Le Haut-Conseil électoral turc a annoncé la semaine dernière la validation de la candidature de cinq postulants qui vont défier le président sortant Recep Tayyip Erdoğan lors des élections présidentielles anticipées du 24 juin. Présentation non-exhaustive des nouveaux attributs présidentiels et revue des candidat.es à un mois d’un vote crucial pour l’avenir de la Turquie.
Dans moins de cinq semaines, les citoyennes et citoyens de Turquie éliront pour la deuxième fois de leur histoire leur président au suffrage universel direct. En 2014, Recep Tayyip Erdoğan l’avait emporté au premier tour, devant le candidat du Parti républicain du peuple (CHP, droite laïque et kémaliste) et Selahattin Demirtaş, Co-président du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche laïque), crédité d’un peu moins de 10% des suffrages.
À la suite du référendum populaire sur la réforme constitutionnelle approuvé à une courte majorité en avril 2017, les élections présidentielles du 24 juin marqueront le changement effectif du système politique en Turquie. Comme le désire Erdoğan, la Turquie abandonnera le régime parlementaire actuel pour un régime présidentiel censé davantage correspondre aux réalités de la société turque. De son point de vue et face aux « menaces » intérieures et extérieures auxquelles la Turquie est confrontée, il est nécessaire pour elle de se doter d’un pouvoir fort.
Pouvoir sans précédent de la présidence
Avec la réforme constitutionnelle adoptée l’an passé et entachée de fraudes, l’essentiel du pouvoir exécutif reposera désormais entre les mains du Président de la République dont la fonction était, jusqu’à l’arrivée du chef de l’AKP à la présidence, surtout symbolique et représentative. Le poste de premier ministre sera aboli et le Président sera en mesure de désigner personnellement ministres et vice-président.es.
De même, il nommera douze des quinze membres de la Cour constitutionnelle ainsi que six des treize membres siégeant au Haut Conseil des juges et procureur.es. La mode de gouvernance actuelle par décret, justifiée par l’état d’urgence, sera institutionnalisée et, bien que l’Assemblée nationale puisse toujours proposer, amender ou abroger des lois, le président pourra user de son nouveau droit de veto. Dans les faits, les parlementaires n’auront plus qu’un rôle consultatif. Enfin, les mandats électoraux (que ce soit à la députation ou à la présidence) passeront de quatre à cinq ans.
Recep Tayyip Erdoğan s’est donc taillé un costume sur mesure pour assouvir ses rêves de grandeur. Surfant sur la vague nationaliste consécutive aux invasions militaires turques à Afrin et dans le nord de l’Irak, anticipant les difficultés économiques structurelles qui vont aller en s’aggravant pour la Turquie, le chef de l’État a voulu prendre de vitesse l’opposition en avançant les élections présidentielles et législatives de 17 mois. Mais l’opposition a été prompte à réagir et, si elle avance en ordre dispersé, elle n’a qu’un mot d’ordre en tête : barrer la route à R.T.Erdoğan.
Deux figurants au premier tour…
Pionnier de l’islam politique en Turquie, Temel Karamollaoğlu est issu de la mouvance islamique Milli Görüş (Vision Nationale), à l’instar de Recep Tayyip Erdoğan. Ce dernier lui a proposé de rejoindre la coalition composée de l’AKP et du MHP. Une proposition déclinée par Karamollaoğlu qui, à 77 ans, a préféré se présenter sous la bannière du Saadet Partisi (SP, Parti de la félicité, extrême-droite islamiste). Insignifiant aux dernières élections législatives (moins de 1% des voix), le SP vise un électorat pieux, lassé de la gouvernance AKP, notamment parmi les électeurs conservateurs des régions kurdes.
Tout comme Karamollaoğlu, Doğu Perinçek devrait être réduit au rôle de faire-valoir. Leader du Vatan Partisi (VP, Parti patriotique, gauche nationaliste et kémaliste), ce vétéran de la politique turque a été arrêté à de multiples reprises, que ce soit à la suite des coups d’État militaire de 1971 et 1980 ou plus récemment, dans le cadre de l’affaire « Ergenekon ».
… et trois postulant.es au deuxième tour
Si ces deux candidats constituent une menace électorale négligeable pour Recep Tayyip Erdoğan, les trois autres sont pris au sérieux par le palais d’Ankara.
Meral Akşener est sans doute la candidate qui a fait parler le plus ces derniers mois. Cinq fois députée, elle est exclue du MHP (Parti de l’Action Nationaliste, ultra-droite) en 2016 pour s’être opposée au rapprochement entre le leader du MHP, Devlet Bahçeli, et Erdoğan. Après avoir soutenu le « non » au référendum d’avril 2017, elle fonde le Iyi Parti (Bon Parti, droite nationaliste kémaliste) en octobre.
Se présentant lui-même comme progressiste, le Iyi Parti a une base constituée des déçu.es du MHP et de son alliance avec l’AKP, ainsi que de l’aile droite du CHP. Ministre de l’Intérieur à la fin des sombres années 90, Meral Akşener (61 ans) est surnommée “Asena” par ses partisan.es, en référence à la louve mère-fondatrice du peuple turc. Si elle se déclare ouverte au dialogue avec les minorités de Turquie, son passé nationaliste et sa base militante ne plaide pas vraiment en ce sens.
Alors qu’elle se croyait en bonne position pour mener la fronde anti-Erdoğan, Akşener a vu le leadership de l’oppostion lui être contesté par Muharrem Ince, député et candidat du CHP (Parti Républicain du Peuple, droite laïque et kémaliste). Réputé bon orateur et volontier rassembleur, il est l’un des critiques les plus virulents de l’AKP depuis plusieurs années. Opposé à la levée d’immunité parlementaire votée par son parti et adoptée à l’été 2016, il a récemment tenu un meeting à Gever (Hakkari) et rendu visite à Selahattin Demirtaş dans sa prison d’Edirne. «Erdoğan construit des ponts, je veux construire la paix » a dernièrement affirmé Muharrem Ince.
Le dernier candidat à la présidence ne peut pas mener sa campagne librement. Incarcéré depuis novembre 2016, Selahattin Demirtaş a malgré tout été désigné par son parti, le HDP. Cependant, il pourrait ne pas se présenter le 24 juin. Poursuivi par la justice turque dans 18 affaires, l’ex co-président du HDP encoure jusqu’à 142 ans de prison. Une audience doit se ternir le 8 juin concernant l’un de ces dossiers.
En cas de condamnation par la justice turque, dont l’indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif est plus que douteuse, il serait rendu inéligible à l’élection présidentielle. Malgré les menaces pesant sur lui, l’un des avocats de Selahattin Demirtaş s’est montré résolument optimiste ces derniers jours. Après avoir soutenu qu’aucune condamnation ne serait prononcée le 8 juin, il est allé encore plus loin en affirmant à Kurdistan24 que la sortie de prison de son client pourrait être effective dans quelques jours. À l’exception du président sortant, l’ensemble des candidat.es à l’élection présidentielle s’est prononcé pour la libération de Selahattin Demirtaş.
Selon le sondages, Erdoğan ne l’emporterait pas au premier tour
Un sondage a été réalisé il y a quelques jours par l’institut KONDA, réputé relativement fiable. L’enquête d’opinion affirme qu’Erdoğan (alliance AKP/MHP) recueillerait 42% des voix au premier tour, contre 22% à Ince (CHP), 21% en faveur d’Akşener (Iyi Parti) et 11% pour Demirtaş (HDP) ; Karamollaoğlu (SP) et Perinçek (VP) se partageant les 4% restants. Des projections qui vont dans le sens de celles fournies par d’autres sondages antérieurs.
A l’inverse de 2014, une victoire au premier tour de Recep Tayyip Erdoğan paraît hors de portée le 24 juin. Cela conduirait à un second tour, le 8 juillet, et à un front commun de l’opposition. Reste à déterminer qui sera la figure de proue désignée par les urnes pour affronter celui qui n’a cessé de diviser la Turquie depuis des années. Se mettre dans la posture du « seul contre tous » et jouer des clivages de la société à jusqu’ici joué en sa faveur mais pourrait finir par se retourner contre lui.
Quoiqu’il en soit, un appel à la venue de délégations d’observateurs internationaux a été lancé par l’opposition, notamment le HDP, afin de surveiller un scrutin électoral dont la régularité ne s’annonce pas garantie.