La défaite de daesh à Baghouz et la stabilisation des zones sous le contrôle de l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie a vu l’arrivée en nombre d’ONGs qui jusque là restaient peu présentes dans cette région, souvent au prétexte qu’elles ne pouvaient travailler qu’avec des structures étatiques. Déminage, médical, éducation… Elles ont commencé à investir les villas de la tranquille ville de Derîk, ou se sont construites des places fortes à Qamishlo, Heseke… 

Elles n’amènent pas dans leur bagage que de l’aide humanitaire. Les ONGs sont aussi la tête de pont du néo-libéralisme occidental. En s’implantant sur un territoire, elles jettent les bases pour le remodeler de la façon dont les régimes occidentaux perçoivent la démocratie : comme un outil au service du la mise en place d’une démocratie libérale. Le phénomène n’est pas nouveau et a déjà été largement décrypté. 

N., âgée d’une trentaine d’année, travaille depuis 3 ans pour une de ces ONGs. Elle est dans les bureaux du dimanche au jeudi soir (vendredi et samedi sont jours de week end), de 9h à 17h. Fatiguée, elle explique que les horaires calqués sur les horaires de bureaux occidentaux ne correspondent pas au rythme de vie local. C’est encore pire pour celles et ceux qui habitent en dehors de la ville, et doivent parfois faire plus d’une heure de trajet, en comptant le temps d’attente aux checkpoints, pour rejoindre leur travail. Cette façon d’envisager la répartition temps libre / temps de travail, avec finalement peu de disponibilité, rend difficile l’implication dans les structures démocratiques locales qui sont l’essence même du projet politique dans les zones sous contrôle de l’Administration Autonome. Mais aussi, cela complique la vie communautaire : alors par exemple qu’en été on se repose pendant les heures de forte chaleur, celle ou celui qui travaille pour une ONG rentre épuisé le soir, alors que c’est le moment où les activités reprennent. Comme témoigne un travailleur, il est dès lors plus difficile de visiter les proches.

En recrutant des personnes qui maîtrisent l’anglais, et ont donc un certain niveau d’études, et en les payant de façon disproportionnée, les ONGs favorisent également l’apparition d’une nouvelle forme de bourgeoisie et creusent les écarts de revenus. H., dont la famille compte plusieurs martyrs et s’est beaucoup impliquée dans la révolution, le reconnaît. 

Mais, ajoute-t-il « mon seul salaire me permet de nourrir toute ma famille, je me rends compte que les ONGs peuvent être dangereuses, mais il n’y a pas d’autres alternatives pour le moment ». Les ONGs prennent également soin de recruter des personnes dont les connexions avec l’Administration Autonome leur permettent d’obtenir ce qu’elles veulent. Quitte à faire pression, comme l’explique H., « en menaçant de couper leurs aides si l’Administration ne fait pas ce qu’elles demandent. Et comme à cause du blocus des frontières il n’y a pas d’autres moyens pour faire rentrer du matériel médical par exemple, l’Administration se retrouve dos au mur ». De fait, le blocus total ou partiel imposé par le régime syrien, la Russie, la Turquie et le Gouvernement Régional du Kurdistan les place en actrices indispensables, les seules notamment à pouvoir faire rentrer du matériel médical qui manque cruellement.

La Coalition, qui pourtant avait promis de soutenir les efforts de développement et la reconstruction des villes dans les zones sous contrôle de l’Administration Autonome, favorise la sous-traitance des aides aux ONGs. Heval Fatma, co-présidente de la fédération des mutilés et blessés de guerre, est amère. « Nous avons demandé à la Coalition de nous envoyer des docteurs spécialisés [dans le traitement des mutilations], et du matériel, mais nous n’avons reçu aucune réponse de leur part. ». Très présentes dans les camps de réfugié.es ou de prisonniers de daesh, les ONGs le sont moins au contact de la population, suscitant parfois incompréhension ou colère sur leur rôle, comme A., qui travaille pour l’Administration et dont une des filles souffre d’un grave problème de santé. « Je suis allée voir Save the Children, pour leur expliquer la situation. 

Ils ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire. Je leur ai quand même laissé mon numéro. Mais après être sorti de leur bureau je suis rerentrée car j’avais oublié quelque chose, et je me suis aperçu que le papier où je l’avais noté avait fini dans la poubelle. A quoi ils servent ? Pour moi ce sont juste des agents ». Il a fallu aussi que l’Administration négocie avec les ONGs pour obtenir des doses de vaccin pour les personnels soignants, alors que la vaccination allait commencer dans les camps sans qu’elle ait été mise au courant… 

Face à l’ONGisation du Rojava, l’alternative reste dans le soutien populaire et la solidarité internationaliste. Il y a nécessité de repenser celle-ci en pour contrer le pas-si-soft power d’ONGs devenues multinationales de l’humanitaire et qui, comme toute entreprise privée, cherchent à conquérir des marchés qui leur apportent des financements. L’avenir du projet politique de confédéralisme démocratique au nord de la Syrie ne réside pas dans l’humanitaire, mais dans l’action politique. En particulier, la levée du blocus qui pèse sur l’Administration Autonome, avec notamment la Russie qui refuse l’ouverture du point de passage d’Al Yaroubiyeh entre Irak et Syrie, permettrait à l’Administration Autonome de ne plus dépendre de l’action des ONGs dans le secteur médical et renforcerait son autonomie. Il faut aussi réfléchir à une repolitisation de l’action non-gouvernementale, pour ne pas laisser celles-ci aux mains de méga-structures para-étatiques dont les budgets sont parfois de l’ordre de ceux d’États.

Par Zozan Laylek

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