Pourquoi faire une critique du livre La Révolution kurde, le PKK et la fabrique d’une utopie édité chez La Découverte et publié en septembre 2017 ? Déjà parce qu’il y en a eu peu et pour cause, il s’agit d’un livre aux critiques, si ce n’est aux attaques, sophistiquées et difficiles à démasquer. Si l’on considère son titre et son esthétique de couverture, une photo de femmes combattantes de la guérilla du PKK avec une typographie rouge et verte, la cible semble claire : les sympathisant-e-s de la cause kurde, de gauche et plus particulièrement du PKK.
La sophistication de l’argumentation demande un développement. Le livre est fourni en sources, en documentation, en procédés académiques qui enrobent un propos profondément politique. L’auteur se donne pourtant une apparence de neutralité d’entrée de jeu. Il s’agirait de faire la part entre le discours et la pratique réelle « Il faut noter par ailleurs que l’enthousiasme de nombreux intellectuels, journalistes et activistes internationaux à propos du PKK semble avoir des effets faussement performatifs : en s’en tenant aux discours, ils tendent à occulter les différences pouvant exister entre les énoncés et les pratiques réelles. »(1). Mais que connaît-il vraiment de la réalité, n’ayant passé qu’une semaine de sa vie au Bashur, Kurdistan du Nord de l’Irak, en 2014, contrairement à certains qu’il critique à travers ces lignes ? Que penser de quelqu’un qui n’est même pas allé au Kurdistan de Turquie, pourtant facilement accessible avant 2015, pour confronter ses sources avec la réalité du terrain et qui nous explique qu’il est dans le réel ?(2) Le réel pour lui consiste à lire des livres et des articles plus qu’à aller vérifier ce qui y est rapporté sur place, tout en restant bien assis sur sa chaire de science politique de la Sorbonne.
Les idées, en particulier politiques (3), se développent dans un contexte donné, et surtout avec un but ou tout du moins un objectif. Son livre et les idées qu’il contient ne font pas exception. Son positionnement a toutes les apparences de celui d’un homme appliquant une démarche issue de l’idéologie positiviste(4). Elle n’est pas neutre. Il se place comme un observateur neutre plaçant la raison au-delà de sa condition, à savoir celle d’un chercheur occidental issu d’une grande école avec un capital culturel. Du haut de sa démarche scientifique surplombante, il va nous illuminer de son savoir durement acquis par une méthodologie solide et vérifiable épurée de toute subjectivité et de tout affect. Cela serait-il la définition cachée du réel pour l’auteur ?
Monsieur Grosjean ne manque pas de mettre en avant des aspects positifs de l’évolution du mouvement de libération kurde notamment au Rojava. Pour autant il interpelle directement ses soutiens qu’il semble vouloir ménager pour mieux dénigrer le PKK. Vu qu’il critique à plusieurs reprises l’appareil de mobilisation et de soutien du PKK, cela fait peu de doute.
L’ « Homme nouveau »
Après un retour sur les événements antérieurs au PKK et au processus qui a conduit à sa création, il propose une introduction classique à la question de la séparation de leur territoire entre empire ottoman et perse puis aborde les révoltes kurdes du 19e siècle et du 20e siècles. Les yeux commencent à piquer de manière sévère à partir de la description du PKK des années 1980 à la page 42 : « Le bilan humain de la guérilla et de sa répression est révélateur : plus de 45 000 morts (majoritairement kurdes), destruction de plus de 4 000 villages et hameaux et déplacement de centaines de milliers de personnes ». Voyez déjà comment la phrase est formulée. Bien entendu le chiffre de 45 000 morts est donné par l’État turc. La guérilla est mise au même niveau que les massacres de masse de l’État turc et rendue responsable de la politique de destruction systématique des villages par l’État turc. On met donc sur le même plan la résistance contre l’oppression et l’oppresseur. Le déclencheur de la lutte de guérilla au début des années 80 est lié à l’enfermement de nombreux cadres du PKK dans les prisons turques et condamnés à mort suite au coup d’État.(5) Le but premier de la lutte armée était d’éviter la mort à ses cadres, ce qui a permis d’obtenir des résultats avec l’annulation de la peine de mort pour certains d’entre eux. M. Grosjean n’en fait nullement mention, seule compte pour lui l’application de la ligne du parti originel. Selon lui : « « il s’agit de mobiliser et de recruter de nouveaux militants, et surtout de devenir l’acteur de référence du mouvement kurde et de la gauche turque. »(6) Aucune subjectivité, aucun enjeu de sauvetage. Aucune solidarité. L’objet n’est qu’un pur acteur de pouvoir.
Grosjean explique à de nombreuses reprises que pour former l’Homme nouveau, le PKK a recours aux exécutions des déviants: « Selon Selim Cürükkaya (ancien haut commandant du PKK ayant fui le parti en 1993 et qui vit depuis caché en Europe), plus de cinquante personnes auraient ainsi été exécutées entre 1985 et 1992 mais, entre 1978 et aujourd’hui, ces exécutions pourraient avoir concerné plusieurs centaines de militants, voire plus d’un millier. »(7) Bien sûr, une organisation qui exécute pour déviance si facilement élimine une partie significative de ses militants. Le PKK ne comptant dans son noyau dur que quelques milliers de militants, de tels chiffres relèvent de l’ordre du fantasme. Plus encore, ces propos ne sont pas corrélés par la manière de procéder du PKK dans les exclusions et scissions les plus spectaculaires que l’organisation a vécue. La femme d’Öcalan, alors accusée de complot avec l’État turc, n’a pas été exécutée pour déviance. La scission du parti avec le frère d’Öcalan, Osman, n’a pas non plus fini par des centaines d’exécutions pour déviance.(8) Bref, on comprend vite qu’il y a des contradictions entre la réalité et les propos. D’ailleurs M. Grosjean, avec sa démarche scientifique irréprochable et neutre, oublie d’expliquer que M. Cürükkaya est connu pour travailler étroitement avec les services secrets allemands. Il faut préciser qu’il y a bien eu des membres du PKK qui ont été exécutés mais pour des raisons bien précises, comme par exemple des commandants qui ont donné leurs hommes en échange d’argent ou d’avantages matériels.(9) Elle est où l’objectivité ? Le PKK ne s’en vante pas. Il a fait sa critique. Il a tourné la page.
Pour clore cette partie, M. Grosjean ne fait que des citations d’anciens livres d’Abdullah Öcalan. Il n’a aucun moment cité les dernières parutions comme Le Manifeste pour une civilisation démocratique. On y trouve une critique radicale de l’Homme nouveau et de la démarche du PKK a l’époque qui est très critiquable par ailleurs mais pas sur les points soulignés par M. Grosjean. Il ne retrace nullement l’évolution intellectuelle de l’organisation comme il le prétend. Est-ce que je vais me fonder sur les écrits et idées du maréchal Foch pour vous définir la doctrine actuelle de l’armée française ? C’est utile mais certainement fort incomplet si on n’a pas analysé les écrits du général De Gaulle ou celui du Général Beaufre, pour ne citer qu’eux deux. M. Grosjean fait ainsi une analyse complètement anachronique pour prétendre à la fin, que dans le fond, le PKK n’a que très peu changé. C’est logique quand on ne prend connaissance que des anciens écrits. D’ailleurs M. Grosjean, 100% objectif, ne conseille dans ses références bibliographiques aucun livre de M. Öcalan.
Un livre bourré d’erreurs
Le sérieux de la démarche de M. Grosjean est parfois très douteux. Par exemple, M. Grosjean est allé à Maxmur au Kurdistan. C’est un camp de réfugié-e-s kurdes de Turquie situé à la frontière entre l’Etat irakien et la zone autonome du Kurdistan. Il est protégé par le PKK. M. Grosjean n’est pas capable de savoir où se situe administrativement le camp. « Aujourd’hui, le camp de Maxmûr, qui accueille des réfugiés kurdes de Turquie, situé dans la province de Kirkouk (…) »(10). M. Grosjean ne connaît visiblement pas grand chose du camp. Il est situé dans la province d’Erbil. Comment je le sais ? Parce que j’y suis allé, j’ai eu un entretien avec la comaire qui nous a expliqué la longue histoire du camp harcelé par les autorités d’Erbil et parce que par la suite je regarde sur Google map pour vérifier et que je corrobore avec d’autres témoignages sur la question. M. Grosjean ne l’a visiblement pas fait et n’est pas capable de situer sur une carte un camp qu’il est censé avoir étudié.
M. Grosjean fait d’autres bourdes, notamment celle-là : « Les relations amoureuses sont d’abord toujours strictement interdites pour les militants européens du PKK (…) et cette interdiction est toujours valide aujourd’hui au sein des HPG (…) mais aussi des branches armées du PYD ou du PJAK. »(11) Dans une note de bas de page, il nuance en expliquant que visiblement il y aurait des exceptions aux seins des YPG. M. Grosjean, visiblement, ignore un aspect central. C’est la notion de cadro. L’immense majorité des combattants des YPG sont des gens qui font un service limité dans le temps, au début basé sur le volontariat. Puis la conscription est imposée et finalement organisée dans des unités nommées HXP. Pendant le service, il n’est pas autorisé d’avoir de rapports sexuels. Mais beaucoup sont des parents, des personnes mariées car il s’agit d’une milice populaire en partie composée de conscrits et de volontaires. En revanche les cadros sont ceux qui ont prêté serment. Eux ne peuvent pas être mariés, ni avoir d’enfants. Ce sont des combattants dévoués qui donnent leur vie au Rojava. C’est un engagement proche de celui qui conduit à rejoindre un ordre monastique. Les cadros sont des ascètes qui consacrent leur vie à la révolution. Personnellement je le sais car j’ai dormi dans les casernes des YPG et j’ai vécu avec eux. J’ai rencontré leurs femmes et leurs enfants et certains d’entre eux m’ont expliqué pourquoi ils avaient fait le choix d’une vie de cadro. Mais bon M. Grosjean a une démarche dépassionnée, puisqu’il n’est jamais allé au Rojava.
Nous n’allons pas nous arrêter en si bon chemin. « l’ENKS(12) est totalement marginalisé dans le jeu politique syrien et ses militants interdits d’activités politiques dans les zones kurdes de Syrie. » Pourtant le PDK-S, membre de l’ENKS, n’avait visiblement aucun problème à parler à la caméra de Mireille Court et de Chris De Hond dans leur reportage Rojava : Une utopie au cœur du chaos syrien.(13) L’inverse est en revanche faux. Ces opposants ont obtenu des postes à Efrin, aux côtés des djihadistes et autres islamistes envahisseurs, où le PYD est interdit. J’ai moi-même pu constater sur place une grande pluralité politique et d’oppositions dans les territoires sous « contrôle » du PYD.(14) C’est le cliché classique d’une pseudo dictature militaire au Rojava. Comment je le sais ? Parce que contrairement à M. Grosjean, je suis allé à l’assemblée législative de Cizîré à Amuda au Rojava et que j’ai parlé aux députés. J’ai eu des entretiens avec de nombreux ministres, des représentants de tribus arabes. Je suis également allé chez les habitant-e-s pour leur poser des questions sans accompagnateur(15), de même que je suis allé à Tell Abyad.
En 2013, le PDK-S avait tenté d’organiser une insurrection. Un tel parti aurait déjà été interdit en France, pourtant au Rojava, ce n’est pas le cas. La liste est loin d’être close, mais le lecteur l’aura compris, la démarche de l’ouvrage n’a rien d’une démarche scientifique, ni même d’une approche non partisane.(16)
Une apothéose sur la question des femmes kurdes
S’il y a bien des passages du livre qui sont très problématiques, ce sont bien ceux sur la question des femmes. Pour M. Grosjean, le PKK pense que: « Le patriarcat ne serait apparu qu’avec la colonisation turque, persane et arabe. »(17) Non, le PKK défend l’idée que le patriarcat est apparu avec les civilisations dites « accumulatives »(18) et la sédentarisation. M. Grosjean aurait pu assister, ne serait-ce qu’une seule fois, à une formation en jinéologie(19), comme l’auteur de ces lignes, pour le savoir. Il aurait même pu juste avoir un entretien avec une représentante du mouvement en France, disposée à répondre à des personnes qui font de la recherche, pour le savoir. Mais passons, il y a bien plus grave plus loin. « On pourrait dire que le système en vigueur dans les années 1990 et 2000 s’apparente – via un véritable code de la pudeur – à une mise à l’écart des femmes et de leurs corps, dans une forme de prolongement de l’économie des rapports de genre qui subsiste dans de larges segments de la société kurde. »(20) Donc, si je comprend bien, au même moment où elles fondent et renforcent dans les années 1990/2000 leurs organisations autonomes de femmes non mixtes, elles se font avilir leur corps ? « De même, hommes et femmes peuvent avoir tendance à considérer les femmes plus susceptibles que les hommes à trahir la cause »(21), L’auteur de ces lignes, a passé une semaine à Qandil dans le quartier général du PKK et on lui a expliqué l’inverse, mais bon, on est plus à ça près. « Il semble donc que coexiste au sein du PKK une véritable sensibilisation à la domination masculine et aux sentiments d’incompétence féminins, d’une part, et une disciplinarisation des corps (via l’interdiction des relations sexuelles pour les membres et combattant(e)s du parti et les attitudes imposées entre les sexes), d’autre part, visant in fine la désexualisation et l’assujettissement des militant(e)s. C’est-à-dire la production de dispositions à s’en remettre entièrement à l’institution du chef. »(22) Dans un langage pseudo-foucaldien(23), cette position va à l’encontre de toutes les positions politiques et idéologiques mais aussi de tous les travaux effectués sur le terrain. Les combattants étrangers et cadres hommes du PKK se plaignent (discrètement) de l’excès inverse. Les femmes sont mises en avant dans tous les domaines de la société. A Kobané pour symboliser la victoire sur Daech, c’est une statue de femmes qui est construite. Pareil pour les héros de la bataille, le cas Arin Mirkan qui est décédée en se faisant exploser au milieu des combattants de Daech est le symbole de la lutte contre cette organisation et elle est mise largement en avant mais qui se souvient des deux combattants hommes qui sont morts dans les mêmes circonstances et quasiment au même moment ? Et il ne s’arrête pas là : « Il reste que toutes ces politiques visant l’égalité entre hommes et femmes, finalement relativement détachées des théories d’Öcalan sont inédites au Moyen-Orient. » Bon j’aimerais comprendre. Un coup M. Grosjean dépeint Öcalan comme un gourou que personne ne peut critiquer sous peine d’être réprimé violemment mais la ligne sur la question des femmes ferait exception. Il aurait au moins pu lire les derniers livres d’Öcalan sur la question notamment quand il aborde la création du patriarcat mais visiblement ce n’est pas dans les compétences de l’auteur. S’il ne voulait pas lire Öcalan, il aurait au moins pu citer Sakiné Cansiz qui a écrit une autobiographie et un film a été réalisé sur elle. Mais visiblement, les femmes n’ont pas d’espace de parole dans ce livre. Cette vision caricaturale de la question des femmes dans le mouvement kurde est dans l’ordre des fantasmes de Monsieur Grosjean. Mais pourquoi ?
Une critique orientée
Tout le long de ma lecture, je me suis demandé, pourquoi ce livre ? Il est globalement bien écrit, l’argumentation y est sophistiquée, il a probablement demandé du travail, il fait un peu plus de deux cents pages hyper référencées. C’est un savoureux mélange de vraies-fausses affirmations, de clichés mal déconstruits. Ces affirmations jouent souvent dans les zones de flou ou sont invérifiables. Mon esprit est encore plus embrouillé quand je vois qu’il semble distribuer des bons points à telle ou telle pratique au Rojava, même parfois au PKK, Il critique l’armée turque à plusieurs reprises. Mais la réponse commence à venir d’elle-même à partir de la page 182 : « Par ses transformations, idéologiques et organisationnelles et son changement de répertoire d’action, le PKK serait la concrétisation en acte, et un des plus beaux exemples, du passage à cette nouvelle vague de mouvements contestataires mondiaux. au moins quatre critiques peuvent néanmoins être émises (…) Or une nécessaire distanciation critique et une attention plus fine aux pratiques (sic)(24) auraient pu l’aider à mettre en lumière des différences entre les discours justificatifs et les pratiques réelles du mouvement kurde de Turquie. Comme ont commencé à le critiquer certaines voix anticapitalistes ou anarchistes(25), le projet du confédéralisme démocratique vient d’en haut et non d’en bas, la structure organisationnelle du PKK s’est complexifiée mais l’encadrement y est toujours très fort et les pratiques du parti d’Öcalan n’ont finalement guère évolué .» Visiblement M. Grosjean apporte beaucoup d’importance aux voix des « anticapitalistes ou anarchistes » étrange après avoir dégueulé toute la propagande de l’État turc et de ses soutiens du PDK. Les « gauchistes » seraient-il la véritable cible du livre ? Les Kurdes eux savent bien se qui se passe là bas. Visiblement les soutiens internationaux ont beaucoup de défauts à ses yeux. L’une des principales références idéologiques du PKK aujourd’hui est Immanuel Wallerstein, théoricien du système-monde avec Samir Amin et André Gunder Frank, l’auteur du livre en pense quelque chose : « Enfin la thèse de Güllistan Yarkin s’appuie sur l’idée qu’à un certain stade du capitalisme correspond un certain mouvement. Cette sociologie historique et structuraliste, inspiré des travaux d’Immanuel Wallerstein, est séduisante à plus d’un titre. Pourtant, sans démonstration précise des rapports de cause à effet entre contraintes mondiales des mouvements et leur structuration singulière, un tel raisonnement reste tautologique. »(26) Cette critique ne sort pas du néant, elle vient d’un courant qu’Immanuel Wallerstein nomme « les positivistes nomothétique », il les décrit de la manière suivante : « Ils critiquent l’insuffisance (ou l’absence) de données quantitatives dans ce type de recherches, et l’insuffisance (ou l’absence) de modèles réduisant des situations complexes dans le but d’obtenir des variables simples et clairement définies. Et ils mettent en cause la probable intrusion de principes moraux dans les travaux analytiques.(…) Ce débat ressemble à un dialogue de sourds : finalement, la question n’est plus de savoir quelle est la méthodologie correcte mais qui, des analystes des systèmes-mondes ou des positivistes nomothétique, donnera les explications les plus plausibles sur la réalité sociale, levant ainsi le voile sur le changement social à plus long terme et à plus grande échelle. »(27) Étrange ressemblance, n’est-ce pas ? Donc le partisan Grosjean a conçu ce livre avec une certaine vision du monde, un certain parti pris. Caché derrière sa pseudo neutralité contre « la probable intrusion de principes moraux », M. Grosjean veut sauver les âmes damnées « anarchistes ou anticapitalistes » et leur manque de rigueur scientifique, il écrit à propos du penseur Alain Touraine : « cette vision politique très orientée (il est lors possible d’affirmer qui fait partie du mouvement social et qui en exclu, comme par exemple des groupes conservateurs ou les groupes révolutionnaires utilisant la violence), fondé sur l’idée d’un certain sens de l’histoire, délégitime tous les mouvements qui ne s’inscriraient pas dans cette direction, au mépris de toute neutralité scientifique. »(28) Si c’est la science qui parle alors que répondre ? Avant de continuer, je voudrais rappeler à ce sujet ce que disait un éminent scientifique, Erwin Schrödinger, pionnier de la physique quantique et philosophe : « Dans l’ordre d’idées actuel, l’influence physique directe, causale, entre les deux considérée comme mutuelle. On dit qu’il y a aussi une impression inévitable et incontrôlable qui vient du sujet et qui s’exerce sur l’objet. Cet aspect est nouveau, et, je dirai, de toute façon plus adéquat. Car une action physique est toujours une inter-action, elle est toujours mutuelle. »(29) Le sujet influence l’objet et vis-et-versa. M. Grosjean n’est pas une page blanche qui débarque de la planète Mars et ayant la distance critique nécessaire pour ne pas être affecté, il a un ingenium comme dirait Spinoza, une personnalité façonnée, des idées, des désirs et des passions. Il est le produit d’un système, il n’est pas neutre, et il n’est visiblement pas plus scientifique dans cet ouvrage. Laissons place à la musique pour en finir avec ces prêtres de la connaissance, Nietzsche : « les classes et les sociétés cultivés sont entraînées dans une grandiose et méprisante exploitation financière. Jamais le monde n’a été davantage le monde, jamais il n’a été plus pauvre en amour et en dons précieux. Les professions savantes ne sont plus que des phares et des asiles, au milieu de toute cette inquiétude frivole ; leurs représentants deviennent eux-mêmes chaque jour plus inquiets, ayant chaque jour moins de pensées, moins d’amour. Tout se met au service de la barbarie qui vient, l’art actuel et la science actuelle ne font pas exception. L’homme cultivé est dégénéré au point qu’il est devenu le pire ennemi de la culture, car il veut nier la maladie générale et il est un obstacle pour les médecins. Ils se mettent en colère, les pauvres bougres affaiblis, lorsque l’on parle de leurs faiblesses et que l’on combat leur dangereux esprit mensonger. »(30)
Nous pouvons voir que Monsieur Grosjean a des critiques partisanes, mais deux me semblent des plus importantes à noter : « l’internationalisation de la cause kurde s’est donc opérée dans des directions si ce n’est opposées, tout du moins contradictoires. Les Kurdes d’Irak, qui n’ont jamais cherché à s’inscrire dans les espaces protestataires des pays occidentaux et ont privilégié l’ouverture de bureaux diplomatiques du PDK ou de l’UPK à l’étranger, ont bénéficié de l’implication des organisations internationales et de l’intervention des grandes puissances mais n’ont que rarement vu leur cause ralliée par d’autres mouvements. Inversement, alors que le PKK s’est d’emblée projeté dans une stratégie de mobilisations, les Kurdes de Turquie n’ont jamais fait l’objet d’une résolution de l’ONU et la défense de leurs droits par les instances européennes et nationales est surtout de l’ordre du discours dans les années 1990, avant d’être complètement oubliée dans les années 2000. » Donc, si je comprend bien, c’est non pas le fait que le PKK soit issu du communisme et que la Turquie soit membre de l’OTAN qui expliquerait son isolement international mais parce qu’il pratique un système de mobilisation internationale contre un système de représentation bien convenue avec les États occidentaux ? Pourtant pendant la mobilisation pour Afrin, les Kurdes de France ont réussi à réunir un front très large en France notamment à travers le collectif « Afrin n’est pas seul », comme le soulignait le journal Marianne à l’époque, c’était un front d’une diversité politique exceptionnelle. Presque tous les groupes politiques de l’assemblée nationale se sont indignés de l’invasion d’Efrin par l’armée turque. Par conséquent ce système de mobilisation a obtenu de nombreux résultats depuis des années. Ainsi en est-il des subventions pour des mairies et des coopératives au Kurdistan. Mais ce système de mobilisation pose problème car les États n’aiment pas que leurs populations prennent position en faveur d’une cause. Ils n’aiment pas que la population soit informée. Ils ne veulent pas que leur actions à l’international influencent les votes des électeurs ou poussent la population dans la rue. Le géostratége Gérard Chaliand explique très bien les raisons des victoires coloniales d’autrefois : « les opinions publiques avant la Première Guerre mondiale sont peu informées sur ces combats lointains. Elles sont soit indifférentes, soit parfois fières des succès remportés, lorsque ceux-ci flattent l’orgueil national. »(31) Plus loin il ajoute : « L’esprit du temps s’est modifié depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Les adversaires ont appris à nous connaître et savent manipuler nos opinions publiques(…) »(32) et on peut donc conclure : qu’« Aujourd’hui, l’enjeu réside dans l’adhésion des populations et, sans nul doute, dans l’opinion publique des pays industriels. »(33) Donc pour gagner la guerre, tout le monde cherche le soutien de l’opinion publique et tout cela passe par des systèmes de mobilisation. En gros, Monsieur Grosjean propose de désarmer le PKK, ce que ce dernier refusera bien évidemment. Une critique qui est une attaque. Laissons la conclusion du paragraphe au plus grand théoricien de la guerre, Carl von Clausewitz :
« Il y a dans la conduite de la guerre trois fins principales :
a) vaincre et écraser la puissance armée de l’ennemi ;
b) entrer en possession des forces militaires mortes et des autres ressources de l’armée ennemie ;
c) gagner l’opinion publique. »(34)
Maintenant la suite est donc tout à fait logique et on trouve forcément dans la conclusion la deuxième critique qui va avec la première : « Pourtant, même si on ne se réfère qu’à l’idéologie, les ambiguïtés de l’ « autonomie démocratique » restent nombreuses : absence de critique de l’avant-garde éclairée ; retour de l’idée d’autodéfense, abandonnée au début des années 2000, qui a autorisé la constitution d’un appareil militaire et sécuritaire sans précédent. »(35) Il faut donc que le PKK se désarme et devienne sans défense ? A plusieurs reprises, la militarisation du PKK est fortement critiquée par l’auteur.
Si on part du principe que ce livre cible les « anticapitalistes ou anarchistes », on cherche à manipuler ceux qui luttent pour gagner l’opinion publique en faveur du Rojava et pour retirer le PKK de la liste des organisations terroristes. Pour ainsi dire, il cherche à ré(dés)orienter les minorités agissant en faveur du Rojava. Il devient clair que ce discours veut que les militant-e-s français se désolidarisent de son action armée, pourtant indispensable au Moyen-Orient. Il s’adresse sans scrupule aux sentiments pacifistes, antimilitaristes, anti-patriarcales et anti-autoritaires d’une partie de la gauche française. En d’autre termes, le discours du livre pourrait parfaitement correspondre aux attentes de certains bureaucrates du quai d’Orsay qui cherchent à séparer le PKK du PYD, d’où les bons points parfois distribués au Rojava. Ils veulent influencer l’opinion publique pour gagner la guerre qu’ils mènent avec l’État turc contre les Kurdes du Bakur(36) dans l’espoir de garder dans leur zone d’influence la Turquie, membre de l’OTAN, tout en justifiant l’intervention française en Syrie, au Rojava. Cette ligne a déjà perdu car la Turquie est dans une situation de non-retour. Tout cela est bien convenu. Cela ressemble à de la reproduction sociale des professeurs d’universités qui aiment avoir la reconnaissance de certains milieux utilisant un certain vocabulaire, un certain style, un certain réseau, un certain capital culturel.(37) La manie de ces personnes qui ne veulent s’intéresser qu’aux infrastructures au dépend de l’analyse de la société est caractéristique de ce milieu. Tout cela est bien entendu idéologique et déconnecté de la réalité de terrain.
Pour conclure, M. Grosjean profite de la désinformation sur la question kurde, du manque d’intellectuels kurdes maîtrisant le français et en capacité de lui répondre. Il a profité des faiblesses d’un système de mobilisation informé par un mouvement d’immigré-e-s. Immigré-e-s souvent très exploité-e-s et qui ont de grandes difficultés économiques et sociales. Ils ne peuvent pas facilement faire face à un professeur d’université et la puissance symbolique qu’il dégage. Je voudrais dire que cela m’a fait mal au cœur de lire à la fin du livre : « Chez la Découverte, je remercie également Rémy Toulouse, qui a eu l’excellente idée de ce livre »(38). Rémy Toulouse ne s’attendait probablement pas à cela. Il était sincère dans sa démarche. Dommage, les éditions La Découverte publient de bons ouvrages, habituellement.
Notes :
1 – La Révolution kurde, le PKK et la fabrique d’une utopie, Olivier Grosjean, p.17
2 – M. Grosjean n’en est pas à son coup d’essai, cela fait longtemps qu’il « travaille » sur la question kurde
3 – Frédéric Lordon, dans un référentiel spinoziste, précise que la politique est intimement liée aux affects : « La politique, comme absolument tous les phénomènes du monde Humain-Social, se tient essentiellement dans l’élément des affects » Les Affects de la politique, Frédéric Lordon, p.12. Plus loin il ajoute : « Intervenir en politique, sous quelque forme que ce soit, c’est donc toujours intervenir dans l’élément des passions. Pour cette raison simple « intervenir », c’est bien avoir formé un projet de produire des effets-d’affecter donc. »
4 – Öcalan définit de la façon suivante le positivisme : « Le paradigme d’une science positiviste ou descriptive est un autre des piliers idéologiques de l’Etat-nation. Il nourrit l’idéologie nationaliste, ainsi que la laïcité, qui a pris la forme d’une nouvelle religion. Il s’agit, par ailleurs, d’un des fondements idéologiques de la modernité et son dogme a influencé de manière durable les sciences sociales. Le positivisme se réduit à une approche philosophique strictement limitée à l’apparence des choses, qu’il équivaut à la réalité même de celles-ci. Puisque le positivisme confond apparence et réalité (…) La vérité, dans la relation entre observateur et observé, s’est mystifiée jusqu’à ne plus rentrer dans aucune définition ou échelle physique. Le positivisme nie ce fait et donc, dans une certaine mesure, ressemble à l’idolâtrie de jadis, où l’idole constituait une image de la réalité. » source : http://www.freedom-for-ocalan.com/francais/Abdullah-Ocalan-Confederalisme-democratique.pdf
5 – Je me fonde sur les propos recueillis auprès de Riza Altun, cofondateur du PKK et fait prisonnier au début des 1980. Je l’ai rencontré à Qandil à l’été 2017. Pour lui c’était notamment le combat combiné de la guérilla et de la résistance dans les prisons qui a permis de le sauver lui et ses camarades.
6 – P. 38
7 – P. 95
8 – Bien qu’après leur départ il y a eu au moins un assassinat d’un des scissionnistes mais rien ne vient démontrer que c’est l’œuvre du PKK. D’ailleurs Osman Öcalan a essayé de négocier récemment son retour dans l’organisation.
9 – C’est un problème récurrent de tout mouvement de Guérilla, Ché Guevara lui même à fait exécuté des guérillos de son organisation.
10 – P.118
11 – P. 119
12 – Le conseil national des kurdes syriens, contrôlé par le PDK. Parti tribal, il travaille avec les islamistes syriens contre le PYD.
13 – https://www.youtube.com/watch?v=Js6PAWd202M
14 – On y trouve même des partis libertariens et libéraux parmi des groupes issus du trotskysme ou du maoïsme ainsi que de nombreux partis socialistes.
15 – Parfois j’étais accompagné par des forces de défense locales qui auraient pu influencer la parole des habitant-e-s. D’abord ce n’était pas toujours le cas, puis on s’aperçoit vite que la parole y est très libre.
16 – On pourrait ajouter les accusations ridicules d’antisémitisme parce que le PKK est propalestinien ou encore, son analyse de la question écologique telle que la conçoit le PKK, le soit-disant renforcement d‘Erdogan suite aux insurrections du PKK dans le Sud-Est, les soit-disantes tortures de membres du PDK par les YPG, le ragot autour du croisement de jambe d’Öcalan interdit aux autres dans l’organisation du PKK, la soit-disante colonisation de Tell Abyad, la mise à l’écart des femmes du combat, etc. Il aurait fallu un livre entier pour expliquer tout ces points.
17 – P. 155
18 – Öcalan reprend ici les thèses de la civilisation accumulative d’André Gunder Frank et son analyse du système-monde.
19 – Jinéologie se veut le nouveau mouvement de libération des femmes. Ces thèses sont issues du mouvement kurde.
20 – P. 159
21 – P. 159
22 – P. 161
23 – En effet, Michel Foucault fait une distinction très nette entre la discipline moderne et l’ascétisme : « Différentes encore de l’ascétisme et des « disciplines » de type monastique, qui ont pour fonction d’assurer des renoncements plutôt que des majorations d’utilité et qui, s’ils impliquent l’obéissance à autrui, ont pour fin principale une augmentation de la maîtrise de chacun sur son propre corps » Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, p.162.
24 – De la part de quelqu’un qui n’a visiblement rien vérifié sur le terrain.
25 – Souligné par moi.
26 – P. 184
27 – Comprendre le monde, introduction à l’analyse des systèmes-monde d’Immanuel Wallerstein, La Découverte, p.37-38
28 – P.183 neutralité scientifique souligné par moi
29 – Physique quantique et représentation du monde, Erwin Shrödinger, Points Seuil, P.72
30 – Citation issue de Nietzsche par Gilles Deleuze, aux éditions PUF, P.57
31 – Pourquoi perd-on la guerre ? Un nouvel art occidental, Gérard Chaliand, Odile Jacob, p.56
32 – Ibid., p.169
33 – Le nouvel art de la guerre, Gérard Chaliand, aux éditions Pocket, p.143.
34 – Principes fondamentaux de stratégie militaire, de Carl von Clausewitz aux Editions Mille et une nuits, p.45
35 – P. 203
36 – Kurdistan du Nord, situé en Turquie
37 – Conseil de lecture à ce propos, La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron aux Editions de Minuit.
38 – P. 207