L’Académie de Jineolojî du Nord de la Syrie a ouvert le 13 septembre à Hêsêkê, au sud du Rojava (Ouest-Kurdistan). Vingt femmes ont participé pendant dix jours à la première session de formation de l’Académie.

 

La jineolojî, une science sociale en plein envol

La Jineolojî, littéralement « science des femmes », a été proposée par le leader du mouvement de libération kurde, Abdullah Öcalan, en 2008. Il s’appuie alors sur l’expérience et les analyses du (des) féminisme(s), des mouvements des femmes à travers le monde et sur les luttes et développements du mouvement des femmes kurdes. Celles-ci ont depuis pris les choses en main. Le travail commence dans la foulée: une première conférence est tenue en 2015 dans les montagnes du Qandil, puis en janvier 2018 au Rojava. Des comités de Jineolojî existent maintenant dans les quatre parties du Kurdistan, en Europe et en Russie. Au Rojava, des centres de recherche ont été ouverts à Afrin, Derîk, et bientôt Kobanê. Des comités ont été formés à Hêsêkê et Manbij. Un autre, spécialement destiné aux jeunes femmes, a organisé plusieurs camps de formation et des ateliers. La faculté de Jineolojî de Qamishlo entame sa deuxième année universitaire et la construction du premier village des femmes, Jinwar, est bientôt terminée. L’ouverture de cette première académie se fait dans la continuité de ces années de travail et offre de nouvelles possibilités pour la formation et la recherche. L’Académie a ainsi prévu d’organiser « des séminaires, des sessions de formations thématiques et générales, des ateliers, des temps de recherche collectives » indique Mitra Karker, qui est responsable de l’Académie.

7h du matin le premier jour de la formation : danser c’est aussi de la Jineolojî !

Une première session de formation à la découverte de l’histoire des femmes

Ce sont vingt femmes qui ont participé à cette première session de formation en kurde. Des membres des comités de Jineolojî d’Afrin (qui travaillent maintenant à Kobanê), de Derîk, de Hêsêkê, des internationalistes du comité « Jineolojî Monde » et « Jineolojî jeunes » et cinq combattantes des YPJ – Unités de protection des femmes – ont pendant dix jours réfléchi et appris autour de cette question : Qu’est-ce qu’une science qui part du point de vue des femmes ? « Ce qui est intéressant est l’analyse et l’évaluation de l’histoire », nous dit Anderta, une des participantes, « l’Histoire que nous lisons, qui nous est enseignée à l’école a été écrite du point de vue des oppresseurs, l’approche de la Jineolojî est différente puisqu’elle part du point de vue des femmes ».

Vejin, 19 ans, originaire d’Afrin et membre des YPJ a participé à la bataille menée contre l’armée turque pour la défense de sa terre natale. Elle voit l’étude de l’histoire comme un moyen de comprendre qu’une autre vie est possible : « avant, au temps du néolithique, les femmes étaient responsables de la société et la vie était belle, mais après, l’autorité des femmes a été brisée, les femmes ont été envoyées à la maison, loin des espaces d’organisation de la vie ». L’apprentissage de l’histoire des résistances des femmes, des déesses-mères aux partisanes de Yougoslavie, est aussi une manière de trouver des exemples pour les luttes actuelles et de ne pas répéter les erreurs du passé, continue Vejin : « On voit aussi que les femmes n’ont pas fait que courber la tête. Il y a plusieurs exemples de femmes kurdes qui sont allées jusqu’à se jeter dans un fleuve pour échapper à l’ennemi, considérant que toucher [coloniser] leur corps était comme porter atteinte à leur pays. L’on voit par exemple que les femmes travailleuses, féministes, ont mené des combats exemplaires, incomparables, mais n’ont pas réussi à créer des organisations larges et pérennes pour que leurs luttes puissent continuer et triompher. Les béguines par exemple avaient une grande organisation, leurs propres principes de vie, mais comme elles n’ont pas organisé leur auto-défense, elles ont été réduites à néant ».

Au-delà des journées spécifiques autour de l’histoire et d’une présentation générale de la Jineolojî, les femmes ont aussi assisté à des formations sur l’anatomie, la médecine naturelle, la philosophie d’Abdullah Öcalan et sur les méthodes de la Jineolojî. Étant donné que la plupart des femmes présentes à la formation sont amenées à animer elles-mêmes des séminaires et formations de Jineolojî de plusieurs jours, la dernière journée est consacrée à réfléchir au contenu des formations en fonction des publics et du temps accordé. Ciwana, qui la semaine prochaine doit aller donner une formation en arabe à une centaine d’hommes combattants membres des FDS (Forces Démocratiques Syriennes) demande : « Mais toutes ces choses, sur les règles, est-ce qu’on en parle dans ce cas-là ? ». Des sourires amusés s’échangent dans la salle. La formatrice du jour lui répond : « Cela dépend, il n’y a rien de fixe. Il faut que tu fasses comme tu le sens, comme tu sens le public, en fonction de comment cela te vient ce jour-là. Tu peux aussi utiliser des images, dire par exemple que, comme dans la nature, les femmes se renouvellent chaque mois ! ».

« Un lion est un lion, qu’est-ce qui est homme, qu’est-ce qui est femme ? »

En guise d’entraînement, il est un soir demandé aux participantes d’effectuer une recherche sur le sujet de leur choix, avec les moyens du bord et sans internet. Vejin qui s’était premièrement demandé « qu’est-ce que l’univers ? », réfléchissant aux forces d’attraction, au mouvement des planètes et aux différentes histoires de création du monde, se concentre finalement sur l’histoire d’Afrin. D’autres récoltent et analysent des « mots de grands-pères », proverbes et adages qui éclairent la vision duale portée par la société sur les femmes. A la fois respectées et vues comme une base essentielle de la société (« Si un homme meurt, sa femme pleurera en disant qu’un mur de sa maison s’est effondré, mais si une femme meurt, son mari dira que toute sa maison s’est écroulée » ) mais aussi démonisées, rabaissées et mises en garde contre toute recherche de liberté (« Mettez une femme et le diable dans un sac, le diable s’enfuira en criant » ; « De même que tu ne fais pas peu d’enfants dans son ventre, ne donne pas peu de coups sur son dos » ; « La femme aura beau chercher, voyager, elle reviendra toujours à son point de départ »).
D’autres encore s’intéressent au rôle de Fatma (Fatima) dans l’Islam, analysent l’histoire vraie devenue légende de Mêm et Zîn, deux amoureux de Cizirê Botan qui, ne pouvant s’unir, se donnent la mort, ou cherchent à comprendre les expériences des participantes lors de leurs premières règles et l’influence de la religion dans la création chez les jeunes femmes d’un sentiment de honte vis-à-vis de leur corps. La diversité des recherches et méthodes employées pour arriver à des analyses reflète la démarche jineologique qui considère à la fois la mythologie, la religion, la philosophie et la science comme sources de savoir et qui de fait effectue une synthèse critique des méthodes et points de vue développés dans les différentes sciences sociales comme l’histoire, l’ethnographie, la psychologie, la sociologie, la linguistique…

Sur les murs de l’académie, des photos de femmes du monde entier ont été suspendues (de gauche à droite : Gurbet Aydin (Ş.Mizgîn) – Kurdistan; Gabriella Silang – Philippines; Valentina Ramirez – Mexique; Angela Davis – Etats-Unis)

Vivre libre au Moyen-Orient

Si la Jineolojî a été pensée premièrement par les femmes kurdes, elle a vocation à s’adresser à toutes les femmes du Moyen-Orient et au-delà. Comme le souligne Mitra Karker, son objectif « est de former les femmes de toutes les parties du Moyen-Orient ». Au Nord de la Syrie, le travail va déjà bien au-delà des régions kurdes. Une recherche sociologique a été menée sur le territoire nord-syrien auprès des femmes de toutes les populations, jusqu’à Shengal (Sinjar, en Irak). A la maison des femmes de Manbij, à laquelle le comité de Jineolojî local est rattaché, des femmes arabes, circassiennes, turkmènes et kurdes travaillent au développement de la pensée jinéologique. Mitra Karker continue : « Nous critiquons l’orientalisme dans les sciences sociales majoritaires, et la pensée qui dit que le problème de l’oppression des femmes n’existerait qu’au Moyen-Orient. Si ici, évidemment, les femmes sont opprimées et que, par exemple, l’effet négatif des religions se fait ressentir, l’effet du capitalisme est au moins aussi fort. Le capitalisme renforce l’esclavage des femmes et fonctionne sur la base de la tromperie, du mensonge. Ainsi, en Europe, le problème est que les femmes pensent qu’elles sont libres. Ici, elles ont au moins conscience d’être opprimées ». Les membres du comité de Hêsêkê donnent aussi des formations en arabe dans les villes libérées de Daesh, comme Shedadi, et vont bientôt commencer ce travail à Raqqa et Deir-Ezor.

L’un des concepts forts de la Jineolojî est celui de « Hevjiyana Azad » , littéralement « une vie libre ensemble ». « Comment vivre ensemble, c’est l’une des questions principales », affirme Vejin, « il ne s’agit pas seulement de la relation entre les hommes et les femmes, il faut comprendre que l’oppression contenue dans cette relation s’est répandue dans toutes les sphères de la société et a cassé toutes les relations sociales ». Au Nord de la Syrie, où la guerre continue pour la libération d’Afrin et où le dernier bastion de Daesh est en passe d’être vaincu, les efforts de développement d’une nouvelle organisation sociale, autour du confédéralisme démocratique, se transcrivent au quotidien. « Notre porte est ouverte à toutes les femmes qui souhaitent se former et s’organiser, qui veulent progresser sur le chemin de notre libération et construire une vie libre au Moyen-Orient », conclut Mitra Karker.

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