Pour la première fois depuis vingt ans, R.T. Erdogan ne parvient pas à obtenir la majorité pour être élu au premier tour de la présidentielle. Dans un même mouvement, la formation islamo-conservatrice (AKP) réalise son score le plus bas. Cela témoigne indéniablement d’une volonté de changement profonde dans la population.

Même si R.T. Erdogan arrive en tête et dispose d’une majorité à l’Assemblée, rien n’est joué à quelques jours du second tour. La priorité est de tout mettre en œuvre pour que le président sortant soit battu le 28 mai 2023.

Le président du chaos 

Jamais depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, la question de la survie du régime n’a été posée avec autant de force. R.T. Erdogan en a pris la mesure puisqu’il a reconduit son alliance électorale avec l’extrême-droite (MHP) tout en l’élargissant à des organisations islamistes au passé criminel comme le Refah ou Hüda-Par.

Cet Etat kleptocratique, qui s’appuie sur la corruption et la prédation des bourgeoisies industrielle et financière, a entraîné le pays dans le chaos qu’a révélé l’ampleur du séisme et ses conséquences. La crise économique qui aggrave la pauvreté et les inégalités a été au cœur de tous les débats. La population dans son ensemble considère que la politique actuelle est un échec même si une partie de l’électorat d’Anatolie a encore la conviction qu’il n’y a pas d’alternatives crédibles.

Afin de faire taire les oppositions et briser toutes formes de citoyenneté, R.T. Erdogan a imposé un régime autoritaire fait de régressions démocratiques, de destructions des mécanismes de contrôle et d’équilibre et une para militarisation croissante de l’Etat. La réforme constitutionnelle, permettant au président d’agir par décrets, validée dans des conditions douteuses en 2017, a permis de restructurer les configurations politiques à son avantage. La présidentialisation a favorisé la constitution de coalitions permettant à l’AKP de gérer les déçus de sa politique en faisant glisser leurs voix vers l’extrême droite ou les islamistes de leur alliance. La colère sociale n’a pas été transférée vers l’opposition expliquant en partie les résultats très élevés des ultranationalistes dont le programme vise à déchaîner la haine contre les Kurdes et les migrants.

Cette violence s’exprime également par l’accaparement de tous les pouvoirs de l’appareil d’Etat, le contrôle quasi-absolu des médias, la privatisation des ressources publiques pour déployer une influence clientélaire qui étouffe la libre expression. A cela s’ajoute un maillage d’institutions religieuses, du Diyanet aux confréries, qui exercent un contrôle social sur les populations.

Cet ensemble a miné profondément la démocratie et a criminalisé toutes les formes d’opposition.

Comment dans de telles conditions peut-on avancer que le scrutin s’est déroulé dans de bonnes conditions car cette brutalité extrême n’est pas sans conséquence sur les résultats ? Certes, au regard de l’ampleur de la participation, les pressions et les fraudes, le jour du scrutin, ne modifient qu’à la marge les enseignements généraux qui peuvent être tirés. Cependant il n’est pas inutile de rappeler que les forces démocratiques de Turquie et plus particulièrement le Parti Démocratique des Peuples (HDP) sont soumis depuis des années à une impitoyable terreur blanche, de Gezi à Cizré, faite d’arrestations, de condamnations, de tortures et d’exécutions. Plus de 10 000 maires, parlementaires et militants du HDP sont emprisonnés tandis que cette formation, désormais décapitée, est sous le coup d’une procédure d’interdiction. Il en va de même pour des milliers d’avocats, de journalistes, d’universitaires, de syndicalistes ou de défenseurs des droits humains. La campagne électorale a été d’une rare violence comme en ont témoigné les nombreuses délégations du Collectif National Solidarité-Kurdistan (CNSK) qui se sont rendues sur place. Celles de Grenoble ou de France-Kurdistan ont été délocalisées en dernière minute en raison de situations locales périlleuses. Celle de Bretagne, s’est vue partiellement empêchée d’exercer sa mission d’observation. Deux déléguées de Solidarité et Liberté Provence ont été expulsées manu militari ainsi qu’une parlementaire d’EELV. Le comité lyonnais, avec d’autres, a dénoncé des exactions et des irrégularités au moment du vote de la diaspora.

Le jour du scrutin, l’armée turque a établi des barrages dans les régions du Kurdistan, a multiplié les provocations et les intimidations violentes contre la population. Dans plus de mille bureaux, les voix obtenues par le HDP ont été attribuées à l’AKP ou au MHP modifiant les résultats dans des circonscriptions législatives. Et que dire de la province d’Antakya, durement frappée par le séisme, majoritairement peuplée d’alévis et dans laquelle l’AKP arrive en tête !

Enfin, R.T. Erdogan s’appuyant sur la crise a constamment irrigué la société de références identitaires. L’exaltation de la nation comme seul horizon et le souverainisme sont devenus le moteur du conservatisme social. Ce poison, nourri par une mentalité obsidionale, alimente le repli et le rejet de l’autre. Ici la force et la guerre prime sur le droit, justifie l’expansionnisme, les opérations militaires de connivence avec les djihadistes, et aiguillonne la fierté des réalisations techno-militaristes. L’anti-occidentalisme, fossoyeur de la famille traditionnelle ou promoteur du modèle LGBT selon les dirigeants de l’AKP, occupe une place de choix dans ce néo-conservatisme qui n’a rien d’émancipateur mais qui bannit toutes les perspectives alternatives, plurielles et universelles.

C’est sur ce terreau nauséeux que R.T. Erdogan, avec l’extrême-droite, a cherché à effacer son bilan calamiteux en polarisant toujours davantage la société et en y développant une violence structurelle.

Une opposition debout

Avec un immense courage, des forces sociales ont réagi pour empêcher la tyrannie. Certes R.T. Erdogan contrôle par la terreur et l’autoritarisme la société, mais il n’a pas atteint ses objectifs en ne parvenant pas à imposer la syntaxe islamo-conservatrice. Le combat engagé par la jeunesse, les femmes, les défenseurs des droits humains, les forces progressistes et plus particulièrement les Kurdes est pour beaucoup dans ce refus de l’assujettissement.

A ce stade, l’opposition qu’incarne K. Kiliçdaroglu n’est pas encore parvenue à chasser R.T. Erdogan en dépit d’une bonne campagne. Comment ne pas comprendre la déception et l’effet de sidération qui se sont emparés de ceux qui avaient espéré un retour à l’état de droit et à la démocratie. Ils ont repris le combat.

La dynamique issue de l’alliance hétéroclite de six partis allant des sociaux-démocrates mâtinés de nationalisme (CHP) en passant par des figures dissidentes de l’AKP, des islamistes et d’un parti d’extrême-droite, a créé un immense espoir qui n’a pas toujours eu l’effet escompté et qui n’a pas convaincu notamment sur le plan économique. La crainte d’une instabilité ultérieure, d’un saut dans le vide auxquels s’ajoutent les inquiétudes liées aux guerres en Syrie, en Arménie ou en Ukraine ont largement été instrumentalisés par R.T. Erdogan.

Le HDP avait fait le choix de ne pas présenter de candidature à la présidentielle. Même si cela constituait un rétrécissement du champ politique, l’impérieuse nécessité de battre R.T. Erdogan et de faire renaître l’espoir se sont imposés à eux, avec un immense sens des responsabilités. Rien n’a été épargné au HDP. Quelques jours avant le scrutin, 150 de ses dirigeants ont été arrêtés. Dans la crainte d’une interdiction, il s’est présenté sous les couleurs du « Parti de la Gauche Verte » déboussolant des électeurs et il a été concurrencé à l’ouest par le Parti des Travailleurs de Turquie (TIP), pourtant membre de son alliance, lui faisant perdre des sièges aux législatives.

Pour autant, le HDP conserve son ancrage démocratique et populaire et a présenté des candidatures renouvelées dans toutes les circonscriptions compte-tenu du fait que tous ses dirigeants, dont S. Demirtas, sont emprisonnés.

Dans ce contexte, le HDP demeure la troisième force de l’Assemblée nationale, en dépit d’une certaine érosion, et demeurera la voix sur laquelle pourra s’appuyer l’opposition démocratique. Le soutien du HDP à K. Kiliçdaroglu, dès le premier tour, a été utilisé par R.T. Erdogan pour diaboliser les Kurdes mais aussi pour accuser le candidat du CHP de disposer de l’appui des « terroristes » du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). S’il s’agit d’une constante dans le discours des forces réactionnaires turques, chacun devrait mesurer les conséquences désastreuses et contre-productives du maintien du PKK sur la liste des organisations terroristes. Cette inscription a permis à R.T. Erdogan d’accroître ses marges de manœuvres, de distiller la haine et d’exercer un chantage odieux. Ce rôle d’épouvantail a été renforcé par l’absence de discours clair d’une partie de l’opposition sur le règlement pacifique de la question kurde mais aussi sur le sort des migrants syriens.

Si le vote kurde n’a pas suffi, il pèsera encore de manière déterminante à l’occasion du second tour. Il en va de même pour celui d’une partie de la jeunesse profondément sécularisée et qui rejette les discours de ré-islamisation. Partisane d’une mondialisation ouverte, elle est entrée en rébellion contre R.T. Erdogan exprimant tout à la fois un immense désir de liberté individuelle, de solidarité tout en récusant les idéologies globalisantes. Mais ce recul de l’islam politique ne doit pas masquer qu’une partie d’entre elle demeure sensible aux discours des forces ultra-nationalistes. 

L’enjeu du 28 mai

De toute évidence, l’élection de K. Kiliçdaroglu le 28 mai 2023 ouvrirait de nouvelles perspectives, celle d’un retour à l’état de droit, à une presse libre, à une diplomatie plus institutionnalisée ou à une justice assainie.  Elle constituerait un immense espoir pour les dizaines de milliers de prisonniers politiques, victimes de l’arbitraire qui croupissent dans des geôles sans espoir de sortie. Elle permettrait le retour de milliers d’universitaires exilés et privés de leur poste.

Battre R.T. Erdogan par les urnes est le seul moyen d’éviter l’institutionnalisation de l’autocratie, l’accentuation d’une politique étrangère agressive notamment contre les Kurdes du Rojava mais aussi en Irak ou en Méditerranée orientale.

Battre R.T. Erdogan serait un signe qu’il est possible de faire reculer à l’échelle du monde le populisme qui débouche sur les formes les plus brutales de domination. Chacun mesure l’exigence de construire des solidarités réciproques pour l’avenir en renforçant notre soutien aux forces progressistes unies dans le HDP. Les Kurdes constituent la principale force de paix régionale. Ils portent un projet progressiste, féministe et écologiste. La France et les pays de l’Union Européenne seraient bien inspirés d’être à leurs côtés. Toute complaisance envers le régime d’Ankara encourage la tyrannie de R.T. Erdogan et l’instabilité.

Annick Samouelian, Solidarité-Liberté Provence et Pascal Torre, France-Kurdistan, co-coordinateurs du Collectif National Solidarité-Kurdistan (CNSK)

Laisser un commentaire