Le terme “ Koçer ” désigne traditionnellement les nomades kurdes descendants d’une culture millénaire, vivant dans des tentes ou des abris semi-durs avec leurs troupeaux. A la fin du printemps, ils migrent avec leurs bêtes vers les hauts plateaux dans les régions montagneuses de Van, Hakkari, Erzürüm pour échapper à la chaleur de l’été et trouver de la nourriture pour les animaux, avant de redescendre vers les plaines à l’approche de l’hiver. Il existe aussi une catégorie de semi-nomades effectuant des migrations plus courtes, souvent d’un village à un autre plus en hauteur. Les koçers sont organisés en tribu, souvent transfrontalières. Pour eux encore plus que pour les populations sédentarisées, l’état nation et le contrôle qu’il exerce sur le territoire va à l’encontre de leur mode de vie.

Batman.
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Face aux difficultés de la vie pastorale, aux problèmes économiques et aux pressions de l’état, certains koçers ont commencé à se sédentariser dans les années 70. C’est le cas à Batman, ville champignon née de l’exploitation du pétrole, où l’on peut trouver un quartier entier surnommé “koçer mahallesi” dans lequel se regroupent des familles de nomades ayant choisi de se sédentariser. Mais l’acclimatation en ville ne s’est fait pas sans mal, avec son lot de paradoxes entre conservation des traditions et adaptation à un mode de vie radicalement différent.

“Süleyman” est maintenant commerçant. Abordé dans le marché, il refuse tout d’abord de parler, effrayé par la répression qui s’abat dans le contexte du référendum. Un de ses fils est d’ailleurs en prison pour ses activités politiques. Après l’avoir assuré que nous ne parlerions pas de politique, il accepte de raconter son histoire.

“Nous étions plus libre”, soupire d’une voix rocailleuse l’homme d’une cinquantaine d’années solidement bâti, en agitant des mains énormes, marquées par le travail. “Nous trouvions ce dont nous avions besoin dans la montagne, et en hiver les familles se rassemblaient dans les villages […].” A cause des conditions économiques qui ne leur permettaient plus de survivre, ils ont décidé de s’installer à Batman il y a environ 35 ans.

Ali, venu de la région de Botan dans les années 70, fait partie d’une des premières familles à s’être fixé à Batman. Il raconte la même histoire et témoigne des conditions à leur arrivée. “Ici il n’y avait rien, que des jardins. A l’époque, la mairie n’a rien fait, nous avons creusé nous même les canalisations, bâti les maisons. La mairie a seulement installé l’électricité un peu plus tard. Le quartier est vite devenu un point d’accueil pour les koçers qui émigraient en ville.”

Batman.
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Pour s’installer, les koçers ont vendu leurs troupeaux, qui regroupaient parfois plusieurs centaines de bêtes. Souvent cela leur a rapporté une petite fortune qui leur a permis de se construire une maison. Mais cette manne initiale a très vite fondue, sans que les koçers puisse retrouver d’activités professionnelles stables, et ils se sont rapidement appauvris.

Certains koçers, après s’être installés, ont voulu reprendre l’élevage dans la nature de la même manière que le faisaient leurs ancêtres. Mais avant même la guerre civile des années 90, l’état turc a commencé à interdire d’accès certaines zones montagneuses, les empêchant de ce fait d’y emmener leurs troupeaux et les forçant à abandonner définitivement la vie nomade. Tout espoir de retour fut définitivement perdu pour nombre d’entre eux lors de la vague de répression ultra-violente au milieu des années 90, et la destruction par les forces armées turques de centaines de villages, jetant près de 2 millions de personnes sur les routes. L’état turc, dès sa création, a favorisé la sédentarisation des populations en distribuant des terres, et en achetant la loyauté des chefs de tribus, auxquels furent confiées des responsabilités locales, notamment en terme de contrôle des déplacements des populations. Les français avaient déjà inauguré de telles méthodes au nord de la Syrie pour limiter les mouvements des tribus nomades au début du 20e siècle. En Turquie, cela se traduit notamment par la création en 1924 des “protecteurs de village”, ou “korucu”, supplétifs armés de l’état chargé du contrôle des villages. Ce corps a été réactivé dans les années 80 pour lutter contre le PKK. Il s’appuie sur les tribus qui acceptent de collaborer avec l’état, et qui bien souvent profitent de cette collaboration et de la puissance qu’elle leur procure en terme d’armement et face à la loi pour s’approprier les terres ou pâturages de tribus rivales.

“Aujourd’hui, nous achetons des bêtes pour les engraisser et les revendre ou vendre leurs produits, yoghurt, fromage, le troupeau sert uniquement à gagner de l’argent, pas à nos besoins.” explique Süleyman. Néanmoins, à l’instar du reste de la ville, le taux de chômage chez les koçers sédentarisés est important. “Les koçers ont commencé à envoyer leurs enfants à l’école en arrivant en ville.” raconte Abdullah, lui même enseignant d’une trentaine d’années qui n’a pas connu la vie nomade, mais revendique son identité de koçer.

Batman. Cahfer s’occupe de nourrir le bétail. Avec le lait des vaches, ils produisent des produits laitiers. Après les avoir suffisamment engraissées, ils les revendent sur le marché aux animaux.
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“Pour les grandes familles de koçers, l’arrivée en ville signifiant la perte de travail, ils ont poussé leurs enfants à étudier pour trouver un emploi.” Conséquence de cette stratégie, on trouve maintenant nombre d’enseignants, d’avocats, d’ingénieurs… issus de familles de koçers. C’est en ville aussi qu’ils ont commencé à avoir des papiers d’identité, et à rentrer dans un système administratif dont jusque là ils vivaient à la marge.

Le processus de sédentarisation a également été difficile physiologiquement. Habitués à vivre toujours dans un climat frais ou froid, les koçers ont du s’adapter aux étés brûlants des plaines, où le thermomètre peut atteindre les 45°. “Il y a eu des problèmes d’hygiène, de maladie des enfants” explique Musa, 52 ans, le père d’Abdullah. Il ajoute : “l’état a construit des maisons, mais nous n’avons pas voulu y vivre. Elles étaient de très mauvaises qualité, et isolées, nous aurions perdu nos liens sociaux”

“Le style de vie a changé”, explique Ali, “mais la façon de penser, la culture, les traditions sont pareils. Notre identité reste celle des koçers. Je n’ai pas vécu la vie de koçer, mais je la connais. Nous nous voyons comme les kurdes originels.” Les koçers se représentent en effet comme gardiens de la culture et de la langue kurde, qu’ils parlent entre eux au quotidien. Parmi les plus âgés, beaucoup ne parlent pas turc. Le patrimoine culturel se transmet exclusivement de manière orale, à travers les chansons des dengêj où les histoires racontées par les anciens. Musa en fait la démonstration en récitant sur 11 générations l’arbre généalogique de sa famille. Son fils ajoute en riant « certains chants, c’est pire que games of thrones, il y a des histoires de famille, du sexe, de la politique. Et on les chante en public ! ».

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Cette affirmation d’une appartenance identitaire est analysée dans un texte de Michaël Thévenin, qui étudie les évolutions de l’identité pastorale : “le pastoralisme de l’Est anatolien dessine les contours d’une pastoralité qui pourrait s’identifier comme une communauté faisant résistance, et un territoire acteur de cette résistance. Sous cette forme, la pastoralité serait une construction identitaire.

“Nous avons gardé la solidarité des villages et des tribus. Ce sentiment fort explique aussi que nous soyons davantage politisés.” affirme Ali. A Batman, sont présents des membres de près d’une dizaine de tribus différentes. Dans une partie importante du quartier où habite Ali, les murs recouverts de slogans pro-PKK ne lèvent toute ambiguïté sur les sympathies politiques des habitants.

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Batman. Graffitis pro pkk dans le quartier des koçers.

”Politiquement, nous sommes tous impliqués, beaucoup de familles ont des parents en prison ou dans la montagne.” explique Abdullah  “A Batman, nous sommes dans la rue chaque fois qu’il le faut (…) Nous savons qui nous sommes. Le gouvernement cherche tout le temps des excuses pour nous opprimer, mais nous ne réagissons pas aux provocations.” dit Ali.

“Pour nous dans la région de Botan”, reprend-il, après avoir rempli les verres de thé des joueurs de okey,  “nos ancêtres étaient engagés avec les mouvements nationalistes kurdes en Iraq et en Iran. Nous avions déjà une conscience politique forte. Ensuite nous nous sommes rapprochés du PKK. Quand nous sommes arrivés dans les villes nous avons amené nos idées avec nous. Au début quand nous sommes arrivés ici il n’y avait pas de mouvements politiques. Le maire de la municipalité était l’équivalent d’un seigneur féodal. Après, le PKK a commencé à changer la société et les mentalités.” Ce cheminement politique est confirmé par Ayse, responsable du mouvement des femmes (TJA) à Diyarbakir, aujourd’hui emprisonnée. Elle explique que le PKK est un mouvement qui s’est construit en dehors des villes et dont les militants ont commencé à changer les mentalités et à diffuser leurs idées dans les villages. C’est ensuite lors des exodes vers les villes, qu’ils soient économiques ou dus à la répression de l’état, que les idées se sont diffusées dans les zones urbaines. “Dans notre façon de vivre, quand nous avons des problèmes nous les résolvons ensemble. Ici c’est la même chose. Nous n’appelons pas la police. Il y a de l’entraide entre les familles économiquement, en cas de maladie, pour les mariages, les enterrements.” explique Ali. Cette manière de fonctionner n’est pas sans rappeler le programme politique du HDP et son attachement à l’auto-organisation locale, sous une forme qu’il a appelé “komun”.

Mais pour Abdullah, les jeunes générations nées en ville perdent ce sens des relations et de la solidarité. “Par exemple avant il y avait 5000 personnes dans les mariages, aujourd’hui une centaine seulement.” dit-il. Pour lui, les tentatives d’assimilation de l’état à l’école et via les médias y sont pour beaucoup.

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La nostalgie de la vie passée des koçers reste toutefois à relativiser, car tous reconnaissent que leurs conditions de vie se sont beaucoup améliorées aujourd’hui. Nedim, koçer d’une quarantaine d’années, vit toujours de manière traditionnelle. En attendant les beaux jours, il est installé avec sa famille dans les environs de Siirt. “Tu me demandes si notre vie est difficile ? Viens voir par toi même !” lance-t-il. Si il avait le choix, il préférerait faire autre chose et avoir une vie confortable. Il ne veut pas que ses enfants reprennent le métier après lui, même si il est conscient qu’au Kurdistan, les possibilités d’emploi sont limitées. “Où sont les entreprises, le travail ? l’état turc nous maintient dans la précarité” conclut-il, l’air sombre.

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A lire :

Michaël Thevenin : https://rga.revues.org/2469

Etienne Copeaux :

http://www.susam-sokak.fr/2015/09/esquisse-n-58-villages-fantomes-3-l-impossible-retour.html

http://www.susam-sokak.fr/article-esquisse-n-48-la-guerre-les-protecteurs-de-village-123145400.html

Par LOEZ

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