L’Etat turc interdit l’accès aux observateurs internationaux
Des observateurs internationaux sont rentrés scandalisés d’un procès qu’ils qualifient de « parodie » avec de lourdes peines requises contre les co-présidents du HDP, le Parti Démocratique des Peuples.
Jean-Paul Lecoq pour le Parti Communiste Français, Corinne Morel-Darleux et Jean-Christophe Sellin pour le Parti de Gauche, Sylvie Jan et Michel Laurent pour l’association France-Kurdistan se sont rendus les 6 et 7 décembre 2017 à Ankara pour les procès de Figen Yüksekdağ et Selahattin Demirtaş, les deux co-présidents du HDP, le Parti Démocratique des Peuples. Le HDP avait obtenu 14% des voix lors des élections nationales en juin 2015.
Jean-Paul Lecoq, député communiste (PCF) à l’Assemblée nationale et membre de la commission des affaires étrangères est revenu fâché : « Ils ne nous ont même pas laissé entrer, » nous dit-il dans une interview pour Rojinfo. « Et nous étions quand même nombreux. » Aujourd’hui, le procureur a demandé l’emprisonnement à vie en isolement.
Je serais considéré comme un terroriste en Turquie
Jean-Paul Lecoq:« Qu’on mette en prison des députés, je ne le supporte pas. En Turquie, on les appelle des terroristes, chez nous, on les appelle des révolutionnaires ou en tout cas des résistants à l’ordre existant. J’ai d’abord découvert que ce sont des démocrates élus qui ont été emprisonnés, des représentants du peuple, de vrais élus, pas des gens qui se sont fait élire en trichant.
L’ambassadeur français à Ankara nous a expliqué avoir assisté à des procès de professeurs de l’université d’Istanbul qui sont en convention avec l’Etat français. Les gens sont condamnés à des peines très lourdes pour avoir parlé, pour avoir fait un discours contre l’ordre existant ! Moi j’en fais tous les jours en France et c’est pour cela que je suis solidaire. Ce que je fais en France peut s’appeler du terrorisme en Turquie. Tout ça ressemble à des parodies de procès. »
Corinne Morel Darleux, conseillère régionale en Auvergne-Rhône-Alpes pour le Parti de Gauche et élue du Parti de la Gauche européenne est déjà allée à la fête de Newroz en mars 2016 à Diyarbakir et avait observé les dégâts faits dans le vieux quartier de Diyarbakir-Sur. Elle s’est rendue pour la troisième fois à une des audiences pour soutenir Figen Yüksekdağ et Selahattin Demirtaş.
Si Erdogan était président en France, c’est nous qui serions en prison
Corinne Morel Darleux:« Les peines demandées contre Figen Yüksekdağ et Selahattin Demirtaş sont très lourdes: 83 ans de réclusion pour Figen Yüksekdağ et 142 pour Selahattin Demirtaş et les charges sont des accusations de terrorisme. Je dois avouer que j’ai mis longtemps à m’intéresser de près au dossier kurde, parce que j’étais réticente comme beaucoup de gens. C’est comme la Palestine. Quand on regarde de loin, on se dit : « Peut-être on va se retrouver à soutenir des trucs pas très nets. » Du coup, il y a un peu de crainte et d’ignorance. Mais quand tu commences à éplucher les dossiers et les actes d’accusations de plus près, l’injustice saute aux yeux. Ces actes d’accusation reposent essentiellement sur des discours notamment prononcés à l’intérieur de l’Assemblée nationale turque, sur la participation à des manifestations, sur des appels à arrêter les massacres des populations civiles ou pour avoir demandé un corridor humanitaire pour le Rojava. Tout cela, ce sont des choses que nous en France aurions faites dans les mêmes circonstances. Si Erdogan était président en France, c’est nous qui serions en prison. Aujourd’hui je n’ai plus aucune réticence à défendre les gens du HDP ou du mouvement kurde. Le HDP n’est d’ailleurs pas seulement un parti kurde, il est beaucoup plus large que cela, ce qui me semble dans cette partie du monde absolument essentiel. »
Sylvie Jan et Michel Laurent pour France-Kurdistan ont fait la même démarche et ont rencontré les mêmes obstacles que les deux élus français.
Sylvie Jan:« Après les deux jours d’attente devant les portes des salles d’audience, le HDP a tenu une conférence de presse en présence des 40 observateurs européens. Ce qui est choquant dans cette histoire est non seulement le fait d’être restés bloqués aux portes du tribunal pendant deux jours, alors que la Constitution turque prévoit que les procès soient ouverts au grand public, mais aussi et plus grave encore, ce sont les accusations toujours et inlassablement portées autour du leitmotiv du terrorisme. Or, le HDP a condamné la tentative de coup d’État, n’a jamais soutenu ni de près, ni de loin les gülénistes et a été aux avant-postes du combat contre l’Etat islamique. Selahattin Demirtaş ne cesse de répéter que le HDP n’est pas l’organisation politique du PKK et qu’il lutte pour une solution politique au conflit turco-kurde. Il en a manifesté de nombreuses preuves même après les attentats qui l’ont visé personnellement ou ses meetings. »
Michel Laurent:« Cet argument du terrorisme permet en fait de criminaliser toutes les oppositions à Erdogan. L’ambassadeur de France qui nous a reçu, s’est dit convaincu que ces procès sont purement politiques et que la Turquie vit une période sombre de son histoire en terme d’atteinte à la liberté d’expression. Toutefois, la France continue de placer sur le même plan l’Etat islamique et le PKK alors que tout le monde reconnaît le rôle que ses forces combattantes ont joué pour sauver des milliers de Yézidis du Mont Sinjar en Irak, libérer Kobanê et battre l’Etat islamique à Rakka en Syrie. »
PARODIE DE JUSTICE
Jean-Paul Lecoq:« Les avocats des accusés nous ont expliqué les termes des réquisitoires par rapport au crime d’avoir seulement parlé, soulignant que c’est une parodie de justice. Le président du tribunal par exemple avait autorisé l’entrée de la délégation internationale, mais le gouvernement turc a donné l’ordre de ne pas laisser entrer les observateurs internationaux. Et il y avait du monde : la Suède, la Norvège, le Luxembourg, la Belgique, la Suisse, les Britanniques, les Italiens, les Grecs… Même les représentations diplomatiques de ces pays se sont trouvées bloquées devant la porte du tribunal. »
Corinne Morel Darleux:« Les deux audiences ont eu lieu à Sincan, à 60 km d’Ankara. On a le sentiment que tout a été fait pour nous décourager. Un corridor de policiers turcs très lourdement armés nous a barré l’accès, frappant le sol avec leurs boucliers. Nous avons été encerclés de camions anti-émeutes ; ambiance particulière dans un froid extrême. A deux reprises, le président de la Cour a dit à voix haute dans la salle d’audience qu’il autorisait les délégations internationales à venir assister à l’audience, et à deux reprises, c’est la police turque qui s’y est opposée. Donc, on se pose la question sur l’indépendance de la justice en Turquie, puisqu’elle est à chaque fois contestée par l’Etat turc qui a le dernier mot. Le référent de la police devant la prison nous a dit qu’il fallait une accréditation du ministère des affaires étrangères. La fois d’avant, il nous avait dit qu’il fallait une accréditation du ministère de la justice. L’ambassade de Turquie en France par contre nous a envoyé un courrier qui stipule noir sur blanc qu’il n’y a pas besoin d’accréditation pour assister aux audiences en Turquie puisque la Constitution turque garantit que les procès soient publics. S’il y a un « trouble à l’ordre public », c’est la Cour qui décide de tenir le procès à huis clos. Là, le procès n’était pas à huis clos parce que nous avons vu des membres de l’AKP entrer dans la salle d’audience sans difficultés. Ce sont uniquement les délégations étrangères et le personnel des ambassades qui sont restés dehors. »
Jean-Paul Lecoq:« Durant les deux jours de procès à Sincan, à 60 km d’Ankara, il y a eu un grand rassemblement devant la prison. Les autorités turques ont changé l’adresse du procès plusieurs fois pour être sûres que les Kurdes et les Turcs progressistes qui sont venus les soutenir, se trompent de lieu. Malgré toutes les intimidations et les contrôles d’identité, il y a eu beaucoup de monde. Sans autorisation de manifester, ni de lever des drapeaux, ni de parler dans un mégaphone. Un moment donné, les gens se sont mis à danser et même là, la police est venue dire qu’il y aurait une évacuation s’ils continuaient à danser. »
POCHES D’ESPOIR
Corinne Morel Darleux:« Les deux procès ont été de nouveau reportés au moins de février. Pour Figen, le procureur a demandé une peine de réclusion à perpétuité aggravée. Si le réquisitoire est suivi, elle sera incarcérée jusqu’à la fin de ses jours dans une cellule individuelle et avec une visite de sa famille uniquement tous les deux mois. Figen Yüksekdağ a un grand désavantage aux yeux du gouvernement turc: elle n’est pas kurde. Elle est issue d’une famille turque traditionnelle paysanne. C’est moins facile de l’amalgamer avec des actes terroristes kurdes. Pour Selahattin Demirtaş c’est clairement une manière de décapiter politiquement le HDP. Il est extrêmement populaire, charismatique et il y a des élections législatives importantes en 2019. Ce sont des procès politiques, montés de toute pièce, dans une zone pleine de conflits, notamment avec l’Etat islamique contre qui les Kurdes ont joué un rôle primordial. Priver cette zone, en Turquie ou en Syrie, de gens qui prônent le féminisme, la coexistence, l’existence du Rojava, c’est se tirer une balle dans le pied. Ce sont des poches d’espoir pour toute une région. »
QUELLES SANCTIONS CONTRE LA TURQUIE ?
Si les observateurs internationaux gênent apparemment les autorités turques, l’objectif des délégations est plus qu’observer. Mais faut-il aller jusqu’à boycotter la Turquie?
Jean-Paul Lecoq:« Le comportement politique d’Erdogan même génère un boycott. L’ambassadeur français à Ankara nous a expliqué que les entreprises françaises, vu le climat politique actuel en Turquie, ne veulent plus investir pour l’instant. La Turquie s’isole toute seule à cause de sa propre politique. Je vais interpeller le président de l’Assemblée parlementaire et de la commission des affaires étrangères. Il faut que tout le monde sache ce qu’il se passe là-bas. Erdogan et sa famille apparaissent d’ailleurs dans les « Paradise Papers », des paradis fiscaux et des affaires de tricheries fiscales, sauf qu’on ne peut pas le dire en Turquie. Je vais demander que l’ambassadeur turc s’explique devant la commission des affaires étrangères par rapport à ce qu’il se passe en Turquie. »
« J’étais membre du Conseil de l’Europe. Le président de l’Assemblée du Conseil de l’Europe à l’époque était un Turc. Ces derniers jours, je l’ai vu dix fois à la télé pendant les procès. Il est devenu ministre dans le gouvernement d’Erdogan. A l’époque, il expliquait aux membres du Conseil de l’Europe et à moi-même ce qu’il fallait faire pour respecter les droits de l’homme, et aujourd’hui il est ministre sous Erdogan. A un moment donné, il faut que le Conseil de l’Europe se lève, avec les presque 50 pays qui en sont membres. Qu’ils disent que ce n’est pas supportable. Je vais interpeller mes collègues français qui siègent au Conseil de l’Europe, qu’ils disent à la délégation turque, que c’est insupportable de foutre des députés, des journalistes et des enseignants en prison ! Il ne faut pas seulement faire des pétitions, il faut les interpeller sévèrement partout où ils sont dans les instances internationales. Cela ne peut plus durer ! »
Corinne Morel Darleux:« Nous continuons à demander des sanctions contre la Turquie, mais l’Union européenne s’est mise toute seule dans l’étau avec l’accord sur les migrants. L’UE a elle-même fourni les armes à Erdogan. Erdogan ne craint pas grand-chose de l’UE, il sait qu’il peut ouvrir les vannes migratoires. Et c’est ce qui inquiète le plus l’Union européenne, bien plus que la question kurde en Turquie. »
Sylvie Jan et Michel Laurent:« Nous revenons de cette mission convaincus qu’il faut pousser la réflexion sur le terrorisme, et ne pas lâcher sur l’exigence de sortie du PKK de la liste noire des organisations terroristes. N’oublions pas que les résistants français, Nelson Mandela et Yasser Arafat ont été aussi un jour traités de terroristes. Hisyar Ozoy, le député et responsable aux relations internationales du HDP nous a demandé de ne pas laisser Erdogan gagner du temps. « Le seul argument auquel Erdogan est sensible est celui des sanctions économiques, » nous a-t-il confié. »
- Le Conseil de l’Europe est une organisation intergouvernementale instituée le 5 mai 1949, après la Seconde Guerre mondiale, « pour éviter d’autres guerres ». Fonctionnent en son sein: la Convention et la Cour européenne des droits de l’homme. La Turquie a été condamnée à maintes reprises pour la violation de cette convention qu’elle a néanmoins signée.
Par Chris Den Hond