Déni du droit à l’autodétermination du peuple Kurde, crimes de guerre et crimes d’État avec une responsabilité directe du Président Recep Erdogan et du général Adem Huduti. C’est le verdict rendu par le Tribunal permanent des peuples sur la Turquie et les Kurdes, le 24 mai 2018, au Parlement européen à Bruxelles. 

Le Tribunal permanent des peuples (TPP) promeut le respect des droits fondamentaux en examinant les cas de violations graves et systématiques des droits de l’homme et des Conventions de Genève commis par des États ou des autorités non étatiques. C’est là une résistance au recul généralisé de ces droits et à leur violation répétée dans le monde.

Si les jugements du TPP n’ont pas force de loi, ils sont rendus selon les normes des documents internationaux et, ce n’est pas leur moindre contribution, ils mettent en évidence les lacunes ou les limites du système international de protection des droits de l’homme et des droits de la guerre.

Au terme de l’instruction, sur la base des témoignages et des documents recueillis sur « les allégations de violations du droit international et du droit humanitaire international par la République de Turquie et ses responsables à l’encontre du peuple kurde et de ses organisations », les 15 et 16 mars 2018, s’est tenue à Paris une session, du TPP. Le tribunal était composé de Philippe Texier, président (France), Teresa Almeida Cravo (Portugal), Madjid Benchikh (Algérie), Luciana Castellina (Italie), Domenico Gallo (Italie), Denis Halliday (Irlande), Norman Paech (Allemagne) avec Jan Fermon (Belgique) et Sara Montinaro (Italie) comme procureurs. Lors de ces deux journées ont été entendus par le TPP des victimes, des témoins et des experts.

Après des délibérations approfondies du tribunal, le verdict a été prononcé le 24 mai 2018.

Verdict en français et en anglais

Dans son verdict le Tribunal Permanent des Peuples a reconnu comme crime d’État, les assassinats ciblés à Paris le 9 janvier 2013, de Sankine Canziz, Fidan Dogan et Leyla Söleymez. Avec Antoine Comte, avocat des familles, nous avons été entendus sur ces assassinats par le Tribunal.

ASSASSINATS À PARIS

Témoignage de Nils Andersson au Tribunal Permanent des Peuples pour la Turquie et les Kurdes

Le 10 janvier 2013, Sakine Cansiz, cofondatrices du Parti des Travailleurs du Kurdistan, Fidan Dogan, représentante du Congrès National du Kurdistan et Leyla Soleymez, militante kurde, ont été assassinées dans Paris, au siège du Centre d’Information du Kurdistan. Le cours judiciaire de ces crimes politiques, des témoins à ce tribunal ont informé ou en informeront la Cour.

Le sens de ma déposition est de relever que de tels assassinats politiques s’ils ont un caractère exceptionnel par la gravité des faits, ne sont pas rares. Il paraît nécessaire en préalable de définir précisément la nature de ces actes criminels. Il s’agit d’assassinats ciblés, visant une ou des personnes à éliminer physiquement, en raison de leur fonction ou de leur rôle politique, de leur activité militante ou de ce qu’ils savent. Leur caractère ciblé fait qu’en France, depuis la guerre d’Algérie, situation dans laquelle ils furent une pratique usitée sous le couvert de « La Main Rouge », ces actions sont dénommées opérations « Homo », dans le sens qu’il ne s’agit pas d’un attentat aveugle, mais qu’elles visent une personne désignée.

Les assassinats ciblés ou opérations homo sont commandités par un État pour être commis dans les frontières d’un autre État. C’est là une pratique d’élimination physique des opposants ou adversaires politiques sans frontières, pratiquée par de nombreux États. Elle est officiellement tue et niée, cependant sa pratique n’est nullement une fake news, mais une cynique réalité. Ces opérations sont commanditées par des États et des services ou des officines parallèles qui agissent sous l’autorité d’un État. Ce sont donc des crimes d’État, ces crimes étant commis sur le territoire d’un État étranger, ils sont une violation du droit international et de la souveraineté territoriale de l’État où ils sont perpétrés.

Ces opérations étant organisées et perpétrées par des services étatiques, des agents dépêchés ou des mercenaires stipendiés, les exécutants disposent pour mener leur opération de moyens logistiques et financiers d’État, d’un support diplomatique pour leur entrée dans le pays, d’une couverture et de complicités dans le pays où ils interviennent, d’informations sur la personne visée, de conditions d’approche ou d’infiltration dans l’organisation ou l’entourage de la personne désignée, de capacités de repli et d’exfiltration. L’acte commis, le déni d’État est la règle.

Ces éléments précisés, j’en viens concrètement au sujet de ma déposition, les assassinats politiques en France. Ma déposition n’est pas celle d’un expert en attentat ou en criminologie, ni le résultat d’un travail de recherches ou d’investigations comme historien ou journaliste, mais d’une attention citoyenne sur ce sujet pour avoir été directement concerné au début des années 1960 par une opération homo perpétrée avec un livre que j’avais édité et pour avoir connu personnellement des personnes victimes d’attentats ciblés.

La France se trouve être l’un des pays européens où depuis une cinquantaine d’années ont été commis le plus grand nombre d’attentats ciblés. Cela ne peut être attribué à ce que la France serait plus permissive ou laxiste que d’autres États, mais, vu les personnalités victimes des attentats, il faut plutôt en chercher la raison dans la place et le rôle de la France dans le monde et dans l’importance que revêt Paris comme lieu pour établir des contacts et des liens politiques ou médiatiques. C’est plus, un fait brut, l’impunité des assassins et de leurs commanditaires qui doit nous interroger.

J’ai établi une liste des assassinats ciblés commis en France depuis 1965 que j’ai remise à la Cour, cette liste est le résultat d’une compilation et ne prétend pas être exhaustive. Elle recense21 opérations homo commises sur le sol français, dont 17 dans Paris, trois dans la proche banlieue parisienne et une à Cannes.

Ces assassinats ciblés recensés ont fait 24 victimes. Dans l’ordre chronologique des attentats énuméré dans la liste ces victimes sont : une Marocaine, quatre Palestiniennes, une Québécoise, trois Algériennes, une Tchadienne, une Libanaise, une Argentine, une Syrienne, une Sud-Africaine, deux Iraniennes, trois Tamouls et, concernant directement la tenue de ce tribunal, trois Kurdes. À cette liste doivent être ajoutés, lors du conflit opposant le mouvement indépendantiste basque à l’État espagnol, 28 Basques, dont 8 Français, assassinés sur le sol français, entre 1983 et 1987, lors de 20 opérations recensées. Cette énumération fait comprendre que c’est une pratique à laquelle les États qui y ont recours sont nombreux et qu’ils peuvent être le fait de régimes autoritaires comme de pays démocratiques.

Les attentats ciblés se distinguent d’autres attentats sur plusieurs points. Premièrement, couvert par le Secret d’État, ils ne sont jamais revendiqués ou en de rares occasions à des fins d’orienter sur de fausses pistes. Si, en raison du déroulement de l’opération ou de fuites, l’implication d’un État est avérée, il reste nié par celui-ci, des dysfonctionnements des services sont évoqués et il est procédé à des limogeages.

Deuxièmement, du fait des moyens dont disposent les exécutants et éventuellement des complicités dont ils disposent dans le pays où l’opération est conduite, souvent les assassins ne sont pas identifiés, en conséquence, alors même qu’une dizaine d’attentats ont été commis en pleine rue dans Paris, les arrestations ou extradition d’un pays tiers après leur fuite sont rares. Dans le cas de Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Soleymez, l’arrestation de leur assassin fait presque exception.

Troisièmement, s’il est à chaque fois assuré par les autorités policières et judiciaires que toute la lumière sera faite sur le crime et que ses auteurs seront jugés, dans les faits, même quand une procédure judiciaire est engagée cela aboutit le plus souvent par un non-lieu et il est rare que des condamnations soient prononcées. À ce jour, l’assassinat de Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Soleymezne fait pas exception.

Bien qu’il y ait atteinte au droit international et violation de la souveraineté territoriale de l’État où le crime et commis, le fait que ce qu’un État s’autorise l’autre peut aussi le faire, on peut penser que cela n’est pas sans interférer que le cours de la justice et pourrait expliquer la quasi-impunité des assassins et des commanditaires lors d’assassinats ciblés ou d’opérations homo.

L’objet n’est pas ici d’entrer dans le détail des assassinats ciblés dénombrés commis en France, mais il est des exceptions à ces trois constats qu’il se justifie de relever. Des attentats sont revendiqués, ainsi, on trouve sur internet une liste : Israël Counter-Terrorisme : Tarjet Killing of Terrorists[1](contre-terrorisme israélien : assassinats ciblés de terroristes). Cette liste inventorie, entre 1956 et 2017, plus de 220 opérations ciblées dans le monde, précisant la date, le lieu, la ou les personnes visées, leurs fonctions ou rôles politiques, les motifs et le moyen utilisés lors de l’opération.

Dans cette liste figurent les noms de trois personnes assassinées dans Paris mentionnés dans la liste que je remets au Tribunal. Ce sont Mahmoud Hamchari, représentant de l’OLP en France, Basil Al Kubeisi, dirigeant du FPLP palestinien et Mohamed Boudia, militant du FLN algérien, puis militant internationaliste pour la cause palestinienne. Leur assassinat est ainsi revendiqué, mais aucun assassin n’a été présenté devant les tribunaux et, à ma connaissance, leurs dossiers sont clos.

Des aveux peuvent servir à désigner une piste pour en couvrir une autre, ainsi l’assassinat d’Henri Curiel a été revendiqué par d’anciens groupes liés à l’OAS pendant la guerre d’Algérie. Assassiné Henri Curiel 16 ans après les Accords d’Évian, la vindicte apparaît tardive. Si l’on sait tout sur le commando, impliquant les services français, la question reste entière sur qui sont les commanditaires ? Le dossier vient d’être rouvert à la suite des aveux posthumes de l’un des assassins, il est important que la justice reprenne son cours.

Il est des assassinats ou il a été prononcé des condamnations. Dans le cadre de l’assassinat de Medhi Ben Barka, Antoine Lopez et Louis Souchon, ont été condamnés respectivement à 8 ans et 6 ans de réclusion criminelle pour arrestation illégale. Des principaux commanditaires aux exécutants de l’assassinat il a été prononcé des condamnations à la réclusion criminelle à perpétuité par contumace, mais l’État marocain n’a jamais procédé à leur extradition.

Si cet assassinat ciblé, chargé d’une forte symbolique, a vu des condamnations prononcées jusqu’au commanditaire, cela est dû à des raisons particulières. L’arrestation et l’assassinat de Mehdi Ben Barka ont été possibles en raison de la collusion des autorités et des services marocains avec des services de police et des « barbouzes », terme utilisé en France pour des membres d’officines parallèles. La déclaration du Premier ministre Georges Pompidou lors du Conseil des Ministres du 19 janvier 1966, le confirme : « des membres des services français, de la police et du SDECE sont coupables de complicité active et de participation au crime »[2]. La force de la réaction du Gouvernement lors de cet assassinat ciblé se comprend, le Général de Gaulle avait assuré Mehdi Ben Barka de sa protection sur le sol français, l’autorité de l’État et sa souveraineté avait donc été mise en cause au plus haut niveau

Il a été prononcé des condamnations dans deux autres cas, celui de Shapour Bakthiar, ancien premier ministre du chah d’Iran et celui de Redza Mazlouman, ancien vice-ministre du chah d’Iran. Concernant Shapour Bakthiar, l’un des trois assassins, arrêté en Suisse, puis extradé, a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, avec une période de sûreté incompressible de 18 ans, les deux autres furent jugés par contumace, un complice a été condamné à 10 ans de prison. Pour Redza Mazlouman, un des assassins, arrêté à Bonn puis extradé, s’est vu condamné à 17 ans de réclusion criminelle. Dans ces deux cas où il y a eu jugement et condamnations, il s’agissait d’anciens hauts responsables politiques du régime du chah d’Iran. Que le cours judiciaire aille à son terme est important, on ne peut qu’être plus sensible au fait que pour 18 autres assassinats ciblés commis en France il n’y a pas eu, à ma connaissance, de jugement rendu, malgré l’engagement, le dévouement et l’obstination des avocats des victimes qui doivent être soulignés devant ce Tribunal.

Chaque assassinat ciblé ou opération homo est un cas en soi. Chaque assassinat ciblé est différent quant à ses motifs politiques et ses protagonistes. Opération militaire ou paramilitaire, dont la chaine de commandement et d’exécution, du pouvoir aux exécutants implique les services de l’État, des officines parallèles et des malfrats, on comprend que l’on entre dans un monde aussi implacable que secret. Cela explique leur opacité, mais ne peut justifier ce qui est un dévoiement des rouages de l’État, une négation de l’État de droit par le pays qui pratique l’assassinat ciblé, une violation du droit international et de la souveraineté de l’État où le crime est commis, parfois avec l’implication de celui-ci.

Les assassinats ciblés couvent un large champ idéologique et politique, mais force est de constater que le plus grand nombre de victimes sont des militants pour les droits sociaux et de libération de leur peuple comme Sakine Cansiz, Fidan Dogan, et Leyla Soleymez, militantes, victimes, le dossier judiciaire le démontre, d’un crime d’État commandité par l’État turc en violation du droit international et de la souveraineté territoriale de l’État français.

[1] file:///Users/nils/Desktop/Kurdes/Israeli%20Targeted%20Killings%20of%20Terrorists.webarchive. Edité par Jewish Virtual Library a project of AICE.

[2] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, t. III. Ed. Fayard, 2000. Alain Peyrefitte était au moment de l’assassinat de Medhi Ben Barka, Ministre de l’information.

* Dernier ouvrage: Mémoire éclatée, Éditions d’en-bas, Lausanne

Par Nils Anderson