Traduction d’une Interview réalisée par Jano Shaker et publiée par Al-Monitor le 4 février 2019
Depuis le 19 décembre 2018 et l’annonce du retrait des troupes américaines faite par le président Donald Trump, la situation dans les zones de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie a connu des évolutions rapides. Récemment, la président turc Recep Tayyip Erdogan a menacé d’envahir les régions à l’est de l’Euphrate, ce qui a poussé le Conseil démocratique syrien (CDS) et le régime syrien à donner un second souffle à un dialogue au point mort depuis l’année dernière. En parallèle, les dirigeants kurdes veulent relancer les contacts avec la Russie pour remplir le vide causé par le retrait américain.
Cependant, les derniers développements concernant la position des États-Unis (en particulier les visites de représentants américains dans plusieurs pays de la région et les garanties qu’ils ont données à leurs alliés, dont la communauté kurde syrienne) entretiennent encore un peu plus l’ambiguïté quant au sort des régions à l’est de l’Euphrate et des forces locales.
Dans d’une interview accordée à Al-Monitor, à Qamishlo, Aldar Khalil, figure de premier plan du Mouvement pour une Société Démocratique (TEV-DEM), décrit aussi comme l’ingénieur de l’Administration autonome, partage ses points de vue sur les développements généraux de la région et les alternatives dont disposent les Kurdes syriens.
Quelles sont les derniers développements concernant le dialogue avec le régime syrien dans lequel la Russie joue un rôle de médiateur ?
Les contacts ont été réguliers avec la Russie pour préparer le dialogue avec Damas, qui n’a pas encore débuté. Le fait que la Russie n’était pas directement impliquée en tant que garant a été l’une des raisons ayant fait échouer l’initiative de dialogue que le Conseil démocratique syrien (CDS) avait lancé l’année dernière avec le régime. Cette fois, l’objectif est de voir la Russie assumer un rôle direct dans le processus de dialogue. Des réunions ont eu lieu [avec les Russes] à Moscou pour leur demander de presser Damas afin de trouver des voies vers une solution. La déclaration de Trump concernant le retrait des troupes américaines de Syrie a mis le sujet du dialogue avec le régime au premier plan. Nous [les représentants officiels du CDS et de l’Administration autonome] avons discuté les options dont nous disposions, ce qui nous a menés à percevoir la reprise de rencontres avec Damas comme étant une option.
Quels sont les éléments-clés sur l’agenda des négociations avec le régime ? Quelles questions refusez-vous de négocier ?
Je ne peux pas parler de ces questions vu que le dialogue n’a pas encore débuté. Néanmoins, nous sommes globalement sur la même longueur d’onde concernant les principes généraux. Nous ne cherchons pas la partition de la Syrie et nous affirmons l’indivisibilité de son territoire. Nous avons aussi adopté un projet pluraliste basé sur le modèle de l’administration autonome qui intègre toutes les composantes de la région. Cela signifie que la Syrie serait constituée de régions autonomes se gouvernant elles-mêmes, à condition qu’elles se coordonnent avec Damas. Par ailleurs, il n’y a pas de problème à reconnaître l’armée syrienne comme l’armée nationale devant être présente le long de la frontière syrienne, y compris dans nos régions. De même, nous n’avons pas de problème à conserver le drapeau syrien tel qu’il est. Nous reconnaîtrons tout drapeau que les Nations-Unies et les Syriens adopteront. Nous sommes aussi d’accord pour que les forces affiliées à l’Administration autonome se convertissent en forces de sécurité intérieure dans nos régions, et que soit confiée à l’armée nationale syrienne la défense contre des attaques extérieures. Il y a certainement de nombreux autres détails qui surgiront au cours des discussions.
Vers quelle alternative vous tournerez-vous au cas où les négociations échoueraient ?
Il est nécessaire que le dialogue aboutisse, même si cela doit prendre du temps. Il est possible que le régime se montre inflexible et insiste pour ramener la Syrie à la situation prévalant avant 2011. Mais tout le monde sait que, si le régime persiste à ne pas parvenir à une solution, la Syrie sera confrontée à un conflit encore plus complexe et dangereux. Ce n’est pas une menace, mais plutôt une analyse, parce qu’en l’absence de réponse aux questions fondamentales, la situation se réorientera vers un épisode plus dangereux.
Des sources proches de l’Administration autonome ont rapporté que la régime avait répondu indirectement à une liste de revendications [de l’Administration autonome] transmise par les Russes et que cette réponse était, « soit vous remettez les régions aux forces du régime, soit l’armée turque entrera à l’est de l’Euphrate et ainsi, se répètera le même scénario qu’à Afrin ». Qu’en pensez-vous ?
Ce dont vous venez de parler n’était pas une réponse officielle. Au contraire, c’est plutôt une analyse de la posture actuelle du régime qui se base sur le fait que, jusqu’à présent, celui-ci s’est abstenu de répondre aux initiatives pour trouver une solution. Cela dit, nous ne serons pas les seuls à subir les dommages d’une offensive turque dans nos régions. Tous les Syriens en seront affectés, de même que l’unité de la Syrie et la stabilité de la région. La Turquie crée des dissensions, des conflits et une pensée radicale islamique partout où elle va, favorisant l’État islamique (EI) et Jabhat al-Nosra ; cela pourrait conduire à la partition de la Syrie et à une redynamisation de l’EI. Les Américains, les Européens et les Russes doivent en prendre conscience. (…)
La Russie est censée servir de médiateur dans les discussions entre le CDS et le régime d’al-Assad. Mais, étant donné les affirmations selon lesquelles Moscou aurait facilité l’invasion de la Turquie à Afrin au début de l’année 2018, craignez-vous qu’elle ne maintienne pas une position neutre ?
La Russie n’a pas facilité l’offensive sur Afrin. Elle s’est plutôt mise d’accord avec la Turquie. Nous avons dit alors que c’était la première fois dans l’histoire qu’un État membre de l’OTAN coopérait avec le Russie sur une question militaire spécifique, en l’occurrence Afrin. Étant donné son influence, nous souhaitons que la Russie soit un garant neutre et pas une partie se positionnant du côté du régime. Au cas où il y aurait des garanties russes dans de telles discussions, nous ne pouvons que les soutenir et agir en conséquence. S’abstenir d’honorer ses engagements ternirait la réputation de la Russie. Nous espérons vraiment de l’honnêteté de sa part, quelque chose que nous ne contrôlons pas. Ces craintes ne nous empêcheront pas d’adhérer à ses promesses et d’agir en conséquence quand la Russie se présentera comme un garant.
Comment répondez-vous au conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, John Bolton, qui appelle les alliés kurdes à s’abstenir de chercher une protection de la Russie et de la part du gouvernement d’Al-Assad ?
Actuellement, la Syrie est le champ de bataille d’une troisième guerre mondiale. Il y a un conflit avec, d’un côté les États-Unis et la coalition internationale dont ils assurent le leadership, et de l’autre, la Russie, la Turquie et l’Iran. Chaque partie veut gagner la bataille. Les États-Unis et la Russie savent que nous représentons des forces influentes sur le terrain et que n’importe quel mouvement de notre part pourrait faire pencher la balance. Lorsque l’on prend cela en considération, il est normal pour les Russes et les Américains d’avoir peur de notre positionnement. M. Bolton et les responsables américains cherchent à faire pencher la balance en leur faveur. Malheureusement, ils ont tourné le dos au fait qu’il y a des questions qui ont besoin d’être résolues, comme l’avenir de la composante kurde et de la démocratie en Syrie du Nord. Il n’est pas bon pour eux de continuer à regarder juste les évènements survenir.
Les commandants militaires kurdes ont perçu le retrait américain comme un coup de poignard dans le dos. Est-ce que la nouvelle posture des États-Unis est rassurante ? Pouvez-vous compter dessus, surtout depuis qu’une délégation du Conseil démocratique syrien s’est rendue à Washington ?
La délégation du CDS est toujours à Washington et je ne peux pas répondre à cette question en son nom. Cependant, bien qu’il n’y ait pas eu de demande officielle, chacun est en droit de se demander comment les États-Unis peuvent nous réclamer de ne pas conclure un accord avec les Russes et le régime syrien, alors qu’à l’époque, eux-mêmes n’ont pas présenté d’alternative aux propositions de Moscou et de Damas. Nous ne pouvons pas nous fier à une telle vision qui s’abstient de donner des alternatives.
À la suite de l’annonce du retrait américain, est-ce que des Etats membres de la coalition internationale se sont engagés à vous soutenir ou vous ont donné des garanties ?
Il y a de nombreux Etats qui ont déclaré que nous défendions une cause juste et qu’ils nous soutenaient. Par exemple, la France a une position positive et encourageante. De même, des Etats arabes et européens ont affirmé une position similaire. Mais tout dépend de la capacité de ces Etats à convaincre d’autres de les soutenir dans ce qu’ils envisagent de faire.
Quel sort sera réservé aux détenus de l’EI dans vos prisons ?
C’est une question épineuse et dangereuse qui nécessite un suivi. Des milliers de combattants de l’État islamique sont enfermés dans les prisons de l’Administration autonome et personne ne peut prédire ce qu’il va se passer. En cas d’offensive contre les régions où ils sont détenus, un chaos sécuritaire surviendra probablement dans ces prisons et pourrait mener à des conséquences catastrophiques.
Pourquoi vous êtes-vous opposé à l’établissement d’une zone de sécurité [dans le nord et l’est de la Syrie] sous la tutelle turque ? Quelle est l’alternative à cela ?
J’aimerais souligner que toute équation impliquant la Turquie conduira inévitablement à répandre le terrorisme. À la base, c’est nous qui avons besoin d’une zone de sécurité, à condition qu’il y ait une ligne nous séparant de la Turquie. Une force des Nations-Unies, comme la FINUL au Liban, pourrait être déployée sur cette ligne de séparation. De cette manière, nous serions capables de nous protéger nous-mêmes des menaces turques.
Suite aux récentes attentats à Manbij, vous attendez-vous à voir le retrait américain de Syrie s’accélérer ? Selon vous, qui était derrière ces attaques ?
Ces attentats sont survenus à un moment très critique et je crois que des parties internationales en sont responsables. La question que cela soulève est de savoir quelle partie a ordonné à l’EI de perpétrer de telles attaques et si celui-ci les a conduites seul ou non. Peut-être que d’autres parties impliquées dans le conflit syrien les ont perpétrés sous la couverture de l’État islamique. Nos suspicions sont orientées vers la Turquie car le renseignement turc a des contacts sur place et est impliqué avec plusieurs organisations terroristes dans la région. Nous supposons que les attentats ne sont qu’un simple outil pour faire pression sur les États-Unis et la coalition internationale pour qu’ils accèdent à certaines demandes. Les services de sécurité compétents dans la région doivent encore déterminer qui se cache derrière ces attaques et divulguer le résultat de leurs recherches. Mes remarques sont seulement basées sur mon analyse et les informations disponibles.