Longtemps évoquée par le gouvernement agressif d’Ankara, l’opération militaire turque sur Afrin a été déclenchée le samedi 20 janvier. Une intensification des tirs d’artillerie, depuis des mois sporadiques mais réguliers, ainsi que des bombardements aériens ont marqué le début de l’offensive turque sur cette province de la Fédération démocratique de Syrie du Nord.

Les offensives terrestres menées depuis la Turquie mais aussi à partir de la zone qu’elle occupe déjà en Syrie à l’est d’Afrin ont jusqu’à présent été repoussées par les Forces démocratiques syriennes (FDS), selon leurs dires. Dans le même temps, le premier ministre turc a affirmé dimanche que l’armée turque, soutenue par des milices syriennes, sont parvenues à pénétrer en Syrie au nord d’Afrin.

Ironiquement nommée « Rameau d’olivier », l’opération militaire turque marque un tournant dans le conflit syrien. Outre la profonde détermination d’Erdogan d’en finir avec Afrin depuis des années, plusieurs facteurs semblent expliquer cette agression militaire sur une région où vivent environ un demi-million de personnes.

Afrin en écho à Idlib

Le premier concerne Idlib et sa province, la dernière à échapper au contrôle du régime de Damas. Hayat Tahrir al-Sham, coalition djihadiste en partie issue de l’ex Front al-Nosra (scission d’al-Qaeda en 2016), y est la force militaire dominante. Fin décembre, certains de ses éléments attaquent la base aérienne russe de Hmeimim, proche de Lattaquié. Une semaine plus tard la plus importante base aérienne russe en Syrie est de nouveau attaquée, cette fois-ci par des drones. Les pertes humaines et les dégâts matériels sont conséquents, ce qui ne manque pas de provoquer la colère des autorités russes. Elles mettent en exergue que l’utilisation massive et coordonnée de drones à la technologie avancée ne saurait être le fait de seuls groupes armés. Moscou sous-entend ici un soutien étatique lors de ces actions et intime à la Turquie de tenir avec davantage de fermeté les milices et différents groupes qu’elle a sous son influence. Le ton monte entre les deux pays et l’offensive militaire des forces pro-régime dans la province d’Idlib, lancée le 25 décembre, gagne en intensité.

La Turquie condamne cette progression du régime d’al-Assad dans une région qu’elle considère comme faisant partie des zones de désescalades négociées entre le régime, l’opposition, la Russie, la Turquie et l’Iran à Astana (Kazakhstan) en septembre 2017. Pour Moscou, Hayat Tahrir al-Sham est une organisation terroriste et n’est donc pas concerné par les accords d’Astana. Un point de vue que ne partage pas la Turquie. Hayat Tahrir al-Sham est pour elle un allié fiable et puissant sur le terrain. Les liens entre eux sont suffisamment forts pour avoir permis il y a quelques mois aux forces turques et aux milices qui lui sont inféodées de pénétrer sur le territoire contrôlé par le groupe terroriste. Elles prennent alors position sur la frontière au sud d’Afrin, complétant ainsi son encerclement.

A la différence des autres régions de la Fédération démocratique de Syrie du Nord, ce sont les forces russes qui y sont stationnées. La province d’Afrin est donc de facto placée sous la protection de la Russie, ce que n’ont pas manqué de souligner les Etats-Unis en affirmant que la situation de cette région relevait de la responsabilité exclusive de Moscou. Dans ce contexte, il n’est pas déraisonnable de penser que les hostilités déclenchées par la Turquie soient une réponse à la progression des forces de Damas dans la province d’Idlib.

En ouvrant un nouveau front, en attaquant des frontières où sont positionnées des troupes russes et en envenimant le conflit en Syrie, la Turquie contraint la Russie à redébattre de la situation globale dans le nord-ouest syrien et engage avec elle une épreuve de force. Pour l’instant la Russie semble céder aux revendications turques et se retire des zones de combat. Hormis des gains territoriaux et le règlement définitif du problème kurde à Afrin, Erdogan espère aussi faire relâcher la pression sur ses alliés d’Idlib et obtenir de nouvelles concessions de la part de la Russie et de son protégé damascène.

Qui veut la paix à Sotchi mène la guerre

Car se profile le 30 janvier à Sotchi une nouvelle réunion du Congrès du dialogue national syrien. Sa tenue est longtemps restée incertaine à cause des tensions croissantes entre la Turquie et les autres acteurs étatiques autour de la question d’Idlib. Sur la défensive dans cette province, Ankara et ses alliés de tous bords ont choisi de prendre l’initiative à Afrin. Comme il est de coutume depuis des années en Syrie, un regain de violences militaires précède souvent les négociations à venir. Chacun cherche à démontrer sa puissance, à avancer ses pions afin de se présenter en position de force à la table des négociations.

La volonté affichée de la Russie de faire participer à ses discussions des membres de la Fédération démocratique de Syrie du Nord, même sélectionnés par ses soins, a essuyé un refus ferme de la part de la Turquie. Environs 1500 personnes sont néanmoins attendues sur les bords de la mer Noire pour, une fois de plus, tenter de trouver une issue politique et pacifique à un conflit qui entrera bientôt dans sa huitième année. La Russie devrait y tenir le rôle périlleux de médiateurs dans des pourparlers qui se concentreront probablement sur la situation explosive au nord-ouest de la Syrie. Mais en attendant la paix, chacun fait la guerre.

Maladresse américaine

Les récentes déclarations américaines paraissent également avoir contribué au déclenchement de l’offensive militaire turque sur une province d’Afrin qui abrite des centaines de milliers de réfugiés syriens. Le 13 janvier, Washington a publiquement déclaré vouloir créer une force de sécurité frontalière en collaboration avec l’administration de la Fédération démocratiques de Syrie du Nord. Forte de 30 000 femmes et hommes, elle serait chargée de la surveillance des frontières avec la Turquie et l’Irak et s’inscrirait dans le cadre de la lutte contre le terrorisme sur le long terme. Cette annonce a provoqué la fureur de la Turquie qui ne veut pas voir se légitimer des frontières avec une administration autonome démocratique qu’elle ne reconnaît pas, sinon en tant que simple entité terroriste.

Les Etats-Unis ont eu beau démentir leur intention initiale ces derniers jours en arguant qu’il y avait eu incompréhension, la Turquie a mis ses menaces guerrières à exécution. La Russie a regretté qu’avec cette annonce, les Etats-Unis aient mis de l’huile sur le feu et rejette ainsi la responsabilité de l’attaque turque sur Afrin. A peine entamée, Erdogan a affirmé qu’elle se prolongerait sur Manbij, où sont notamment présents une partie des 2000 soldats américains présent sur le territoire de la Fédération démocratique de Syrie du Nord. Si tel était le cas, les Etats-Unis ne pourrait alors plus se dérober comme aujourd’hui derrière la Russie.

 Condamnation syrienne, murmure russe et saisie du Conseil de Sécurité

La Syrie a rapidement condamné « la brutale agression turque sur Afrin, qui constitue une partie intrinsèque du territoire syrien » contestant par ailleurs « les allégations du régime turc selon lesquelles elle a été informée de cette opération militaire ». Damas a par ailleurs rappelé en milieu de semaine que toute intrusion « dans l’espace aérien syrien d’appareils de l’aviation turque entrainerait leurs destructions. »  Des menaces qui n’ont pas franchement l’air d’inquiéter la Turquie.

La Russie utilise de son côté un langage plus subtil et invite l’ensemble des forces antagonistes à la « modération ». Moscou semble prêt à beaucoup de concessions afin de ne pas envenimer la situation actuelle et sortir le plus rapidement possible de la guerre en Syrie. Celle-ci a déjà coûté la vie à des centaines de militaires russes et demeure à ce titre très impopulaire en Russie. Un détail qui a son importance puisque Vladimir Poutine remet en jeu son titre de président au mois de mars. Cet agenda politique domestique impose à la Russie une attitude plus passive et propice au compromis. La Turquie semble vouloir en tirer un maximum de profits.

Alors que les Etats-Unis font part de leurs « inquiétudes », la France a appelé à un arrêt immédiat des combats. A son initiative, une réunion d’urgence du Conseil de sécurité de l’ONU se tient le lundi 22 janvier afin de trouver des solutions aux crises actuelles à Afrin, mais aussi à Idlib et dans la Ghouta, banlieue de Damas assiégées par le régime depuis des années. Le ministre des affaires étrangères turques a sobrement commenté que  » si la France aborde le sujet (opération Rameau d’olivier) au Conseil de sécurité de l’ONU, elle aura choisi le camp du terrorisme. »

Le Conseil de Sécurité de l’ONU est formé de cinq membres permanents (la Russie, la Chine, les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne) auxquels s’ajoutent dix membres non-permanents, en ce moment la Bolivie, la Côte d’Ivoire, l’Ethiopie, la Guinée Equatoriale, le Kazakhstan, le Koweït, les Pays-Bas, le Pérou, la Pologne et la Suède. C’est lui qui décide de l’envoie de mission de maintien de la paix de l’ONU à travers le monde. Il a le pouvoir de résoudre de nombreux conflits mais dans les faits, son action est souvent entravée par le droit de veto des membres permanents. Un seul suffit à paralyser un projet de résolution soutenu par les tous les autres, ce qui a attiré sur le Conseil de sécurité de nombreuses critiques dans le passé. Souvent accusé d’être une coquille vide, il est fustigé pour son incapacité à résoudre les situations d’urgences et faire entendre sa voix.

En attendant d’éventuelles mesures de la communauté internationale les Kurdes et leurs partenaires des Forces démocratiques syriennes (FDS) sont une fois de plus seuls avec leur montagne. Ils s’y accrocheront fermement et vendront chèrement chaque rameau d’olivier.

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