Des membres de Daesh faits prisonniers à Baghouz en mars dernier

Après avoir vaincu Daesh jusque dans son ultime retranchement en Syrie, les Kurdes se retrouvent aujourd’hui avec des milliers de prisonniers étrangers, sans compter les membres de leur famille. Pour sortir de l’impasse née du refus de la plupart des Etats d’origine de rapatrier leurs ressortissants, l’administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie propose la création à Kobanê, ville devenue le symbole de la résistance contre Daesh, d’un Tribunal pénal international pour juger les djihadistes. Un solution qui présente de nombreux avantages, plaide l’avocate Seve Aydin-Izouli dans un article paru dans l’Humanité le 17 avril dernier :

Les Kurdes du Rojava ont demandé à la communauté internationale la création d’un tribunal international à Kobané afin de juger, sur place, les djihadistes de l’EI, parmi lesquels se trouvent les ressortissants de pays européens que leurs pays refusent de récupérer.

Cette demande n’a toutefois pas reçu des autorités françaises l’enthousiasme espéré, celles-ci invoquant des difficultés d’ordre politique et juridique pour sa mise en œuvre. Pourtant l’idée de faire juger les terroristes de l’EI au Kurdistan syrien a été suggérée, pour la première fois, par la France elle-même. Elle y voyait un moyen de se soustraire à ses obligations de rapatrier ses ressortissants djihadistes et de les juger devant ses propres tribunaux. En proposant cette solution, qui émanait de surcroît de la ministre de la Justice Nicole Belloubet elle-même, le gouvernement français savait pertinemment que ce projet était irréaliste et irréalisable : les Kurdes du Rojava ne constituent pas un État, ni même une entité nationalement et internationalement reconnue. Ils n’ont pas les moyens juridiques, politiques, logistiques et financiers pour assumer cette lourde mission, que la France avec toute sa grandeur peine à accomplir.

Après la décision américaine de retirer ses troupes de Syrie et l’exhortation du président Trump faite aux Européens de récupérer leurs ressortissants djihadistes détenus par les Kurdes, la France s’est dite prête à faire rapatrier 250 personnes. Toutefois, l’opération a été stoppée, selon une révélation de Libération du 5 avril 2019, par une décision du président de la République Macron, prise à la dernière minute.

Ce n’est pas la première fois que la France se montre désemparée dans cette affaire. Son indécision et son incapacité à gérer cette crise sont aussi exaspérantes qu’incompréhensibles, s’agissant d’un pays qui compte parmi les plus grandes puissances mondiales.

Les Kurdes placés devant le fait accompli et contraints de gérer seuls des milliers de djihadistes avec leurs familles, sans moyens adéquats, ont trouvé dans la création d’un tribunal international une alternative permettant de sortir de l’impasse et de placer les grands États face à leurs responsabilités.

La proposition kurde n’apparaît ainsi pas dépourvue de toute cohérence et utilité. La communauté internationale avait déjà créé des tribunaux spéciaux pour faire face à des situations particulières de violations massives et graves des droits de l’homme et du droit humanitaire, qualifiées de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.

Certes, la mise en œuvre d’un tel tribunal soulève un certain nombre de difficultés ayant trait, par exemple, au respect de la souveraineté de la Syrie, au vote d’une résolution contraignante par le Conseil de sécurité de l’ONU, à la rédaction du statut de ce tribunal, à la loi applicable en combinaison avec le droit pénal international, aux moyens logistiques pour assurer un procès équitable conforme aux exigences du droit international, aux lieux de détention des personnes poursuivies puis à l’exécution des peines prononcées…

Mais, au-delà du fait que la création d’un tribunal international est, en l’état actuel du refus de la plupart des pays occidentaux de rapatrier leurs nationaux, la seule solution envisageable, elle présente certains avantages.

Elle permettrait d’abord de suppléer à la carence du Rojava en termes de moyens logistiques et matériels, notamment en mettant en place une juridiction spécialisée composée de magistrats professionnels, avec des avocats formés aux droits de la défense, des greffiers et l’ensemble des acteurs garantissant un procès équitable et aboutissant à des jugements ayant une force exécutoire et une reconnaissance officielle au niveau international.

La proximité du tribunal, qui siégerait symboliquement à Kobané, constituerait également un atout de taille pour une bonne administration de la justice. Cette proximité faciliterait la collecte des preuves matérielles, l’audition des accusés comme des témoins… Elle permettrait surtout aux dizaines de milliers de Kurdes yezidis et aux Syriens, victimes directes de Daech ou, par ricochet, des bombardements de la coalition internationale, de crier leur colère et leurs souffrances, et de se faire ainsi entendre.

Cette proximité permettrait également de juger les coupables dans un délai raisonnable afin d’éviter les erreurs des précédents tribunaux internationaux, comme celui de l’ex-Yougoslavie ou du Rwanda, qui n’ont rendu leurs jugements qu’au terme d’une procédure déraisonnablement longue. La création d’un tribunal international représenterait par ailleurs une garantie d’impartialité et d’indépendance vis-à-vis des enjeux électoraux de la politique interne et de la pression intense exercée par l’opinion publique sur les juridictions nationales.

Enfin, elle permettrait de mettre fin à la détention arbitraire de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, de femmes et même d’enfants, pour certains depuis plusieurs mois, sans qu’aucune décision judiciaire ni même administrative n’ait été prononcée, et ce, dans des conditions épouvantables, à la limite du supportable, y compris pour le personnel chargé de l’encadrement.

La communauté internationale doit assumer ses responsabilités face à cette situation extrêmement dangereuse : des milliers d’hommes et de femmes aveuglés par une idéologie extrémiste et accablés par un vécu lourd sont entassés, faute de moyens, comme du bétail dans les camps et les prisons du Rojava. Ce sont des bombes à retardement et il est impératif de les désamorcer en urgence, pas uniquement par une réponse pénale, mais aussi par une prise en charge totale.

Les Kurdes ont très courageusement combattu et vaincu l’EI aux côtés de la coalition internationale. Ils ont payé un lourd tribut pour faire triompher les valeurs universelles de liberté et d’humanité. Pourtant, les États membres de cette coalition, plutôt que de les soutenir et de leur permettre d’accéder à leurs droits légitimes, les laissent seuls, sans moyens, faire face à un problème gigantesque qui les dépasse de loin. Ces États ne peuvent plus continuer à se comporter comme si les Kurdes, qui sont un peuple ayant une cause juste à défendre, étaient de simples mercenaires, ou encore comme si le Kurdistan était leur déchèterie où ils pourraient y jeter impunément leur « poubelle » au lieu de la recycler chez eux.

La bataille contre les islamistes radicaux ne peut se gagner par la seule réponse pénale, pas plus qu’elle ne peut prospérer par la haine et le rejet. Elle ne se gagnera que par notre attachement à l’État de droit, à nos principes démocratiques, à notre humanité.

Seve Aydin-Izouli, Avocate au barreau de Paris

Source: L’Humanité

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