Saleh Muslim, ancien Coprésident du Parti de l’Union Démocratique (PYD) et coordinateur des relations extérieures du Mouvement pour une Société Démocratique (TEV-DEM), nous a reçus à Qamishlo il y a quelques semaines. Ce troisième et dernier extrait de cet entretien publié en trois parties sur Rojinfo évoque le travail quotidien de l’administration autonome, les défis auxquels elle fait face et le système qu’elle défend, ainsi que la situation actuelle à Kobanê, ville dont est originaire Saleh Muslim. 

Difficultés principales de l’administration autonome en Syrie du Nord

Nous essayons de mettre en place un nouveau système, la démocratie radicale, et cela nécessite de changer les mentalités. Tout le monde, si vous regardez de l’extérieur, dit que les YPG sont kurdes, que l’administration autonome est kurde, que c’est un projet politique kurde… Mais ce n’est pas le cas, vraiment. Nous avons un seul but : bâtir une nation démocratique. Et cela inclut tout le monde, pas seulement un groupe ethnique ou religieux.

 Aucun groupe ne doit prendre le dessus sur les autres car tous doivent participer, voici ce qu’est la démocratie radicale. Surtout ici où nous faisons face à une société dans laquelle les individus ont vécu pendant 70 ans dans un système despotique absolu, ce qui a pour conséquence que leurs esprits, leurs consciences ont été construits à l’image de ce système. Voici notre principal défi, changer les mentalités. Nous pouvons réaliser ce modèle de société avec toutes les composantes de la société syrienne, toutes. Mais cela ne vient pas facilement, nous devons encore travailler dur.

Cela prendra des années et des années pour changer les mentalités en Syrie. Nous aimerions faire ce travail à une échelle plus large, mais cela prendra du temps. Nous travaillons tous les jours sur ce changement à apporter avec les différents élément de la société, que ce soit l’opposition, les Arabes, les chrétiens et d’autres. Nous continuons à réparer les mentalités issues du nationalisme. 

Pour le nationalisme arabe, le peuple arabe devrait dominer tous les autres : dans notre système, ce n’est pas acceptable. Jusqu’à présent, les Kurdes font face à de nombreuses difficultés pour changer les esprits. Nous donnons de nombreuses conférences, partout, pour expliquer vers quoi nous voulons aller et comment fonctionne le système qui y conduit. Mais nous devons être capables de le faire en suivant la voie démocratique et ce processus doit être organisé.

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Dans une commune de Qamishlo, fin juin 2018. Une membre des Forces de Protection des Femmes, rattachées au Comité d’autodéfense, se tient debout à côté de la co-présidente de la commune, assise sur la chaise rouge. Au mur, le plan du quartier.

 

Parlons par exemple des communes, qui est l’un des outils les plus utiles pour rester en contact avec la population chaque jour et ainsi prendre conscience de leur vie au quotidien.  Dans les communes, les gens sont libres de choisir ce qu’ils veulent être et ce qu’ils veulent faire mais ils doivent avoir un comité d’enseignement. Comment mettre en place la démocratie dans la vie de tous les jours, comment utiliser leurs droits… Cela rejoint cette perspective de changement de mentalité et c’est la plus grande difficulté à laquelle nous faisons face. Combattre est quelque chose de facile, tuer aussi, mais si vous voulez changer les mentalités, cela prend du temps. Il est bien plus difficile de construire la paix que de faire la guerre.

La situation actuelle à Tabqa ou à Rakka illustre parfaitement cela. Ce ne sont pas juste des zones libérées. Nous travaillons tous les jours pour apprendre aux gens comment “être démocratique”, comment discuter les uns avec les autres, comment vivre ensemble, comment organiser la vie au quotidien… si nous y parvenons, les peuples seront complétement libérés de l’islamisme et du radicalisme. Grâce à toutes les structures sociales, dans ces villes, ils ne reviendront pas vers un islam radical parce qu’ils savent que quelque chose de mieux existe. Dans les zones rurales, c’est différent. Admettons que nous libérions un village et que pendant six mois, nous ne construisions rien, nous n’organisions rien : Daesh reviendra ou un autre groupe islamique. Le problème dans les villages est qu’ils ne connaissent pas le système, ils ne peuvent donc pas organiser la société par eux-mêmes. Dans ces cas-là, il faut venir, expliquer et changer les mentalités. C’est long et difficile.

Optimiste ?

Oui, je suis optimiste, mais cela ne veut pas dire que nous en avons terminé avec tous les efforts à fournir, nous ne sommes qu’au commencement. Nous sommes parvenus à changer 20 à 25% de la société entière, mais nous avons besoin de plus, tout le monde doit croire en ce projet. Mais la même question demeure : comment vivre avec l’autre ? Les musulmans doivent accepter les Yézidis, les sunnites doivent accepter les chiites, les Kurdes doivent accepter les Arabes… Jusqu’à présent, en pratique, c’est une réussite dans la mesure où nous n’avons pas d’affrontement entre les diverses composantes de la société. Si nous n’y étions pas parvenus, tout le monde se battrait les uns avec les autres. L’exemple le plus flagrant à cet égard, c’est Manbij. C’est le plus bel exemple de réussite de notre projet de nation démocratique, tout le monde devrait s’y intéresser.

Situation actuelle à Kobanê

Kobanê a été détruite à plus de 80%, les dommages matériels, physiques et psychiques sont très élevés. Jusqu’à présent, nous essayons de panser nos blessures en reconstruisant la ville, en aidant la population et en relogeant les personnes déplacées, notamment celles d’Afrin. De nombreux habitants de Kobanê ne sont toujours pas revenus car leurs maisons n’ont pas encore pu être reconstruites. Malgré tout, environ deux tiers de la population sont revenus.

Il y a toujours des manques que nous essayons de combler, mais nous manquons d’aide. Certes, il y a quelques ONG présentes, mais seulement quelques-unes, de taille réduite, fournissent une aide effective. Les bureaux des plus importantes sont à Gaziantep et leurs actions sont limitées, elles ne nous fournissent qu’une aide minimale. Parce que les besoins sont grands partout en Syrie et que Kobanê a été reléguée au second plan. Mais aussi parce que la plupart des ONG travaillent avec l’AFAD (ndlr : organisation humanitaire dépendant du gouvernement turc) et le Croissant-Rouge en Turquie, des institutions qui ne reconnaissent pas l’Administration autonome mise en place dans la Syrie du Nord. Tout cela fait que la population et l’administration locale ont pris l’habitude de ne dépendre de personne et de faire les choses par elles-mêmes, sans attendre d’aides extérieures.

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La reconstruction en cours à Kobanê, fin juin 2018.

Bien sûr, la population voudrait bénéficier d’aides, mais elle refuse de voir des puissances extérieures interférer dans ses affaires locales, et notamment le système politique qu’elle essaie de mettre en place avec l’Administration autonome. Elle ne veut pas que le soutien soit conditionnel, qu’on lui dise quoi faire avec. De nombreuses ONG ont essayé, sous couvert de fournir une aide, de concourir à l’agenda politique ou religieux des pays dont elles sont issues. On ne peut pas utiliser l’aide humanitaire comme un outil politique ou religieux, ce n’est pas acceptable. Mais si vous nous aidez sans poser de conditions, en tant que pays ou en tant que peuple, comme celui de France, il n’y aura aucun problème pour les gens ici.

La gestion de l’eau et de l’électricité 

De manière générale, le problème de l’alimentation électrique dans le nord de la Syrie vient de la destruction du barrage de Tabqa. Trois turbines sur quatre ont été mises hors d’usage par les combats et nous avons besoin de nouvelles. Nous les avons achetées, mais elles sont bloquées par le KRG. (ndlr : le Conseil civil de Tabqa, avec l’approbation de l’Administration autonome, et le régime syrien se sont mis d’accord il y a plusieurs semaines pour un retour des ingénieurs de Damas sur le barrage afin de le remettre en état de fonctionnement). Quant à l’eau, c’est la Turquie en amont qui la retient. Son approvisionnement est disparate selon les régions que nous administrons et nous travaillons pour réduire cette différence d’accès à l’eau courante et potable. 

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Le fleuve Khabour prend sa source dans les montagnes kurdes de Turquie. Ici, à une vingtaine de kilomètres en amont de Hasakê, fin juillet 2018.

Mais que ce soit pour l’eau, l’électricité ou le ramassage des ordures, la populations a des comités qui y sont dédiés dans chaque commune, et ils travaillent dessus. Les gens doivent prendre soin d’eux-mêmes, décider quoi faire : c’est la démocratie radicale ! L’administration autonome n’a pas à résoudre tous les problèmes et à décider de quoi faire face à tel ou tel problème. Quand il y a un problème, les gens doivent le rapporter au comité compétent en la matière de la commune qui décidera alors quoi faire.Dans le cas de figure où il ne peut pas le résoudre lui-même, alors il se tourne vers l’Assemblée de communes (ndlr : équivalent de la municipalité). Si celle-ci ne peut pas répondre à la demande ou aux besoins de manière appropriée, elle s’adresse alors à l’Administration autonome. C’est l’essence même de la démocratie. 

Mot de la fin

Je dis au peuple de France que nous avons besoin de lui à nos côtés pour la formation, pour nous soutenir politiquement et matériellement, dans tous les aspects de notre quotidien parce que ce que nous faisons est une nouvelle expérience, une expérience unique au Moyen-Orient.

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