Les combattants des Unités de protection du peuple (YPG)

Interview publié dans le livre « La Commune du Rojava ».

Par Gabar, volontaire français chez les Kurdes du Rojava

Parmi les volontaires qui ont rejoint les YPG (« Unités de protection du peuple »), il y a des Français. Nous avons pu rencontrer l’un d’entre eux, rentré en France pour se faire soigner d’une blessure par balle et éviter ainsi une amputation. Pour des raisons de sécurité, il a souhaité que son nom véritable n’apparaisse pas. Nous l’appellerons donc Gabar – comme d’emblée les combattants des YPG l’ont surnommé. Gabar nous a fait le récit de ses quelques mois passés aux côtés des Kurdes.

Témoignage recueilli par Jean-Michel Morel 

Jean-Michel Morel a été animateur de radio, critique de cinéma et de bandes dessinées, responsable de collection aux éditions du Seuil, scénariste pour la télévision. Il est aussi écrivain et membre du comité de rédaction Orient XXI. 

Dans le train qui me ramène à Clermont-Ferrand, en glissant mes béquilles sous le siège, je repense à ce qui m’est arrivé. Là-bas, à 5 000 kilomètres de chez moi.

Je repense aussi à mon départ pour une destination que, peu de temps auparavant, j’aurais été bien en peine de situer avec précision sur une carte.

Alors, qu’est-ce qui m’a conduit à me rendre au Kurdistan syrien ? À m’engager dans les rangs des YPG, les Unités de protection du peuple ? La rage. Tout simplement la rage. Une rage déclenchée par les attentats du 13 novembre. Et la certitude qu’il y en aurait d’autres. Et que, face à cette perspective, je ne pouvais pas rester sans réagir.

Ma mémoire est encore pleine des images des abords du stade de France saturés de voitures de pompiers et de gyrophares bleus, du souvenir des terrasses de café ensanglantées, de corps gisant à même le bitume, recouverts de linceuls improvisés et de la façade colorée du Bataclan, ce temple de la musique et de la joie, d’où on a sorti des morts et des blessés par dizaines. J’entends toujours les sirènes des ambulances fonçant vers les hôpitaux et les commentaires des journalistes, ajoutant leur propre sidération aux récits des témoins. Les terroristes ont frappé tous azimuts, ne ciblant que des innocents. Sans autre justification que leur conception de la vie n’était pas celle de leurs victimes.

De ce jour, j’ai décidé que puisqu’ils étaient venus, ici, dans mon pays, assassiner des gens qui ne leur avaient rien fait, j’allais les retrouver dans leur État fantoche et leur faire payer le prix du sang. Pour avoir été légionnaire durant quinze ans, je sais ce qu’est la guerre. Je pensais en avoir terminé avec elle, ne considérant pas que s’écharper avec ses semblables soit l’inévitable destinée d’un homme. Apprenti boulanger-pâtissier, j’ai connu les levers à quatre heures du matin, le malaxage de la farine, le boulage des pains ronds, le tourage des viennoiseries, la scarification des baguettes et la succession des fournées, jour après jour. Désireux d’échapper à cette routine qui ne me convenait pas, j’ai signé un premier contrat de cinq ans et coiffé le képi blanc. Sans doute que d’autres choix étaient possibles. Mais la Légion fut le mien et je ne le regrette pas. J’en suis même fier. J’ai de nouveau signé deux fois. Et, lorsque au bout de quinze ans, j’ai quitté l’uniforme, à l’instar de tant d’entre nous, j’ai connu mille métiers, mille misères jusqu’à trouver ma voie et la stabilité. J’étais devenu un citoyen sans histoires avec un emploi, une femme et un fils. J’avais quarante-huit ans et tourné de nombreuses pages.

Tout laissé pour aller se battre

Par leurs actes sauvages, les djihadistes m’ont obligé à en écrire une nouvelle et à revenir au maniement des armes. J’ai cédé ma petite entreprise, sorti mes maigres économies de la banque, j’ai informé ma femme et quelques amis de mes intentions et bouclé mon paquetage.

Pourquoi ai-je rejoint les Kurdes de Syrie ? Pour leur programme politique, leur tolérance religieuse, leurs préoccupations écologiques, leur capacité à fédérer des populations d’ethnies différentes, leur gestion par un binôme homme-femme des localités qu’ils contrôlent ? Pas le moins du monde. De tout ça je n’avais pas la moindre idée lorsque j’ai commencé à surfer sur Internet à la recherche d’un site susceptible de m’indiquer une filière efficace. Mes seuls objectifs étaient de passer les frontières, d’atteindre le Rojava et de faire la peau à un maximum de salopards.

De tout ce que j’avais lu, de tout ce que j’avais vu à la télévision et de tout ce qu’on m’avait dit, c’était là, dans cette région à peine plus grande que la Belgique, en bordure de la Turquie, qu’un étranger pouvait espérer affronter les nouveaux barbares. C’était là que j’avais une chance d’être accepté.

Volontaires comme en 1936

Je ne suis pas parti comme mercenaire – sauf à considérer que 100 dollars par mois est un salaire de « chien de guerre ». Je suis parti comme volontaire. Exactement comme en 1936, des gars de mon genre, des types venus d’un peu partout, ont tout laissé pour aller se battre en Espagne dans les Brigades internationales contre les franquistes.

Un avion pris à Roissy, après une escale à Düsseldorf, m’a déposé à Souleimaniye, capitale de la province de l’est du Kurdistan irakien. Une ville encaissée entre des montagnes. Une ville moderne, avec ses quartiers pauvres en périphérie. Elle est peuplée de Kurdes et d’Arabes, dont certains ont fui Mossoul ou Kirkouk. Une ville « tenue » par l’UPK (Union patriotique du Kurdistan) de Jalal Talabani, l’ancien président de l’Irak, après la chute de Sadam Hussein jusqu’en 2014. L’UPK et le PDK (Parti démocratique du Kurdistan) se partagent la gestion du Kurdistan irakien. Une répartition du territoire qui ne s’est pas faite sans heurt et ce n’est qu’après une guerre fratricide de quatre années qu’un accord est intervenu entre les partis. Nous étions en février. Il ne faisait pas vraiment froid mais les sommets étaient couverts de neige. À l’aéroport, personne n’était là pour m’accueillir et me fournir le moindre renseignement. J’ai dû me débrouiller pour trouver un hôtel. Et j’ai attendu. J’ai attendu l’arrivée de Cheenook, l’un de mes anciens camarades de la Légion – celui dont les conseils m’avaient permis de repérer le site susceptible de me mettre en relation avec la bonne filière, celle qui m’avait indiqué qu’il fallait que je me rende à Souleimaniye et non pas à Erbil, sous contrôle du PDK. Plus tard, j’ai compris pourquoi.

L’arrivée de Cheenook m’a sorti de mon isolement mais ne réglait pas la question du passage au Rojava. Comme on nous l’avait préconisé sur Internet, nous nous sommes rendus au siège  de l’UPK et, grâce à Cheenook qui parle anglais, nous avons pu rencontrer une personne qui nous a mis en relation avec des membres des YPG. Ceux-ci nous ont accueillis chaleureusement. Nous avons quitté notre hôtel et ils nous ont hébergés, nourris, fournis en cigarettes, abreuvés de thé. Cette générosité de gens capables de « donner leur chemise », comme on dit en France, nous allions l’apprécier tout au long de notre « séjour » au Rojava. Puis, une nuit, nous sommes montés dans la voiture d’un « passeur » YPG et sommes remontés vers le nord, dans la partie placée sous le contrôle de Massoud Barzani, le président du Gouvernement régional du Kurdistan irakien et chef du PDK. Si lui n’apprécie pas que des volontaires étrangers viennent à la rescousse des YPG, avec Cheenook, nous avons pu vérifier que, parmi les Kurdes irakiens, les avis sont beaucoup plus partagés. Nombreux sont ceux qui y sont favorables. Y compris parmi les peshmergas. C’est d’ailleurs à deux d’entre eux que le passeur YPG nous a confiés. Ils nous ont demandé d’enfiler des uniformes semblables aux leurs afin de pouvoir franchir sans problème les postes de sécurité pour passer au Rojava.

De l’autre côté, une autre voiture nous attendait. Repris en main par des membres des YPG, nous avons tracé la route jusqu’à l’Académie des volontaires, installée dans la montagne, à une cinquantaine kilomètres de Qamichli. Des volontaires, il y en a de toutes sortes, y compris ceux qui viennent en « touristes » et qui, après quelques selfies avec, en arrière-plan, des combattants en treillis, s’empressent de disparaître, incapables de supporter les conséquences de leur décision. C’est pourquoi les YPG demandent que nous prenions l’engagement de rester au moins six mois. Nous avons commencé notre formation. Elle fut brève. En quinze jours, nous avons appris des rudiments de kurmandji, la langue kurde majoritaire. C’était indispensable pour comprendre les ordres. On nous a rappelé les éléments basiques sur la façon de se comporter en opération et, comme ni Cheenook ni moi ne souhaitions recevoir des informations sur les principes qui soutiennent le projet politique du PYD, nous en avons été dispensés. Ce que je sais de ce projet, je l’ai appris au cours d’échanges avec les YPG mais plus encore en constatant le comportement des hommes et des femmes qui constituent les « tabours », l’équivalent de nos sections. Et c’est en les voyant agir que j’ai pu vérifier que ce que le PYD entendait construire comme société me convenait plutôt bien. Par contre, si j’ai pu échapper aux discours théoriques, je n’ai pu me défiler lorsqu’il s’est agi de faire la démonstration qu’on avait une forme physique suffisante pour tenir le coup. Et, là, ce fut très dur.

Quelques kilos de trop…

Tous les volontaires écopent d’un nouveau un nom. De code ou de guerre comme on voudra. Cheenook est devenu Serhad. Comme j’avais une bonne vingtaine de kilos de trop, les YPG m’ont baptisé Gabar – la montagne. Ça aurait pu être flatteur mais, en l’occurrence, c’était ironique. Par bonheur, je n’ai pas eu besoin de suivre un régime pour retrouver la forme. Les exercices de crapahutage sur toutes sortes de terrain, les dents serrés et la sueur au front, m’ont rendu ce service. Les épreuves passées, nous avions hâte de passer aux choses sérieuses et d’en découdre. On nous a fourni des uniformes et des armes – kalachnikov et grenades. Dont l’une à conserver en cas de besoin. C’est-à-dire pour éviter d’être pris vivant par les djihadistes. Porter des armes pour venir à bout de ceux d’en face, c’est une chose. On s’habitue, on se convainc que c’est indispensable sur le mode « c’est eux ou moi ». Rien de plus logique. Mais être doté d’une arme pour pouvoir se donner la mort, c’est une autre affaire. Dans ce cas, ce n’est plus à l’endurance du corps qu’il faut faire appel, c’est aux ressources de l’âme. De fait, en trimbalant cet instrument voué à son propre suicide, c’est comme si l’on transportait l’ennemi accroché à ses basques en permanence.

Partout la guerre est une horreur. Mais là-bas, alors que l’armement est insuffisant, que les infrastructures médicales sont défaillantes, que l’immense majorité des combattants des YPG sont des paysans en armes et pas des soldats formés aux techniques de combat, face aux djihadistes qui sont suréquipés, ne respectent aucune des lois de la guerre, se livrent à toutes sortes d’exactions sur les populations, s’en servent comme boucliers humains, c’est l’enfer.

Parmi les YPG, la discipline est stricte. Sur certains aspects, à mon avis, trop stricte. Il ne faut jamais oublier que ces combattants courageux et à la détermination sans faille, désireux de chasser Daech de leur pays, sont jeunes. Très jeunes. Ils ont quitté leur village, leur famille pour se retrouver dans des conditions de vie spartiates. Lorsqu’ils libèrent une localité, ils n’ont d’autre alternative pour se reposer et dormir que d’occuper des maisons bombardées, dévastées, abandonnées. Elles sont bien souvent ouvertes à tout vent, dépourvues de tout confort, si ce n’est parfois quelques tapis au sol et un poêle à pétrole. Au Rojava, en hiver, il pleut beaucoup et durant les trois premiers mois de l’année. Dans la journée, il peut faire très chaud mais la nuit le froid pénètre dans les habitations. Le thé du matin est le bienvenu pour se réchauffer. La nourriture est frugale – je n’ai jamais craint de reprendre les kilos que j’avais perdus lors des entraînements.

On a failli mourir

Avec d’autres volontaires – américains, australiens, britanniques, espagnols, norvégiens, grecs… – nous avons été répartis dans les différents tabours. Après une journée de stress et de tension alors qu’on a failli mourir de la balle d’un sniper, d’une rafale de fusil d’assaut, d’un tir de mortier ou en sautant sur une mine, on est heureux de pouvoir joindre les siens. Les rassurer (y compris en leur mentant), leur donner des nouvelles, prendre des leurs, savoir ce qui se passe au pays. Les volontaires étrangers ont toute latitude pour le faire via les téléphones portables ou Skype. Pas les Kurdes.

Récemment, à Bruxelles, avec d’autres volontaires étrangers, à leur demande, nous avons rencontré des responsables du PYD. Parmi d’autres sujets, nous avons pu évoquer avec eux cette question. Ils nous ont paru attentifs à nos arguments. En opération, les soldats ont besoin d’être soutenus. Les conversations avec les êtres chers, les amis, aident à conserver le moral. À la guerre, on ne se bat pas tous les jours. Parfois, le temps s’étire lentement. Il faut s’occuper pour ne pas déprimer. Pas question de se lancer dans des prouesses culinaires compte tenu des ustensiles et des ingrédients que nous possédons. Pas question non plus d’aller engager des discussions autres que politiques ou techniques avec les combattantes des YPJ ou même avec celles de notre tabour. Là aussi, tout est réglementé. Dans ce contexte, l’égalité homme-femme prévoit que chacun garde ses distances. Dieu sait pourtant si certaines d’entre elles sont séduisantes. Alors, nous fumons beaucoup.

La libération longue et sanglante de Manbij

Les étrangers sont venus pour se battre : ils sont versés d’emblée dans les tabours « cadros ». Ils peuvent même en constituer un. Ce qui n’empêche pas les commandants YPG d’essayer de les exposer le moins possible. Cette façon de nous « protéger » est parfois source de friction. Durant la bataille de Manbij, par exemple, j’ai dû longuement argumenter avec mon commandant pour avoir la possibilité d’être en première ligne. La libération de Manbij a été longue et sanglante. Commencée fin mai 2016, elle s’est achevée deux mois et demi après, vers la mi-août. Ce sont les FDS (Forces démocratiques syriennes), dans lesquelles figurent des Arabes sunnites et des chrétiens assyriens aux côtés des YPG, qui l’ont menée. Les FDS étaient soutenues par les bombardements de la coalition internationale et, au sol, par des forces spéciales françaises, américaines et britanniques. Des unités de volontaires yézidis, constituées après les massacres perpétués par Daech en 2014 à Sinjar, étaient présentes aussi. Dans Manbij, les djihadistes gardaient prisonniers nombre des leurs, réduisant les femmes au statut d’esclaves sexuelles et s’employant à embrigader les jeunes garçons comme enfants-soldats. Les hommes ayant été exécutés depuis longtemps. C’est donc peu dire que les combattants yézidis étaient motivés.

Les djihadistes ont opposé une résistance farouche. En dépit de leurs pertes importantes et bien que, fin juillet, les FDS s’étaient emparées d’une grande partie de la ville, ils ont refusé, comme il leur était proposé, de l’évacuer avec leur famille afin de mettre un terme aux pilonnages de l’aviation et aux coûts en vies humaines d’une guérilla urbaine qui s’éternisait. Ils ont préféré lancer des attaques suicides, utiliser des voitures piégées et se servir des populations comme boucliers humains.

Le 12 août, lorsque finalement les combats ont cessé, le bilan était lourd. Très lourd. Les maisons étaient écroulées, les rues défoncées, les canalisations percées, 4 000 djihadistes étaient laissés pour morts, les FDS avaient perdu plus de 300 combattants, les civils, hommes, femmes et enfants, pris dans les échanges de tirs, exécutés par Daech ou victimes des bombardements excédaient les 400. Mais tout ça, je ne l’ai appris que plus tard car, pour moi, ça s’est mal passé. Je n’ai pas eu l’occasion d’entrer dans Manbij et d’y voir descendus de leur mât, piétinés et brûlés les sinistres drapeaux noirs des djihadistes. Durant cette bataille, je conduisais un pick-up Toyota, transportant une dizaine d’hommes sur la plate-forme arrière et un commandant assis à côté de moi. Jeune officier issu des rangs du PKK, il avait vécu l’agression des soldats d’Erdogan au Bakur, dans le Kurdistan turc, constaté les destructions opérées par l’armée engagée dans la relance d’une guerre civile. Il n’ignorait donc rien des risques que nous encourions. Considérant mon âge, il cherchait en permanence à me laisser en retrait. Cette préoccupation, bien que généreuse, m’était insupportable. Je lui ai signifié. Appartenais-je oui ou non à un tabour « cadro », ceux qui vont au feu ? J’étais d’autant plus furieux que, quasiment dès mon arrivée, j’avais pris part à la prise de la ville d’Al-Chaddadeh, située au nord-est, proche de la frontière irakienne, endroit stratégique compte tenu de sa proximité de champs pétroliers. Pour me faire comprendre, j’ai utilisé tous les moyens dont je disposais. Mes rudiments de kurde, des gestes qui me semblaient sans ambiguïté – de colère, j’ai été jusqu’à jeter ma kalachnikov à la tête de l’officier – et une application de mon Smartphone qui me permettait de faire part de mon courroux en arabe, mon commandant me répondant dans la même langue et de la même façon. L’appli traduisant nos échanges.

Déloger les djihadistes

Finalement, menaçant de rentrer en France si je n’obtenais pas gain de cause, j’ai obtenu de prendre part à la prise des villages qui ceinturent Manbij et participer à en chasser les djihadistes. Ce ne fut pas une promenade de santé. Nous avons mis plus d’un mois pour tous les sécuriser. Dans la campagne du Rojava, anciennement grenier à blé de la Syrie, c’est maintenant l’ocre qui domine. La terre, les maisons, l’ensemble du paysage, tout semble être d’une couleur uniforme. La nuit, le terrain s’assombrit et vire au brun foncé. C’est souvent le moment que nous choisissons pour progresser et tenter de déloger les djihadistes des positions qu’ils occupent. Ils sont parfois suffisamment près pour nous permettre de capter leurs messages radios. Pour avoir eu l’occasion d’intercepter des échanges entre Français – dont l’un qui voulait rentrer chez lui –, j’ai pu m’immiscer dans sa conversation et lui dire : « Mec, y a aucune chance que ça t’arrive. » Tout au long de mon séjour au Rojava, j’ai conservé cette préoccupation : faire en sorte que les combattants français de Daech ne puissent retourner en France. Je n’ai aucun respect ni pitié pour eux après ce qu’ils ont fait subir aux populations irakiennes et syriennes, qu’elles soient kurdes, yézidis, chrétiennes, alaouites et mêmes sunnites. Et, en Europe, nous avons payé assez cher pour savoir à quelles extrémités criminelles leur folie les a conduits. Pour autant, je ne me suis jamais pris pour un justicier. Je me suis contenté de protéger du mieux que je pouvais mon pays et les miens.

J’ai pris une balle dans le talon et emmené à Kobané, où il manque de tout

Quand il avance à découvert, un tabour est divisé en trois groupes. L’un reste « à la base », un deuxième se dirige vers la gauche et le dernier va vers la droite. Ce soir-là, notre tentative de venir à bout des hommes de Daech et de les déloger d’une bourgade s’est soldée par une brève escarmouche qui a fait un mort et trois blessés dans nos rangs. Dont moi. Après qu’une balle m’a effleuré le cou, j’en ai pris une dans le talon. Sur l’instant, la douleur était supportable. J’ai pu continuer à combattre. C’est lorsqu’on s’est repliés et que j’ai posé mon pied par terre que j’ai senti l’intensité de cette blessure. Une souffrance atroce qui m’a empêché de me tenir debout. Mes camarades m’ont aidé à revenir à l’arrière, dans l’abri d’où nous étions partis. Il était clair que j’étais trop amoché pour espérer prendre part à l’assaut de la ville. L’hôpital de campagne le plus proche se trouvait à quatre heures de route. Un pick-up m’y a conduit. De là, une ambulance m’a emmené à Kobané. Dans cette ville de 200 000 habitants, il n’y a que deux hôpitaux. Le personnel médical fait preuve d’un dévouement sans pareil. Mais il manque de médicaments, de vaccins, de pansements. En fait, il manque de tout. J’ai été recousu sans anesthésie et soigné au mieux. J’y suis resté trois semaines et, craignant la gangrène, j’ai décidé de rentrer en France.

Pour ça, j’ai dû passer la frontière dans l’autre sens. Mais avant, depuis le Rojava, j’avais pris contact avec le consul de France à Erbil. Celui-ci m’a indiqué le jour et l’heure où je devais revenir dans le Kurdistan irakien, me prévenant que je serais arrêté. Ce qui n’a pas manqué. Dès mon passage effectué, j’ai été cueilli par des peshmergas et conduit en prison. Comme il était informé de mon arrivée, le consulat français m’en a sorti au bout de trois jours et a réglé la question de mon visa. Par contre, maintenant, je suis interdit de séjour au Kurdistan irakien pour un an.

Meurtri dans ma chair et déçu de n’avoir pu rester plus longtemps, je me suis payé un billet de retour. Un avion parti d’Erbil a fait escale à Dubai avant de me ramener en France. Après que la Police de l’air et des frontières (PAF) m’a « réceptionné » à l’aéroport, dans les jours qui ont suivi, je me suis présenté spontanément à la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure). Je ne sais si je leur ai appris beaucoup de choses mais, en agissant ainsi, j’ai eu le sentiment de faire mon devoir.

Voilà pourquoi, ce matin, après être monté dans le TGV Paris-Clermont-Ferrand pour rejoindre ma famille, j’ai glissé deux béquilles sous la banquette devant moi. Mais, un jour, quand ma blessure sera cicatrisée, à l’issue d’une rééducation efficace et que je serai bien retapé, je recommencerai à courir comme un lapin et alors, très certainement, je bouclerai de nouveau mon paquetage pour le Rojava. J’ai beau avoir refusé de me plonger dans la théorie et de m’informer avec précision sur le « confédéralisme démocratique » prôné par Abdullah Öcalan, le leader emprisonné du PKK, j’ai compris que les Kurdes du Rojava sont aux avant-postes du combat contre l’obscurantisme de Daech et des intégristes de tout poil qui sévissent dans cette partie du monde. Les aider, c’est nous protéger nous-mêmes. C’est une raison suffisante pour que j’y retourne.