« Chaque jour, ils venaient emmener des femmes. Je sentais que mon tour approchait. Je ne savais pas quoi faire. Je me suis percé le visage avec une aiguille à plusieurs endroits, puis je l’ai enduit de suie, pour paraître laide. »

Au cours du génocide des yézidis à Shengal (Sinjar), qui a débuté le 3 août 2014, des milliers de femmes yézidies ont été enlevées par l’Etat islamique (EI) pour être vendues sur les marchés des esclaves du XXIe siècle. S.H., 27 ans, fait partie des ces femmes kidnapées, violées et torturées par les djihadistes.  Après avoir échappé aux terroristes, elle est revenue vivre à Shengal. Pendant longtemps, elle n’a parlé à personne de ces années atroces de captivité. Puis elle a décidé de sortir de son silence pour raconter cette honte, non celle de sa personne ou de son corps, mais celle de ceux qui l’ont torturée et violée. Elles fait partie de ces milliers de femmes courageuses qui refusent de s’enfermer dans le désespoir, s’efforçant de se reconstruire et de s’émanciper, malgré toutes les cruautés qu’elles ont subies. 

Parler ou ne pas parler

S.H. a peur. Parfois, elle hésite à parler. Mais elle veut aussi raconter ce qu’elle a vécu. Elle réfléchit un moment, oscillant entre parler ou ne pas parler. Nous la comprenons et nous savons qu’il faut beaucoup de courage pour dire certaines choses. Nous essayons de la rassurer. En tant que femme, je ressens et comprends profondément tout ce qu’elle a vécu. 

Après un moment, la jeune femme commence à parler. Elle veut parler de cette histoire qu’elle n’a racontée à personne jusqu’ici, afin que tout le monde sache ce qui s’est passé. 

« Appelez-moi par le prénom de ma mère »

Après un an et six mois de captivité aux mains de l’EI, S.H. a été libérée en échange d’une rançon payée par sa famille. Elle vit actuellement à Shengal avec ses trois enfants. 

« Appelez-moi par le nom de ma mère, Feyziye », dit-elle. 

Les premiers agresseurs : les voisins

Feyziye est originaire de Gir Zerek. Elle s’est mariée à l’âge de 17 ans dans son village natal où elle a donné naissance à un enfant. Deux ans avant le génocide, elle s’installe avec sa famille dans la ville à majorité arabe de Dumiz, à l’ouest de Shengal, dans l’espoir d’y trouver des conditions de vie meilleures. Les quelque 50 familles yézidies installées à Dumiz essaient de rester proches les unes des autres. Pendant le génocide, la plupart des familles yézidies vivant à Dumiz sont tombées aux mains de l’EI. Alors qu’ils avaient de bonnes relations avec leurs voisins arabes avant le génocide, les yézidis ont été trahis par ces derniers au moment de l’invasion de la région par le groupe djihadiste. Selon les témoignages de nombreux rescapés, les habitants arabes de Dumiz qui avaient promis au départ de protéger les membres de la communauté religieuse, ont été les premiers à les attaquer en s’engageant aux côtés de l’EI. À l’instar de l’oncle de Feyziye, de nombreux yézidis qui avaient trouvé refuge chez leurs voisins arabes et musulmans ont été assassinés dans leurs maisons. 


« Si nous avions su, nous serions partis avant »

Feyziye nous parle aussi de sa vie à Dumiz avant le génocide. « Avant le génocide, la vie était agréable à Shengal. Nous nous entendions bien avec les voisins et les amis. Mis à part quelques petits problèmes, nous avions une vie plutôt paisible. Nous étions à la maison. Nous étions avec nos proches, avec nos voisins. À cette époque, l’EI était un sujet populaire partout. La presse rapportait que « l’EI est entré à Mossoul… l’EI est entré à Maxmur ». Nous suivions les informations. Nous avions peur, mais nous pensions que si l’EI venait, ce ne serait pas pour nous, mais pour les forces militaires. Nous pensions que même si l’EI venait, les peshmergas, les soldats Irakiens présents dans la région se battraient et nous protégeraient. Si nous avions su, nous serions partis avant. »

« Nous étions 14 personnes, toutes capturées par l’EI »

Feyziye avait déjà trois enfants au moment de l’invasion. L’époux de Feyziye est parti travailler à Dohuk quelques jours avant le génocide, tandis que Feyziye est restée avec ses trois enfants et sa belle-mère. Elle continue de parler à voix basse, avec beaucoup de timidité : « Après avoir vécu la trahison de nos voisins le jour où le génocide a commencé, nous nous sommes dirigés vers Shengal, et de là vers les zones de Kandil et Çilmera. À 8 heures du matin, l’EI est entré dans Shengal. Des membres de l’EI nous ont poursuivis et capturés. Nous étions 14 personnes : mes 3 enfants et moi, ma belle-mère, ma belle-sœur et ses 5 enfants, ma sœur, la fille de mon beau-frère et le fils de mon oncle, qui conduisait le véhicule. Les assaillants ont séparé les hommes, les femmes et les enfants. Ils ont confisqué nos téléphones, notre or et notre argent. 

« Ils emmenaient les belles femmes yézidies »

 Puis, ils nous ont fait monter de force dans des voitures et nous ont emmenés au bureau d’état civil de Shengal. C’était un bâtiment à deux étages. Ils ont placé les hommes en haut et les femmes en bas. Chaque jour, ils venaient et enlevaient les filles qu’ils trouvaient jolies. Nous sommes restés là pendant trois jours. Puis ils nous ont emmenées hors de la ville. Ils ont laissé les hommes et n’ont pris que les femmes. Lorsque les avions de chasse ont commencé à bombarder la zone où nous nous trouvions depuis cinq jours, ils nous ont emmenées dans la prison de Badush, située entre Shengal et Tal Afar. Nous y sommes restées 13 jours. Après Badush, ils nous ont emmenées dans une école à Tal Afar et nous y ont gardées pendant 23 jours. Durant cette période, nous avons été torturées chaque jour. Ils ne servaient que deux repas par jour et en petite quantité. Avec nos enfants, nous avions peur, nous étions persuadées qu’ils allaient nous tuer. Nous voulions toutes mourir le plus tôt possible. Nous étions terrifiées lorsqu’ils venaient choisir les filles qu’ils trouvaient les plus belles. Les belles femmes se cachaient le visage. Il y avait des femmes qui se lacéraient le visage. Les longs couloirs resonnaient des cris des femmes à chaque fois que l’une d’entre elles était emmenée. Personne ne sait ce qui est arrivé à ces filles. Ils ont aussi torturé des vieilles femmes. Ils nous torturaient aussi. J’avais surtout peur qu’ils fassent du mal à mes enfants. Ils prenaient les enfants aussi, mais pas les plus petits. Mes enfants étant encore très jeunes, ils ne me les ont pas enlevés. Je donnais constamment le sein à l’un d’eux pour le garder près de moi et ne pas entendre les cris des femmes. Après un certain temps, ils sont venus chercher les couples mariés ainsi que leurs enfants pour les installer dans des maisons à Tal Afar. Dans ces maisons, les familles devaient s’occuper des moutons et des vaches, travailler comme des esclaves au service des membres de l’EI. J’ai tout fait pour qu’ils m’emmènent aussi, mais ils ont refusé parce que je n’étais pas avec mon mari. J’étais prête à faire n’importe quoi pour protéger mes enfants. La condition d’esclave de l’EI n’était rien comparée à ce que nous subissions chaque jour. 

« J’ai percé mon visage avec une aiguille pour qu’ils ne me prennent pas ».

Ils ont continué à venir chercher des femmes, chaque jour. Je sentais que mon tour approchait. Je ne savais pas quoi faire. Je me suis percé le visage avec une aiguille que j’avais gardée sur moi. Après avoir percé mon visage à plusieurs endroits, depuis les joues jusqu’au coin des yeux, je l’ai enduit de suie. J’ai essayé de remplir les trous avec la suie que j’avais mise sur mon visage pour paraître laide. J’ai transformé mon visage. C’était très douloureux, mais il aurait été plus douloureux que mes enfants me soient enlevés et j’étais donc prête à endurer n’importe quelle souffrance. »

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