Tony Rublon, président les Amitiés kurdes de Bretagne (AKB) et Christophe Thomas sont revenus d’une mission au Rojhilat (Kurdistan d’Iran). C’est une première en 25 ans pour les AKB. Ils ont fêté le Newroz avec les Kurdes d’Iran, ce nouvel an célébré dans différents pays du Moyen-Orient, dont l’Iran. Ils sont revenus en passant par le Başûr? (Kurdistan d’Irak). Ils réservent la primeur de leur compte-rendu aux adhérents des AKB lors de l’assemblée générale du 27 avril prochain, au cours de laquelle seront débattues des propositions de projets. Ils ont accepté néanmoins de répondre à trois questions, mais en insistant sur le fait qu’il ne s’agit que de premières observations, à prendre avec toutes les précautions d’usage.

Où se situe le Rojhilat sur la carte du Moyen-Orient, quel est son « poids » en Iran et dans le « Grand Kurdistan » ?

Le Kurdistan d’Iran se trouve sur le versant oriental de la chaîne montagneuse du Zagros, épine dorsale du Moyen-Orient séparant le monde arabe du monde perse, du Golfe Persique au Taurus, en Turquie. Ce relief naturel orienté sud-est/nord-ouest, qui délimitait autrefois l’Empire ottoman et de l’Empire perse, constitue aujourd’hui la frontière entre l’Iran et ses voisins irakiens et turcs. Il est appelé Rojhilat par les Kurdes, tant en sorani qu’en kurmanci, qui sont les deux principales langues kurdes parlées dans la région.

Originellement, les Kurdes d’Iran se concentrent dans quatre régions frontalières de l’Irak avec du nord au sud les provinces administratives de l’Azerbaïdjan-occidental, du Kurdistan, de Kermanshah et d’Ilam. L’intégration de la province du Loristan dans cette aire géographique kurde en Iran est sujet à débat, le sentiment d’appartenance des Lores à la communauté kurde variant d’un individu à l’autre. Par ailleurs, on compte une importante population kurde à Téhéran et surtout dans les provinces de Nord-Khorassan et du Khorassan-et-Razavi… situées au nord-est de l’Iran, à proximité de la frontière turkmène. Ce sont les descendants de familles déportées en masse par les autorités impériales perses.

L’aire de peuplement où les Kurdes sont majoritaires en Iran s’étale sur 125 000 kilomètres carrés, soit 7% du territoire iranien et plus de trois fois la superficie du Kurdistan d’Irak. Actuellement entre 8 et 11 millions de Kurdes vivent en Iran, dont un million hors des provinces du Zagros. 8 à 13% de la population iranienne est donc kurde. Ces chiffres sont à manipuler avec précautions, le dernier recensement ayant eu lieu en 2006. Comparées au reste du pays, les régions kurdes sont densément peuplées et moins industrialisées. L’économie kurde en Iran repose sur l’agriculture, l’élevage et le commerce transfrontalier, qu’il soit légal ou non. Les provinces kurdes sont intégrées à l’espace national iranien.

Quant au « poids » du Rojhilat dans le « Grand Kurdistan », il est difficile à déterminer en raison de ses limites géographiques variables. Si l’on se base sur le chiffre généralement admis d’environ 500 000 km² pour le « Grand Kurdistan », le Rojhilat représente alors environs 25% du territoire kurde. L’absence de reconnaissance de l’identité kurde en Turquie et il y a peu encore en Syrie, rend compliquée l’évaluation de la population kurde au Moyen-Orient. Elle serait comprise entre 30 et 40 millions de personnes, dont 27,5% (valeur minimale) à 46% (valeur maximale selon les chiffres mentionnés plus haut), seraient originaire d’Iran.

Son importance historique est également méconnue. De la république de Mahabad en 1946 à la création du Komala? (Comité des Révolutionnaires du Kurdistan iranien) en 1969, les formations politiques kurdes du Rojhilat ont joué un rôle non négligeable dans l’histoire du « Grand Kurdistan », influençant certainement les structures politiques kurdes qui ont par la suite émergé à travers le Moyen-Orient.

Droits culturels, droits politiques : de quelles libertés jouissent les Kurdes en Iran,qui est une république islamique ?

Culturellement, les Kurdes en Iran sont libres de vivre en tant que tels. Historiquement, l’Iran désigne un ensemble de peuples dont font partie les Perses, les Baloutches, les Kurdes… Le farsi (perse), le sorani et le kurmanci sont des langues cousines, de racine indo-européenne. L’héritage commun est important entre la majorité perse et l’importante minorité kurdophone dont les deux langues principales sont reconnues par Téhéran et leur enseignement est dispensé tout au long du système scolaire.

La République islamique d’Iran ne nie pas l’existence des Kurdes sur son territoire, elle n’a pas de volonté assimilatrice et l’identité perse n’est pas perçue comme une menace. Newroz? est une fête que se partagent Perses et Kurdes, sunnites et chiites. Lorsque les célébrations du Nouvel an perse et kurde sont interdites dans les grandes villes kurdes iraniennes, comme ce fut le cas cette année à Sine, c’est avant tout pour éviter les rassemblements massifs qui débouchent fréquemment sur des affrontements avec les forces de l’ordre.

De nombreux Kurdes en Iran sont sunnites au sein d’une théocratie chiite sans que cela ne semble poser des problèmes.

Le champ politique ou la fin des libertés individuelles

Un militant politique d’à peine 23 ans, qui semble en avoir plus de 30, nous a déclaré :j’ai été condamné à une cinquantaine de coups de fouet, allongé à plat ventre. J’ai fait deux ans de prison dont plusieurs mois à l’isolement car je continuais mes activités politiques à l’intérieur de la prison. Tout ce que j’ai subi, ce n’est pas parce que je suis kurde, c’est pour mon activisme politique.

Les Kurdes, comme l’ensemble des Iraniens, vivent sous une chape de plomb, fermement maintenue par le Guide suprême, les mollahs et les Gardiens de la révolution. Toute tentative de ne pas s’inscrire dans le cadre de l’ordre établi est battue en brèche. La petite dizaine de partis politiques kurdes iraniens sont interdits et se sont repliés vers le Gouvernement régional du Kurdistan en Irak. Sur place, leurs militants font profils bas : deux à quatre cents des leurs sont actuellement incarcérés. Les peines de mort se succèdent au fil des semaines mais ne concernent pas seulement la communauté kurde. Si le gouverneur de la province de Kurdistan est Kurde, il a prêté allégeance au régime et a vu sa candidature validée par celui-ci après un strict examen, deux caractéristiques incontournables pour qui veut participer au jeu politique en Iran. Les associations sont tolérées bien que soumises à un contrôle permanent. Pour la République islamique il est essentiel de maintenir la société civile au pas. Elle demeure donc pour le moins méfiante, quand elle n’est pas violente, à l’égard de ces espaces de libres expressions et d’auto-organisation.

Quelle est la place de la femme kurde au Rojhilat ? Dans la vie courante ? Dans la vie sociale ? Dans la vie politique ?

D’après nos observations, il semble que le rôle de la femme kurde au Rojhilat est encore largement influencé par la tradition. Elle est peu visible dans l’espace publique. Les femmes que nous avons pu rencontrer étaient toutes accompagnées de leurs maris, à l’exception notable d’une… qui était avec son frère. Le mariage reste la norme, sous la pression familiale et sociétale. Le rôle des femmes est avant tout cantonné aux tâches domestiques, ce qui ne les empêche pas de faire des études et avec réussite. En Iran, la majorité des étudiants sont des femmes et si le taux féminin d’accès à l’emploi a augmenté, il est encore souvent difficile pour une femme de trouver en emploi en adéquation avec ses compétences.

Par ailleurs, la Constitution iranienne stipule qu’une femme ne peut devenir présidente de la République islamique. Cependant, les législatives de 2016 ont vu le chiffre record de 17 femmes (dont 15 modérées/réformatrices) être élues au Parlement iranien (sur 290 députés), signe que les mentalités et la société iranienne évoluent.

Mais il reste beaucoup de chemin à faire. L’une des membres de l’Association des Femmes de Merivan, contactée par téléphone, nous a raconté comment un délinquant avait été condamné dans la région, il y a quelques années : installé à l’arrière d’un camion, il avait défilé dans les rues de Merivan, habillé en femme… Comme si être une femme en Iran était une punition, une tare :

nous avons fait du porte-à-porte dans la ville pour mobiliser les gens, pour protester contre cette décision de justice, dégradante pour la femme. La manifestation a été interdite en ville alors nous sommes allés dans une plaine voisine, où des milliers de personnes ont convergé ainsi que 70 députés iraniens. L’histoire a tellement pris d’ampleur que le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon nous a écrit pour nous apporter son soutien. Finalement, toutes les personnes liées à cette procédure judiciaire ont été mutées dans d’autres villes.

Mais, depuis plusieurs mois, l’association n’a plus d’autorisation pour mener ses activités. Elle en attend une nouvelle, ce qui n’empêche pas ses membres de « continuer, en évitant les sujets sensibles » comme les crimes d’honneur et la clémence de la justice à l’encontre de leurs auteurs, mais des avocats ont été engagés à cet effet. Ce combat pour les droits des femmes et l’égalité des genres ne se conduit ni sans menaces ni sans pressions de la part du gouvernement.

Discrètes dans la sphère publique, les femmes s’affirment dans les cercles privés. Elles prennent la parole, sont écoutées, respectées, n’hésitent pas à s’imposer. C’est ainsi que nous avons entendu une femme d’une quarantaine d’année déplorer que Newroz ne soit qu’une fête folklorique, dénuée de sens politique. Nous l’avons vu débattre avec des hommes, le sien à ses côtés. Il veut intervenir, elle l’en empêche d’un geste de la main. Pour elle, l’insurrection, la Révolution, c’est maintenant. Un homme qu’on nous a présenté comme un Kurde religieux exprime son désaccord. Elle ne se démonte pas, elle surenchérit. Rien n’est blanc, rien n’est noir en Iran et au Rojhilat. On y a même vu un imam participer à une manifestation organisée par des femmes.