Plusieurs centaines de milliers de personnes se sont réunies à Amed (Diyarbakir) pour la célébration du Newroz, le Nouvel an kurde. Les festivités se sont déroulées dans une joie relative au regard des affrontements actuels entre l’Etat turc et les forces de défense kurde en Turquie, en Syrie et au nord de l’Irak. Une trentaine d’adolescents et de jeunes adultes ont été arrêté.es pour avoir répondu aux provocations de la police turque en fin de manifestation.

 Le soleil omniprésent à Amed a eu bien du mal à réchauffer les cœurs des dizaines de milliers de participant.es rassemblé.es en périphérie de la ville. Afrin est dans tous les esprits, sur toutes les lèvres et ses quatre lettres résonnent régulièrement dans les haut-parleurs. Elles frappent les tympans d’une foule qui s’électrise à chaque évocation de la ville évacuée par les Forces démocratiques syriennes (FDS) afin d’épargner la population civile face à la sauvagerie de l’agression turque et de ses miliciens, en grande partie recyclés de Daech et du Front al-Nosra. Comme il est de coutume, un hommage vibrant par son silence est rendu à celles et ceux qui ont donné leur vie pour la cause et le peuple kurde, hier et aujourd’hui. Le temps est comme suspendu à ces milliers d’index et de majeurs dressés vers le ciel. Le calme absolu est seulement troublé par un hélicoptère, sombre oiseau qui ne cessera de dessiner des ronds au-dessus de la foule. Bientôt, elle couvre le bruit des rotors de ses sifflets, de ses applaudissements et de ses « Biji berxwedana Êfrînê » (Vive la résistance d’Afrin).

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Des jeunes célébrant le Newroz à Amed (Diyarbakir), 21 mars 2018 /photo Jérome Bertrand

Résister partout, avec tous

Alternativement se succèdent sur l’estrade érigée à dix mètres du sol des groupes de musiques kurdes et de nombreuses personnalités. Parmi elles Pervin Buldan, co-présidente du Parti démocratique des peuples (HDP), Berdan Öztürk, membre du Congrès démocratique des peuple (DTK, plate-forme civique et politique au Bakûr) ou encore Ahmet Türk, figure emblématique de la vie politique turque et kurde. Le mot d’ordre est le même : résister. En Turquie comme en Syrie, en Irak ou en Iran, le peuple kurde ne peut pas se laisser abattre et doit continuer à lutter de toute ses forces. Malgré les différentes oppressions nationales auxquelles il est confronté, en dépit des trahisons internationales dont il est victime. C’est en ce sens qu’une cinquantaine d’internationalistes européen.nes, entre autres d’Allemagne, d’Italie, du Pays Basque ou de France, sont venu.es réitérer leur soutien indéfectible au courageux peuple kurde qui se démène chaque jour contre l’oppression étatique turque.

Si les célébrations du Newroz sont cette année autorisées à travers toute la Turquie, y participer est loin d’être commode. Des barrages policiers successifs jalonnent les différentes entrées menant au lieu des célébrations, totalement cernés par des kilomètres de barrières métalliques hautes de deux mètres cinquante. Les fouilles y sont aussi strictes qu’arbitraires, au milieu des immeubles récents et de ceux en construction, symbole d’une ville qui s’étale chaque mois un peu plus et de campagnes qui, elles, se vident chaque mois un peu plus. Afin d’éviter un rassemblement trop conséquent, les autorités turques et son armée ont pris la précaution de couper la route reliant Amed à Mêrdîn (Mardin), 80 kilomètres plus au sud où Newroz s’est tenu le 18 mars. Il serait en effet dommage qu’Erdogan se vexe du peu d’intérêt qu’Amed lui a témoigné il y a quelques jours. En dépit des messages téléphoniques enjoignant les fonctionnaires publiques et leurs familles de se rendre à un meeting tenu par le néo-sultan reparti en conquête de territoire perdus par l’Empire ottoman il y a cent ans, l’affluence escomptée n’a pas été au rendez-vous. Bien qu’autorisé, le Newroz ne devait pas lui voler la vedette en rassemblant un nombre indécent de participant.es à ses yeux. Nouvel an kurde toléré, bien que tout soit fait pour en dissuader la participation massive.

« Nous gardons espoir, bien que nous nous sentions seul.es »

Membre de la sécurité de l’évènement organisé par le HDP depuis que les différentes associations civiques ou culturelles se sont vues contraintes de fermer par des centaines de décrets-lois, Murat « espère que les choses changeront en Turquie et ailleurs au Kurdistan. Mais franchement, je n’y crois pas trop. Pourtant, on doit continuer de se battre sinon les choses seront pires que ce que nous vivons aujourd’hui. Newroz en 2018, c’est quelque chose de très spécial. On est triste par rapport à ce qu’il se passe en Syrie et en même temps, cela fait énormément de bien de pouvoir enfin se réunir tous ensemble (…). Aujourd’hui en Turquie, une personne ne peut plus rien faire en tant que kurde alors le faire à plusieurs… Mais nous gardons espoir, bien que nous nous sentions seul.es, comme nous avons pu le voir à Afrin. »

« Newroz Pîroz be », Joyeux Newroz, Amed (Diyarbakir). 21 mars 2018 / Photo : Jérome Bertrand

L’abandon occidental est douloureux, vif, pour les institutions kurdes comme pour les individus. Dans ces temps critiques, ils aiment se rappeler une histoire. Il y a plusieurs milliers d’années, un tyran nourrissait quotidiennement chaque serpent présent sur ses deux épaules d’une cervelle humaine. Les deux reptiles avaient un faible pour les cerveaux d’enfants ou d’adolescents et le despote, Zohak, soumettait ainsi la population à un double sacrifice quotidien. Un jour vînt le tour de Kawa, un forgeron qui avait déjà sacrifié nombre de ses enfants. Il ne pût se résoudre à soustraire une fois de plus un de ses fils à la vie et prit le parti de le cacher et d’offrir en lieu et place de sa cervelle, celle d’un mouton. Zohak et ses deux serpents ne remarquèrent rien et rapidement, le bruit couru parmi la population opprimée de dissimuler ses enfants promis au sacrifice et de contenter les deux serpents de mouton. Les mois et les années passèrent jusqu’au jour où les filles et les fils caché.es dans les montagnes furent suffisamment nombreux pour former une armée. Kawa en prit la tête et renversa Zohak, libérant tout un peuple de l’oppression, ouvrant la voie vers un jour nouveau, Newroz en kurde.

Depuis, le feu du forgeron brûle toujours au Kurdistan, Kawa et ceux qu’il avait libéré ont eu de nombreuses et nombreux descendants qui ont eux-mêmes transmis la flamme jusqu’à nos jours. Le tyran a lui aussi trouver son digne héritier turc mais je ne suis pas sûr que la clairvoyance et la culture de celui-ci lui permettent de connaître la fin de l’histoire.

Par Jérome Bertrand