A la suite des attentats ayant frappé le journal Charlie Hebdo en janvier 2015, nous avons individuellement réalisé que cela ne devait jamais se reproduire. 

Il vous faut replacer les choses dans leur contexte de l’époque, nous ne sommes que de simples citoyens, mais pour qui le terrorisme était devenu dès lors une réalité tangible, proche de nous et surtout venait de frapper l’un des étendards de la liberté d’expression à la française, un journal que chaque personne a eu entre ses mains à un moment donné de sa vie, du plus jeune au plus âgé.

Les hasards de la toile nous ont fait nous croiser lors de nos recherches et nous ont conduits à nous regrouper pour faire face et contrer les messages de propagande djihadiste qui alors inondaient les réseaux sociaux.

Pourquoi choisir un tel nom ?

Depuis que nous côtoyons la mouvance radicale dans cette activité, les mots “Kouffars”, “Kuffars”, “Kufr”, reviennent fréquemment pour désigner tous ceux qui ne sont pas des alliés de la cause djihadiste.

Cela nous paraissait une évidence de retenir ce nom en réaction et pour leur montrer que le camp que nous avions choisi n’était clairement pas le leur, par esprit de défiance oui, mais surtout par esprit de résistance.

Vous ciblez la propagande djihadiste sur les réseaux sociaux, en quoi cela consiste ?

Il y a plusieurs manières d’aborder votre question, le domaine est très vaste et polymorphe. Nous avons choisi trois axes pour contrer le discours djihadiste.

Le premier relève de la parodie, l’humour est une arme et nous sert à décrédibiliser leurs messages. Nous avons donc décidé de les contrer sur tous les médias disponibles en ligne, que ce soit sur Twitter / Facebook (détournement d’images, commentaires), YouTube avec une chaîne dédiée sur laquelle nous proposons des vidéos d’origine de l’EI mais en modifiant la bande son pour les ridiculiser et enfin en éditant notre propre magazine (le Dabiq’ette) reprenant les codes de leurs publications, mais dont le contenu est, de l’avis général, bien plus amusant !

Le deuxième axe est de proposer un compte d’information (sur Twitter et Facebook) pour présenter les informations les plus factuelles en réaction aux “fake news” distribuées sur les réseaux par leurs agences de communication officielles telles que Amaq, et d’autres. S’il n’est pas possible de faire entendre raison à un individu trop radicalisé, une personne moins assurée ou affirmée dans ses opinions peut y découvrir les bienfaits du doute et du libre arbitre.

Le troisième et dernier axe est de purement et simplement éliminer les comptes diffusant de la propagande sur les réseaux en s’appuyant sur les systèmes de modération propres à chaque plateforme. Sur Twitter, nous avons un compte dédié (@KDKTargets) qui expose les comptes supportant ou faisant l’apologie du terrorisme et permet aux utilisateurs du réseau de signaler à la modération que ceux-ci enfreignent leurs règles d’utilisation. Les comptes sont sélectionnés par ce que nous appelons les “chasseurs” et qui examinent et valident chaque “cible”. Nous précisons que nous ne voulons pas porter atteinte à des comptes qui ne seraient pas des relais de la propagande djihadiste et nous sommes prudents en la matière.

Quelle sont les difficultés que vous rencontrez ?

Vaste question, c’est un sentier assez accidenté, rempli d’ornières et de barrages.

La première est la résilience naturelle des messages de propagande sur les plateformes d’échanges (messageries) et sur les réseaux sociaux. Aux meilleurs temps de l’expansion du mouvement et du califat, le moindre message, la moindre vidéo devenait virale en quelques heures, répliqué en de nombreux endroits du web  sur des sites comme justpaste.it ou archive.org, etc. Si les systèmes de modération de Facebook ou Youtube sont de très loin les plus efficaces, ce n’était pas le cas de Twitter et des autres, d’où la difficulté à endiguer le flot.

Avec la chute de Raqqa, la pression est retombée en même temps que la prise de conscience de ces géants du web pour enfin prendre la mesure de l’ampleur du phénomène. Cette prise de conscience a été également politique avec les premières mesures notamment en France pour structurer un discours contre la radicalisation en ligne et aussi avec un soutien à quelques associations pour agir sur le terrain.

Ceci dit, pour l’aspect technique, il reste encore beaucoup de travail en la matière, même si des moyens existent. D’où notre interrogation récurrente, pourquoi ne sont-ils pas mis en oeuvre ?

La seconde est plus pragmatique et affaire de moyens mis à disposition. Un groupe tel que le nôtre ne dispose pas d’assez de soutiens contre une organisation redoutablement efficace en matière de communication et d’utilisation des codes des réseaux sociaux. L’EI a eu une approche “commerciale”, médias et a fait mouche sur les cibles visées (profils psychologiques, tranche d’ages, etc). Quand nous avons commencé, le combat était clairement inégal mais ce déséquilibre est en train de devenir moindre chaque jour.

De qui êtes vous la cible sur les réseaux sociaux ?

Concrètement, nous aimerions vous dire, seulement des islamistes mais malheureusement, ce monde est très opaque et rempli de personnages destructeurs et mal intentionnés. Il faut  reconnaître que l’anonymat est évidemment une ressource pour ce type de personnes.

Le côté binaire des débuts en 2015, drapeau noir contre drapeau blanc était plus simple à gérer. Les attaques étaient signées et facilement décelables. Cela en était presque confortable au sens où nous savions d’où partaient ces tirs virtuels.

Au fil des alliances sur le théâtre des opérations en Iraq et en Syrie, certaines niches ont été prises par d’autres mouvements moins relayés par les médias mais dont l’objectif était commun avec daesh. Là encore, la situation restait compréhensible mais si l’on se place aujourd’hui, les choses ont profondément évolué.

Nous avons choisi d’être en totale indépendance de moyens pour lutter contre la propagande de daesh, apolitiques surtout, et il est manifeste que cette indépendance pose problème à certains groupes qui pourtant se revendiquent de partager le même but que nous. Les attaques ne proviennent plus seulement de la mouvance djihadiste mais également d’autres prétendus acteurs de cette lutte. C’est assez navrant à constater même si, à l’heure où je vous parle, nous les avons identifiés.

Enfin, depuis janvier, nous devons faire face à un troisième type de menace qui jusque là ne s’était pas encore manifestée. Si l’on relie ce que nous constatons sur les réseaux sociaux avec les événements sur le conflit, l’offensive sur Afrin coïncide en tout point avec ce que l’on pourrait qualifier d’invasion de twitter par une armée de comptes dont l’origine est sans doute institutionnelle et soutenue par un état. Je vous laisse faire le lien vous-même, mais nous nous comprenons sans doute. Les contre-mesures sont actuellement en déploiement, je vais donc rester discret sur ce point, ne m’en veuillez pas de ne pas trop le développer.

Pourquoi soutenez vous les kurdes ?

Les kurdes, et plus précisément  les YPG/YPJ, ont combattu daesh pour défendre nos libertés alors que nous connaissions une série d’attentats sans précédents sur notre sol et qui n’avaient pour seul but que de mettre la France à genoux.

Au fil du temps, et pour beaucoup d’entre nous, nous avons appris à les connaitre et à comprendre le destin de ce peuple dans cette région du globe. Le courage qu’il leur a fallu pour se dresser devant l’organisation terroriste et l’expansion du califat force le respect, ce même courage qui leur a valu le soutien de la France et de la coalition. Aujourd’hui, nous les soutenons toujours malgré l’abandon dont ils font preuve de la part de leurs anciens alliés. C’est une situation dramatique et il est important de ne pas leur tourner le dos, surtout aujourd’hui. La communauté internationale doit prendre conscience de la réalité de ce drame, montrer ce qui se passe est un devoir citoyen et ce en dehors de toute appréciation politique des événements. Les faits sont têtus, la justice aussi.

Ce soutien vous a-t-il causé des problèmes ? De la part de qui et pourquoi ?

Des problèmes ? Oui certes et de nombreux. J’en ai évoqué la majorité tout à l’heure.

Il existe une méconnaissance profonde du Rojava et de ce qu’il est réellement. Les médias et l’information sont une chance pour la démocratie, mais pour une grande partie d’entre eux, le contenu diffusé est trop souvent relayé en toute absence de vérification sérieuse. Pire, voix est donnée régulièrement à des personnes soutenant ouvertement un discours ambigu pour ne pas dire mensonger.

Vous savez, nous souffrons d’un mal inquiétant en France, le manque de discernement. Peu de gens réfléchissent encore, cherchent à se renseigner, à se documenter sur tel ou tel sujet, comparent le pour et le contre pour se faire leur propre opinion. Nous engageons chacun à justement faire cette démarche, l’ignorance est un terreau de haine et d’exclusion.

Donc, pour répondre à votre question, oui, ce soutien nous vaut un grand nombre d’attaques, certaines évidentes de la part de ressortissants turcs depuis janvier, d’autres par simple opportunisme de la part d’une mouvance extrémiste et radicale ici même en France, le tout sans compter les pro-daesh qui se sont également réveillés ou du moins ont l’espoir de retrouver ce qu’ils ont connu ces dernières années.

Certaines menaces sont aujourd’hui identifiées.

Comment avez-vous réagit ?

Sans tout vous dévoiler, nous continuons bien entendu à soutenir du mieux possible nos amis kurdes, la branche technique du groupe va gérer les attaques ciblées sur nos comptes, ce n’est guère un problème après trois ans passés quotidiennement à s’occuper de ce genre de cas sur les réseaux.

Pour le reste, et sur les problèmes dont l’origine est bien plus proche de nous en France, les suites données sont en cours de finalisation mais, sans trop vous en dire, entreront dans le cadre d’une procédure légale.

Comment voyez-vous votre avenir ? Qu’est-ce que cela change pour vous ?

Nous réfléchissons et travaillons actuellement sur le plan législatif. Un cadre juridique permettra de sanctuariser certaines choses mais sera surtout profitable à tous.

Nous préférerions vous dire que dans six mois la propagande et l’apologie du terrorisme sur les réseaux n’existeront plus mais nous avons conscience que cela va durer quelques années encore.

Cela ne change rien pour nous et surtout pas notre détermination sur l’objectif à atteindre. La prise de conscience sera collective et seule l’unité peut permettre de le faire. Nous avons donc encore beaucoup de travail, vous vous en doutez.

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