Par André Metayer

Ocalan est un grand dirigeant, un « patron XXL », les Kurdes le savent, Erdogan aussi. Dommage que les dirigeants européens feignent de l’ignorer encore. Ils laissent passer la chance de pouvoir régler la question kurde politiquement avant qu’il ne soit trop tard. Erdogan retient dans ses geôles depuis 20 ans celui que les amis des Kurdes appellent le « Mandela kurde » mais il n’est pas arrivé à briser sa résistance, ni à le couper de son peuple et ce malgré la mise en place d’un système d’isolement complet depuis 8 ans (hormis une visite d’une demi-heure, en 2016, accordée à son frère). Les derniers événements en sont la preuve. Pour stopper les grèves de la faim et les « jeûnes de la mort », qui ne cessaient de s’étendre dans les prisons turques (mais pas seulement (à Strasbourg, à Paris, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne, au Canada, en Autriche, en Suisse, au Kurdistan d’Irak), au point de devenir embarrassantes pour le pouvoir, Erdogan a été dans l’obligation de le sortir de sa mise au tombeau, lui permettant, par la voix de ses avocats, de lancer l’appel que lui seul a autorité à émettre, celui de demander d’arrêter le mouvement de grèves :

j’attends des amis engagés dans les grèves de la faim et les jeûnes de la mort de mettre un terme à leur action, à la lumière des explications détaillées qui seront données par mes deux avocats. Je tiens à dire que vos intentions à mon égard ont atteint leur objectif et vous témoigne ma reconnaissance et mon affection profonde. C’est surtout à partir d’aujourd’hui que j’espère vous voir à mes côtés avec l’intensité et la volonté nécessaires. Avec mon affection et mes salutations infinies.

L’effet a été immédiat.

Les grèves de la faim : une arme redoutable

Les grèves de la faim lancées 17 novembre 2018 par Leyla Güven ont donc obtenu un résultat incontestable, l’isolement a été levé et l’effet a été immédiat :

Abdullah Ocalan a rencontré ses avocats une deuxième fois le 22 mai. Cette rencontre était importante après la déclaration du ministre de la Justice selon laquelle l’isolement avait été levé. Il a appelé tous les grévistes de la faim à cesser leur action. Dans ce contexte, alors qu’il est largement admis que l’isolement est injuste, illégitime et illégal, la demande d’Abdullah Ocalan de mettre fin aux actions est significative et doit être satisfaite.

L’appel a été entendu et les grévistes de la faim, tout en mettant fin à leur mouvement, ont promis de rester vigilants et en appellent aux forces démocratiques et aux organisations des droits de l’homme pour veiller au respect des engagements pris par le gouvernement turc.

Pour autant, les grèves de la faim sont un mode de protestation à manier avec d’infinies précautions, dont la répétition mettrait en cause leur efficacité même. Les Kurdes ont eu la sagesse d’écouter leur leader charismatique et de consentir au compromis : même si toutes les revendications n’ont pas encore été acceptées, ils ont su capitaliser l’une d’elles, essentielle à leurs yeux : la levée de l’isolement. Il faut ici saluer le courage de tous ces militants qui se sont engagés dans une action périlleuse et leur sagesse de de ne pas s’enfermer dans une logique mortifère.

Bras de fer Ocalan-Erdogan

Mais qui a pu faire céder Erdogan ? Les grèves de la faim ont mis en évidence l’attachement du peuple kurde à son leader et vraisemblablement déclenché la visite du CPT (Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants) dans 18 établissements pénitentiaires en Turquie (les rapports du CPT ainsi que les réponses des gouvernements sont malheureusement strictement confidentiels) :

une délégation du CPT du Conseil de l’Europe a effectué une visite ad hoc en Turquie du 6 au 17 mai 2019. L’objectif principal de la visite était d’examiner la façon dont étaient traitées les personnes privées de liberté par les forces de l’ordre ainsi que les garanties dont elles pouvaient bénéficier. A cette fin, la délégation du CPT s’est entretenue avec plusieurs centaines de personnes qui étaient ou avaient récemment été placées en garde à vue dans les provinces d’Ankara, de Diyarbakır, d’Istanbul et de Şanlıurfa. La délégation a également saisi l’occasion de la visite pour se rendre à la prison de haute sécurité de type F d’Imralı afin d’évaluer le traitement et les conditions de détention des personnes (quatre) incarcérées actuellement dans cet établissement et de réexaminer les dispositions prises par les autorités turques à la lumière des recommandations formulées par le CPT à la suite de sa précédente visite dans cette prison (en avril 2016). Dans ce contexte, une attention particulière a été accordée au programme d’activités communes proposé aux détenus comme à l’application dans les faits de leur droit de recevoir des visites de leurs proches et de leurs avocats.

Il est indéniable que d’autres facteurs ont joué pour arriver à ce résultat, dont il ne faut pas minimiser l’importance. La proximité de nouvelles élections municipales à Istanbul, dont les résultats de mars dernier ont été invalidés, a sans doute joué : Erdogan sait qu’il a besoin de voix kurdes pour renverser un scrutin qui lui a été défavorable. Mais d’une façon générale Erdogan est en difficulté tant à l’intérieur de son pays et même de son propre parti, avec une crise économique qui entraine la chute de la livre turque et une érosion du pouvoir d’achat, que sur le plan régional et international. Rien ne va plus avec Trump depuis qu’il a l’intention de doter la Turquie du système de défense anti aérienne S-400, l’un des fleurons de l’industrie de défense russe, un achat qui risque de provoquer une crise diplomatique majeure entre Ankara et Washington et semer le trouble au sein de l’Alliance atlantique. D’un autre coté l’offensive de Bachar el-Assad, avec son mentor Poutine et les milices iraniennes, visant à reconquérir le territoire syrien, constitue une menace directe pour la Turquie. La bataille d’Idib est édifiante à ce sujet et sans doute l’objet de marchandages dont on ne peut prévoir l’issue. Dans un communiqué publié le 29 mai, la Présidente de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), Liliane Maury Pasquier, appelle à une reprise du processus de paix entre la Turquie et le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK?). Erdogan va-t-il saisir l’occasion et revenir à la table de négociation, comme en 2012, avec Abdullah Ocalan, « le Mandela kurde », comme interlocuteur principal ? Le bras de fer continue.

Petit rappel historique à propos de Mandela

« Je lève aujourd’hui l’interdiction pesant sur le Congrès national africain (ANC) et j’annonce la libération sans conditions de tous les prisonniers politiques, y compris Nelson Mandela ». Le 2 février 1990, le président sud-africain Frederik de Klerk, par cette annonce fondamentale, faite devant le parlement, engageait l’Afrique du Sud dans une voie nouvelle en mettant fin au régime d’apartheid.

Pourtant, tout l’opposait à son futur successeur : son histoire, ses origines, son combat. Mais ces deux hommes, frères ennemis, ont su peu à peu se transformer en agents de la paix et de la réconciliation. Neuf jours après l’annonce du président sud-africain, Nelson Mandela sortait de prison après vingt-sept années de détention. Trois ans plus tard, en1993, Frédéric de Klerk et Nelson Mandela recevaient le prix Nobel de la paix récompensant « leur travail pour l’élimination pacifique du régime de l’apartheid et pour l’établissement des fondations d’une Afrique du Sud nouvelle et démocratique ». Le 27 avril 1994, Nelson Mandela devenait le premier président noir d’Afrique du Sud.

Par André Metayer

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