quand le sultan seldjoukide Sanjar crée une région administrative qu’il nomme « Kurdistan », le mouvement nationaliste kurde a cherché à les étendre, en se basant notamment sur la carte des langues kurdes. Le confédéralisme démocratique doit donc composer avec cette mémoire dans son rejet de l’État-nation, mais Öcalan insiste : « En termes d’unité sociale, les frontières ont perdu toute signification. En dépit des limites géographiques, les moyens de communication modernes permettent d’accomplir une unité virtuelle entre individus et communautés et ce, où qu’ils se trouvent » [6].
Cette conclusion est aussi sans doute inspirée par le constat que les frontières n’ont jamais été infranchissables : depuis la création de celles-ci, l’économie transfrontalière a constitué une part importante de l’activité économique pour les Kurdes. Des échanges auparavant légaux, au sein de l’empire ottoman, ont par la suite été placés dans l’illégalité avec la création des frontières. Les qaçaxçi, contrebandier·es, grâce à leur connaissance du terrain, à des pots de vins soigneusement versés et si besoin par la violence, font passer les marchandises d’un État à l’autre. Ils sont également les acteur·rices d’une forme de résistance qualifiée « d’infra-politique » [7]. Une expression kurde « frapper la frontière », dans le sens d’une traversée avec un obstacle qu’on doit abattre, le résume bien. Aujourd’hui encore, les kolbers transportent à travers les montagnes, de l’Irak à l’Iran, des marchandises à dos d’homme ou de mule. L’Iran tolère cette activité et a même fini par instaurer des quotas d’autorisations, la légalisation d’une partie des échanges permettant de fait leur taxation. Mais les quotas légaux ne permettant pas d’assurer un salaire correct, la plupart des travailleur·ses doivent faire des voyages de manière illégale, et prennent alors le risque de se faire assassiner par les gardes-frontières iraniens, comme cela arrive plusieurs fois par mois. Les frontières n’ont pas non plus empêché les mariages entre personnes d’un côté et de l’autre de celles-ci, renforçant ainsi les dynamiques transfrontalières et banalisant le franchissement des frontières dans le cadre des visites familiales. Enfin, au sein du PKK lui-même, on retrouve des Kurdes venu·es de toutes les parties du Kurdistan, ainsi que de la diaspora. Salih Muslim, coprésident du PYD [8] chargé des relations extérieures de l’administration autonome au Rojava, déclarait devant le Parlement flamand, à Bruxelles le 19 septembre 2014, que « tracer des frontières et mourir pour elles est une maladie européenne des XIXe et XXe siècles » et ajoute que « le modèle des conseils fédérés est celui de l’avenir » [9]
Construction de structures alternatives et affaiblissement de l’État-nation dans le cadre des frontières existantes
Le paradigme du confédéralisme démocratique reconnaît l’existence et même la légitimité des frontières des États-nations. Il ne cherche plus à les redéfinir pour créer un nouveau Kurdistan. Öcalan déclare : « Ce modèle est approprié pour l’établissement de structures administratives fédérales simultanément dans toutes les zones de peuplement kurde en Syrie, Turquie, Irak et en Iran. Il est donc possible de mettre sur pied des structures confédérées à travers toutes les parties du Kurdistan sans avoir besoin de remettre en cause les frontières existantes ». [10]
S’il ne remet pas en question les frontières des États-nations, il cherche à développer au sein de celles-ci des entités autonomes qui créent des structures parallèles à celles de l’État et fonctionnent de manière démocratique. Ces structures, en remportant l’adhésion de la population, doivent permettre d’affaiblir peu à peu l’État. Cela se fait notamment à travers la création de partis politiques légaux en Turquie, qui appuient les revendications d’autonomie du peuple kurde. La guérilla devient alors une force d’autodéfense, qui ne recherche pas forcément une conquête spatiale du terrain, qui lui serait difficile au vu du rapport de force. Celle-ci se fera par l’extension des structures civiles au sein de la population.
« Il n’est cependant pas réaliste de penser à une abolition immédiate de l’État. Mais cela ne veut pas dire que nous devons l’accepter tel quel. La structure classique de l’État avec son comportement de pouvoir despotique est inacceptable. Les États institutionnels doivent être sujets à des changements démocratiques. À la fin de ce processus devrait se mettre en place un État faible en tant qu’institution politique dont le rôle se limite à l’observation du fonctionnement de la sécurité interne et externe et à garantir une sécurité sociétale. » [11]
C’est ce que le mouvement politique au Kurdistan nord a tenté de mettre en place durant quelques années de répit qui prirent fin suite à la tentative de coup d’État de juillet 2016 qui marqua le début d’une féroce répression. Les conseils populaires, coopératives, associations culturelles mises en place dans les mairies gagnées par le HDP [12] furent fermées et leurs responsables emprisonné·es, faisant reculer la mise en place de l’autonomie dans cette partie du Kurdistan. Le soulèvement de plusieurs centres urbains du Kurdistan nord, où l’autonomie est déclarée par de (jeunes) militant·es du PKK qui prennent les armes, s’inscrit aussi dans cette dynamique. Ne recevant pas le soutien populaire massif qu’il attendait, le mouvement fut écrasé dans le sang par l’État turc.
C’est en cohérence avec ce cadre qu’à plusieurs reprises, notamment lors de l’attaque turque sur la province d’Afrin, et plus récemment face aux menaces d’offensive de l’armée turque et de ses supplétifs syriens sur la région de Manbidj, que le Conseil Démocratique syrien [13] a fait appel au droit international pour dénoncer la remise en question de l’intégrité territoriale de l’État syrien par la Turquie et a demandé à ce dernier d’assurer la défense militaire de sa frontière. C’est pour cette raison également que l’administration autonome s’est assise à la table des négociations avec les Russes et le régime Assad, bien que celui-ci reste pour le moment sourd aux revendications de fédéralisme et d’autonomie locale de l’administration autonome, qualifiant les membres de celle-ci de « traîtres ».
La perspective transfrontalière de l’affirmation du confédéralisme démocratique
Les entités démocratiques ne sont pas faites pour rester isolées. Organisées en confédération, elles peuvent se prêter assistance les unes aux autres. Lors de l’attaque de la ville de Kobanê par daesh fin 2014, les Kurdes vivant en Turquie sont incité·es à aller prêter main forte à leurs sœurs et frères syrien·nes. Des centaines de personnes franchissent alors de force la frontière pour prendre les armes. Les autres organisent l’accueil des exilé·es côté turc. Plus tard en 2015/2016, lorsque la jeunesse du PKK déclare l’autonomie dans plusieurs villes du Kurdistan nord, des combattant·es formé·es à la guérilla urbaine en Syrie viennent les soutenir. De la même façon, les combattant·es du PKK venu·es des montagnes au nord de l’Irak ont porté secours aux Yezidis ataqué·es par daesh en août 2014, se déplaçant de zone montagneuse en zone montagneuse, avec l’accord tacite de certain·es kurdes d’Irak.
À long terme, à travers l’organisation des différentes entités démocratiques en fédérations et confédérations, les frontières sont appelées à devenir caduques à travers l’affaiblissement progressif du pouvoir des États-nations, dont les prérogatives se restreignent progressivement face au succès des structures autonomes parallèles aux structures étatiques mises en place à l’intérieur de ceux-ci.
« L’État ne sera vaincu que lorsque le confédéralisme démocratique aura prouvé sa capacité à résoudre les questions sociales. (…) Les confédérations démocratiques ne seront pas forcées de s’organiser au sein d’un territoire unique. Elles pour-ront prendre la forme de confédérations transfrontalières, lorsque les sociétés concernées le souhaiteront. » [14]
Finalement, si dans un premier temps le confédéralisme démocratique reconnaît les prérogatives de l’État en ce qui concerne la politique extérieure, la sécurité des frontières et les droits de douane, celles-ci sont amenées à disparaître via des confédérations transfrontalières qui primeront sur l’organisation étatique.
Cette approche qui envisage le processus de transformation sur un temps long, a contrario du concept de « grand soir », est caractéristique du confédéralisme démocratique qui vise à faire changer la société par étapes, en obtenant l’adhésion de la population.
La proclamation de la Fédération démocratique du nord de la Syrie [15] nous fournit des éléments intéressants sur cette orientation transfrontalière [16]. Ainsi, elle affirme que chaque population, chaque communauté a le droit de développer ses propres relations internationales tant que cela reste dans le cadre du fédéralisme. Le point 9 appelle à l’établissement d’une fédération démocratique au Moyen-Orient et conclut : « En dépassant les frontières nationales des États, il sera possible de vivre en paix, en fraternité et en sûreté ». Les frontières sont donc clairement désignées comme facteur de division des peuples et leur dépassement comme condition de la paix. Des mots qui prennent une résonance particulière à l’heure où l’État turc, sous prétexte de défendre ses frontières, menace d’un bain de sang au nord de la Syrie. »
La dimension transfrontalière du confédéralisme démocratique peut s’observer jusque dans la diaspora, que le mouvement kurde tente d’organiser selon les principes du confédéralisme démocratique, comme par exemple les camps de réfugié·es de Lavrio, en Grèce. Occupés par des exilé·es kurdes et turcs, celles-ci et ceux-ci, ne recevant plus aucune aide officielle de l’État grec depuis 2016, tentent de s’auto-organiser sur le principe des communes. La vie de la diaspora est rythmée par les événements qui se passent au Kurdistan, manifestations de rue, commémorations de martyrs…
Plus qu’un simple projet politique pour le peuple kurde, le confédéralisme démocratique invite à s’interroger sur la pratique de la démocratie et sur le concept d’État-nation et des frontières qui lui sont consubstantielles. À l’heure où l’Europe se referme sur elle, barricadant ses frontières et laissant mourir des milliers d’exilé·es en quête d’un meilleur avenir, où la montée des nationalismes laisse craindre un retour de la peste brune et où, dans le même temps, on redécouvre sur les ronds-points la démocratie directe, le système théorisé par Öcalan propose des idées pour un vivre-ensemble où les peuples redeviennent maîtres de leur destin, et où les communautés peuvent vivre en paix les unes à côté des autres.
Bibliographie :
- Confédéralisme Démocratique, Abdullah Öcalan, International Initiative Edition
- Guerre et paix au Kurdistan, Abdullah Öcalan, International Initiative Edition
- Ces deux ouvrages peuvent être téléchargés gratuitement.
- Un autre futur pour le Kurdistan, Pierre Bance, édition Rouge et Noir.
- Les Kurdes et le(s) Kurdistan en cartes, Michel Bruneau et Françoise Rollan, revue Anatoli 8
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