Offensive turque en Syrie. Un nouvel espoir pour les djihadistes
Un djihadiste soutenu par la Turquie à Afrin, en mars 2018.

Dès que le président Donald Trump a ordonné le retrait des contingents américains opérant dans le nord de la Syrie, la Turquie s’est lancée dans une offensive contre une région dominée par les milices arabo-kurdes. Afin d’éclairer les aspects géopolitiques de cette invasion, Orient XXI s’est entretenu avec Salih Muslim, porte-parole du Parti de l’union démocratique, Fehim Taştekin, analyste et journaliste, Agit Polat, porte-parole du Conseil démocratique kurde en France et Raphaël Lebrujah qui se trouve sous les bombes à Qamishlo.

LE RETRAIT DES ÉTATS-UNIS OUVRE LA PORTE À LA TURQUIE

Agit Polat, porte-parole du Conseil démocratique kurde en France (CDK-F). — Les Forces démocratiques syriennes (FDS) et l’autogouvernement ont toujours affirmé que les accords avec les États-Unis n’étaient que des accords tactiques et absolument pas une entente à portée stratégique. Nous savions que, tôt ou tard, les États-Unis se retireraient. Mais, aujourd’hui, nous nous sentons trahis. Ils ont rompu les accords que nous avions passés sur l’établissement d’une zone de sécurité. Les FDS ont respecté à la lettre ces accords. Ils se sont retirés de deux endroits importants : Serekeniye (Ras Al-Aïn) et Girî Spî (Tal Abyad) afin de permettre des patrouilles conjointes États-Unis-Turquie. La trahison des États-Unis a ouvert la porte à l’opération turque. Celle-ci a un objectif principal : anéantir l’autogouvernement pluraliste, pluricommunautaire et pluriconfessionnel qui a été mis en place dans le nord et l’est de la Syrie. La conséquence directe en sera un renforcement du djihadisme et du terrorisme.

Fehim Tastekin, analyste et journaliste. — Si jamais la Turquie s’emparait du territoire du nord de la Syrie, Recep Tayyip Erdoğan poserait trois conditions à un éventuel retrait. D’abord, comme l’autogouvernement avec les Kurdes en Syrie n’a jamais obtenu de reconnaissance régionale ou internationale, il s’emploiera à éliminer ses institutions démocratiques. Ensuite, il proposera comme alternative à l’armée syrienne officielle la nouvelle armée qu’il est en train de créer sous le nom d’« Armée nationale syrienne ». Le président turc va tout faire pour que cette armée soit reconnue officiellement. Enfin, s’il ne parvient pas à renverser Bachar Al-Assad, Erdoğan va s’efforcer de provoquer une partition de la Syrie. Il poursuit le rêve multiséculaire des Ottomans : étendre le territoire de la Turquie — ainsi qu’Atatürk l’avait fait en récupérant Alexandrette (l’actuel Hatay) en 1938.

LES GROUPES DJIHADISTES REMIS EN SELLE PAR LA TURQUIE

F. T. — Les groupes rebelles qui soutiennent l’offensive turque ne sont pas des rebelles « modérés ». Ce sont en grande majorité des djihadistes. Il s’agit de plus de cinquante organisations (dont certaines de Turkmènes qui ne sont pas tous des « radicaux »), mais les plus puissantes, du point de vue idéologique et opérationnel, sont des organisations islamistes, comme Al-Qaida, Fatah Al-Cham l’organisation de l’État islamique (OEI), Hayat Tahrir Al-Cham… Elles se retrouvent maintenant aux côtés de l’armée turque. Donc l’Armée nationale syrienne créée par la Turquie a et aura une orientation islamiste.

Salih Muslim, porte-parole du Parti de l’union démocratique (PYD), principale force politique kurde dans le nord et l’est de la Syrie. — Nous connaissons ceux qui entrent en Syrie avec les troupes turques. Certains étaient des émirs dans l’OEI, d’autres viennent des villages de Girî Spî (Tal Abyad) et se sont échappés en Turquie quand nous avons chassé l’OEI de cette zone. Ils sont bien connus des habitants de cette région.

Il est évident que cette opération turque va permettre aux groupes djihadistes de se renforcer ou, pour certains, de renaître de leurs cendres. Les Européens devraient en prendre conscience. Les attentats sur le sol européen ont été perpétrés par des terroristes venant de la Syrie et passés par la Turquie. Un renforcement de ces groupes déclenchera certainement de nouveaux attentats en Europe.

Ce qui se passe à Afrin symbolise le projet politique qu’Erdoğan entend appliquer pour tout le nord de la Syrie. Dans le canton d’Afrin, des changements démographiques sont en cours. La ville était à 95 % une ville kurde ; ils n’en reste que 15 %. C’est le résultat d’un nettoyage ethnique auquel se sont livrés les Turcs. Les autres viennent d’Idlib ou de la Ghouta, souvent des familles de djihadistes qui ont combattu avec l’OEI ou Al-Nosra. 

Pillages, vols, viols, enlèvements contre rançon, c’est ce qui attend tout le nord de la Syrie si la Turquie poursuit victorieusement son offensive.

CALCUL RISQUÉ DE LA RUSSIE, IMPUISSANCE DE DAMAS

F. T. — La Russie cautionne l’invasion turque à condition qu’elle reste limitée dans le nord de la Syrie. Elle espère ainsi pousser les Kurdes dans les bras de Damas. Elle préfère que la Turquie soit présente en Syrie plutôt que les États-Unis, même si elle est consciente qu’une fois installée dans le nord du pays, la Turquie n’en partira pas aisément. Cela explique le silence de Moscou, en plus des accords économiques conclus récemment entre elle et la Turquie.

A. P. — Le principal objectif de la Russie est d’affaiblir les Kurdes et, par la suite, de pouvoir organiser des négociations entre les FDS affaiblies et le régime syrien. C’est un pari risqué parce que, comme l’histoire en témoigne, une fois installée, la Turquie ne partira pas de son plein gré. Mais le principal enjeu pour la Russie, c’est d’éloigner la Turquie de l’OTAN. Pour cela, elle est donc prête à faire des concessions en ce qui concerne la souveraineté territoriale de la Syrie.

S. M. — On constate à quel point le régime syrien est faible et dépendant de la Russie et de l’Iran. L’Iran, comme Israël d’ailleurs, est mécontent de ce soutien de la Russie à l’opération d’Erdoğan ; il a protesté contre la présence de troupes turques sur le sol syrien. La Russie poursuit l’objectif d’un équilibre régional entre la Turquie et l’Iran. Elle ne veut pas d’un Iran trop puissant non plus. Nous avons pu le mesurer pendant l’offensive à Deir-Ezzor où les Russes ont demandé aux FDS de prendre la ville, riche en réserves de gaz naturel. Cette action militaire s’étant effectuée au détriment du régime syrien et de l’Iran.

F. T. — La position de Damas à propos des Kurdes a été formulée ainsi : « Débarrassez-vous d’abord des troupes nord-américaines et après on verra. ». Mais les Kurdes n’ayant aucune garantie que Damas, Moscou ou Téhéran leur accordent l’autonomie qu’ils revendiquent, comment auraient-ils pu demander aux États-Unis de se retirer ? De plus, les FDS exigent une autonomie militaire, ce que l’armée syrienne officielle n’est pas prête à leur accorder.

Damas attend le moment propice pour faire avancer sa propre armée dans le nord de la Syrie. Actuellement, le rapport des forces n’est pas en sa faveur, elle pourrait donc se contenter, dans un premier temps, de récupérer les champs de pétrole de Deir Ezzor. Pour Damas, une invasion turque limitée pourrait être bénéfique. Elle met à mal le contrôle que les FDS exercent sur ce territoire, ce qui lui permettrait d’envisager de le récupérer. Bachar Al-Assad veut bien des FDS affaiblies, mais n’entend pas que la Turquie occupe le nord de la Syrie de façon permanente. C’est jouer avec le feu dès lors que personne ne peut savoir jusqu’où Erdoğan entend conduire son opération sur le plan territorial.

LES FDS DEMANDENT UNE ZONE D’EXCLUSION AÉRIENNE

Raphaël Lebrujah, journaliste à Qamishlo. — Ça bombarde un peu partout, des cibles militaires, mais aussi civiles, un camp de réfugiés, des prisons. L’armée turque et les milices djihadistes n’avancent que lentement. La résistance des FDS est tenace. Ils sont déterminés à tenir, mais une no-fly zone leur est absolument nécessaire. C’est déjà une boucherie, et les gens (pas seulement les Kurdes) sont désespérés de cette trahison nord-américaine.

Source : OrientXXI

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